SANS SUITE 11/ Jour 3 : Les parties de jambes en l'air (1)

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Enfin, le salon ferme ses portes pour la nuit et nous retournons à la voiture.

— Carly, tu as été maussade toute la journée, s'inquiète Sybille.

— Oui, je sais. C’est l’humeur que j’ai choisie. J’en changerai demain.

— Il t’emmène diner où, Lukas ? me demande Leandra, curieuse.

Nulle part. Il m’a pourtant semblé vous avoir vues écouter jusqu’au bout... rétorqué-je en les fusillant du regard. J’ai décliné, et c’est mal élevé d’écouter aux portes !

Je suis agressive parce que leur curiosité m’agace. Leur sollicitude me dérange. Tout m’irrite. Je veux cesser de penser à lui, ne plus le chercher des yeux, et ne plus m’interroger continuellement pour savoir si je ne vais pas déclencher une nouvelle dispute. Je ne veux plus rencontrer son regard qui me perturbe et me fait perdre la raison. Je ne veux plus non plus entendre sa voix, ni même sentir son parfum. Stop ! Le trajet se fait en silence.

Quand nous arrivons sur la terrasse de la villa, les entrées sont grandes ouvertes, les lumières allumées, mais personne à l’horizon. Pourtant l’Audi est dans le jardin, nos colocataires sont donc bien présents.

En effet, l’un d’entre eux accapare la salle de bain. Ma main repose sur la poignée de porte de ma chambre, quand celle de Lukas s’ouvre. Je me précipite dans mon refuge mais il m’empêche de m’y enfermer à l’aide de son pied.

— Je peux ?

— Non.

Je force, jusqu’à ce qu’il cède.

J’attends patiemment que la douche se libère.

Mon corps et mon esprit rafraichis, je me hâte pour rejoindre mes amies qui doivent avoir commencé la préparation du repas, mais elles ne sont pas dans la cuisine, et aucun appétissant fumet ne s’en échappe. Je les entends discuter avec les américains, autour de la table.

À peine ai-je posé un pied à l’extérieur qu’Angie m’admoneste, méprisante :

— Tu en as mis du temps ! On a bien failli partir sans toi !

Partir ? De quoi parle-t-elle ?

— Lukas nous invite tous à dîner, m’informe Leandra.

— Vraiment ?

Je suis dubitative quant aux raisons de cette gentillesse. Je le soupçonne de chercher à nous appâter pour mieux se jouer de nous par la suite.

— Oui, confirme-t-il, doucement, un sourire gêné sur les lèvres. Vous pensez à nous en cuisinant après le salon, malgré votre fatigue ; c’est ma façon de vous remercier. Il est déjà vingt heures, ne tardons pas.

Alors là, je suis scotchée ! Suspicieuse et curieuse aussi.

Nous embarquons dans les voitures, et Lukas ayant refusé d’en révéler davantage, je suis forcée de le suivre. Il m’a promis de respecter les limitations de vitesse, et je n’ai d’autre choix que de lui accorder ma confiance.


Une petite heure plus tard, je peux reconnaitre les rues que nous longeons, à la recherche d’une place où nous garer. De deux places en fait. Nous sommes à Palavas Les Flots. J’ai vécu à côté pendant plusieurs années.

— Tu es certain que nous trouverons une table ? Nous sommes nombreux et il y a du monde, demande Sybille, inquiète.

— Ne t’inquiète pas. On a réservé pour nous. J’ai fait le nécessaire. Vous n’avez pas le vertige, au moins ?

Le vertige ? Ce pourrait-il que ? Le restaurant panoramique ? Nous en prenons le chemin, en effet.

Nous sommes à l’entrée en quelques minutes.

— Mesdames, Messieurs, bonsoir. Le restaurant est complet, vous allez devoir patienter environ…

— Nous sommes attendus. Sullivan. Lukas Sullivan.

— Oui, Monsieur Sullivan, confirme l’hôtesse après avoir consulté son cahier de réservation. Si vous voulez bien me suivre, Mesdames, Messieurs.

Je suis impressionnée par le respect qu’il inspire, ainsi que par l’autorité qu’il dégage. Qui est cet homme ?

La jeune femme nous invite à monter dans l’ascenseur et nous souhaite une agréable soirée avant de nous envoyer vers le ciel.

Tout en haut, une serveuse nous accueille et nous installe à une table, avant de nous tendre les menus.

— Avez-vous pensé à nous réserver une table au casino ? lui demande Lukas.

— Je vais m’en assurer, Monsieur Sullivan. Souhaitez-vous prendre un apéritif ?

Monsieur Sullivan par ci, Monsieur Sullivan par là… Je vais m’énerver si j’entends ça encore une fois. Je suis curieuse, mais j’ai horreur des surprises. Je sens que le mystère qui l’entoure ne va pas me plaire du tout !

L’employée revient à notre table au bout de quelques minutes, un carnet à la main. Elle semble destabilisée :

— Monsieur Sullivan, le casino affiche complet, lui aussi. Ils ne sont pas en mesure de vous recevoir.

Il grimace, et murmure presque à l’intention de la femme :

— Vous avez oublié, n’est-ce pas ? Rappelez, s’il vous plait. Sullivan Lukas et Angie. Las Vegas.

Las Vegas ? C’est pire que ce que je croyais. Je dévisage cet homme qui me fait face et auquel j’ai offert les parties les plus intimes de moi-même. Las Vegas ! S’il vit là-bas, je comprends mieux son caractère et sa façon de vivre. C’était sûrement très amusant pour lui de découvrir une petite française de la classe moyenne. Qu’a dit John ? Sa fortune fait de lui une proie ? Il avait visiblement raison, et je vais en profiter, il me doit bien ça.

