SANS SUITE 3/ Jour 1 : Premiers mots doux

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Je rince des verres pour l’apéritif quand leurs voix me tirent de mes pensées. Le beau Lukas vient se planter devant moi sans rien dire, il se contente de m’observer et d'aggraver mon mal-être par la même occasion.

—Que souhaitez-vous boire ? demandé-je.

Sans attendre de proposition, celui qui se nomme John annonce un bourbon.

— Aïe, nous avons acheté du whisky, pas de bourbon.

— Ça commence bien, raille gueule d’ange. Ne demande pas ce qu’on veut, dis-nous plutôt ce qu’il y a.

Mes yeux se reposent aussitôt sur lui, reflet de toute ma surprise face à autant d’agressivité dans sa voix. Son regard est froid, dur comme la glace. Pourquoi ? Est-ce le manque d’alcool qui le rend si désagréable ? Pourtant, même hargneux, il reste parfait. Je lui répondrais bien d’aller détendre ses nerfs au bar, mais préfère calmer la tension pour mieux commencer notre cohabitation. Alors en silence, je me contente de le fixer avec indifférence. Il va s’adosser au garde-corps, dehors, sans un mot de plus. Comme prévu, un tel physique cache un caractère vaniteux. Pas grave, il devrait m'être possible de l'ignorer pendant dix jours, facile même, puisque sa connerie semble à la hauteur de sa beauté.

Tous les verres remplis, sauf le sien, nous nous installons autour de la table. L’ange-démon reste appuyé à sa barrière, un rictus mauvais sur les lèvres.

— Je suppose que je dois me servir puisque tu ne l'as pas fait.

Il se déplace jusqu’au cendrier, devant moi, où il vient éteindre sa cigarette et me souffler sa fumée en pleine figure.

Plus personne ne parle. Ils attendent ma réponse, mais je ne veux pas entamer une querelle. À quoi bon ? Un simple haussement d'épaules suffira.

— Hé ! Tu as planqué la bouteille ou quoi ?

Ma chaise se renverse avec fracas alors que je me lève brusquement avant de le rejoindre à grandes enjambées pour m’arrêter à sa hauteur devant les placards. Son propre langage va me permettre de riposter :

— Hé ! C’est quoi ton problème ? Le whisky que nous avons acheté et que nous ne buvons pas ne te convient pas ? Va acheter autre chose, ou va au bar, mais ne gâche pas la soirée des autres. Merci !

— Tu es qui pour me dire ce que je dois dire ou faire ? Je vais là où ça me plait. Tu as cru quoi, qu’on allait faire ami-ami ? Dans tes rêves ! Les femmes telles que toi me donnent envie de rire, quand elles ne me font pas vomir.

— J’hallucine ! Ami-ami ? Avec un crétin comme toi ? Ah non, ça ne va pas être possible en effet !

— Fais attention à ce que tu dis, Sainte Marie Mère de Dieu.

— À plus, Cro-Magnon.

Tremblante de colère malgré ma tête haute, je regagne ma chaise, en sueur et sans doute le haut du corps violacé de rage. Pour qui me prend-t-il ? Sainte Marie Mère de Dieu, moi ? Malheureusement pour lui, il n'aura pas l'occasion de découvrir l'étendue de mes capacités.

Me calmer semble quasi impossible, puisque ce type abject a décidé de rester parmi nous. Il pousse doucement John assis en face de moi pour lui prendre sa place ! D’ailleurs qu’est-ce qu’il a, lui aussi ? Il me scrute, tête baissée, mais je distingue tout de même son regard pervers et amusé, accentué par le vert de ses iris.

— Vous faîtes un concours pour savoir lequel me mettra le plus hors de moi ? Vous êtes cinglés les gars !

— Pas du tout. C’est vous deux qui m'amusez. Les prochains jours devraient être très amusants.

Il se lève, tape sur l’épaule de son pote et va prendre une autre chaise.

— Nous sommes tous épuisés, alors je propose d’entamer le diner, intervient Leandra en s’emparant de ses couverts.

La situation ne lui plaît pas plus qu’à moi. Le grand sourire serein qu’elle affiche ne dupe personne. Elle cherche à apaiser les tensions et à écourter cette soirée.

— Marie Mère de Dieu, tu dis le bénédicité ?

— Je t’en prie Cro-Magnon, à toi l’honneur.

— Je m’appelle Lukas.

— Ok, Cro-Magnon. Bon appétit à tous.

Nous commençons à manger et c'est Léandra qui engage la conversation.

La femme qui les accompagne, Angie, est la sœur de Lukas. J'ose espérer qu'elle se montrera moins snob que son frère, mais j'ai de sérieux doutes. Ils possèdent tous les deux l'élégance et l'assurance des gens riches, de part leur façon de se tenir à leurs ongles parfaitement manucurés, en passant par leurs vêtements de marque ou faits sur mesure. Que font-ils ici, pourquoi n'ont-ils pas préféré un hôtel de luxe ? Silence, Cro-Magnon pourrait provoquer une