Je rappelle la serveuse d’un petit signe de la main. La pauvre n’en mène pas large. Elle n’a pas osé se remontrer pour prendre commande de nos apéritifs ; elle préférait attendre loin de nous l’éventuelle réponse du casino.

Elle s’approche de moi discrètement, en jetant de furtifs regards à Lukas. Elle doit craindre qu’il s’énerve et provoque une scène, et j’imagine que c’est la raison de ses explications :

— L’hôtesse d’accueil vous préviendra dès qu’elle aura confirmation de votre réservation, Madame.

Elle surveille toujours Monsieur Sullivan, qui n’a rien perdu de sa tirade. Je n’en crois pas mes yeux ! Il semble vouloir apaiser la jeune femme et la gratifie d’un grand sourire, accompagné d’un lent hochement de tête.

Désireuse de récupérer son attention, je la remercie pour nous avoir tenus au courant et lui explique que je souhaite prendre un apéritif :

— Une coupe de votre meilleur champagne, pour moi.

— Nous ne servons qu’une seule marque à la coupe, Madame. Pommery, m’informe-t-elle, sûre d’elle.

Ma question était pourtant claire, meilleur champagne.

— Quel est votre meilleur champagne ?

— Dom Pérignon, Madame.

Elle essaie de conserver un air impassible, mais je la sens complètement déboussolée. Pourtant, ce n’est pas elle que je veux ennuyer.

— Ça m’ira.

— Excusez-moi, Madame, mais nous ne le servons pas à la coupe, et nous serons obligés…

— Servez Madame, intervient Lukas sans me quitter des yeux.

— La bouteille vous sera facturée, Monsieur Sullivan.

Elle attend son approbation. Il acquiesce d’un discret mouvement de tête, sans cesser de me dévisager, un sourire amusé flottant sur ses lèvres.

— Bien, Monsieur Sullivan.

L’employée qui nous avait accueillis à l’entrée de la tour réapparait subitement aux côtés de sa collègue. Elle prend le temps de se racler la gorge avant d’annoncer fièrement à l’américain qu’une table nous attend au casino. Il la remercie brièvement et attend qu’elle s’eclipse pour se caler contre le dossier de son siège, relever lentement les bras et joindre ses mains derrière sa nuque. Un vrai pacha, souriant, imbu de lui-même, heureux.

Notre serveuse s’étant éloignée avec l’hôtesse, je l’interpelle d’un geste de la main, en espérant qu’elle me remarque entre les coups d’œil qu’elles jettent plus ou moins discrètement à Lukas.

— J’ai changé d’avis. Le champagne Pommery conviendra parfaitement. Merci.

Exaspérée, elle espère encore l’accord de Monsieur Sullivan, mais il est toujours occupé à me regarder ; je l’observe, moi aussi. Il est vraiment séduisant. Son regard a retrouvé tout son éclat, ces étincelles de malice et de curiosité qui semblent me défier. Il porte un polo blanc sans col, boutons ouverts, sous une veste grise anthracite. Il se tient droit, les deux mains sur la table. Je l’imite. Je me redresse et caresse le tissu blanc de la nappe avec le bout de mes doigts. J’essaie de détendre les muscles de mon visage, sans succès. Je n’ai même plus conscience des babillages de nos amis ; je repense à son regard mutin au réveil, à ses baisers enflammés, à ses mains sur ma peau... Nous nous fixons toujours lorsque la serveuse apporte nos boissons, nous obligeant à revenir au moment présent.

— Puis-je prendre votre commande ? demande-t-elle, prête à écrire sur son carnet.

Chacun fait part de son choix, sauf moi.

— Madame ?

— La même chose que Monsieur Sullivan.

Il abaisse légèrement la carte des vins qu’il est en train de consulter pour m’adresser un regard complice. Je lui réponds d’un sourire aimable et courtois. John ricane, Sybille et Angie lèvent les yeux au ciel et Leandra admire la vue. La serveuse s’impatiente et presse Monsieur Sullivan de faire son choix.

Discrètement, j’allume mon téléphone portable, abandonné sur mes genoux et dans la barre de recherche, je tape Lukas, puis Sullivan, puis Las Vegas. Je n’ai plus qu’à patienter. Je saurai bientôt qui est réellement cet inconnu. Je trouve le temps long ; toujours aucun lien. Je peste silencieusement quand je me rends compte qu’il n’y a pas de réseau !

— Chercherais-tu à te cacher sous la table, Carly ?

Je me redresse à temps pour empêcher John de me prendre l’appareil des mains. Je dois l’éteindre, et vite. Il a relevé la tête pour s’assurer que toute la tablée est bien attentive, puis il poursuit :

— Elle joue avec son portable.

— Tu as trouvé quelque chose d’intéressant ? enchaine Lukas.

— Non. Pas encore.

Nos entrées arrivent. J’ai entendu Lukas commander une douzaine d’huîtres de Bouzigues. J'ai horreur de ça, mais j’ai envie de le provoquer. Je suis convaincue qu’il n’osera pas faire de scène ici.

Je ne me force pas et la serveuse est surprise quand elle vient débarrasser nos assiettes.

— Un problème avec les huîtres, Madame ?

— Aucun, merci. Je n'aime pas ça, tout simplement.

— Pourquoi n’avoir pas choisi autre chose, Carly ? s’étonne Lukas.

Il fronce les sourcils et si je ne commençais pas à le connaitre un tant soit peu, je croirais qu’il est réellement inquiet.

Je m’enfonce dans le fauteuil qui me sert de chaise et le fixe en souriant, sans prendre la peine de répondre. Ses traits se détendent, ses lèvres s’étirent légèrement et il hoche la tête. Il a compris mon petit jeu.

— Je vois. Nous allons les partager.

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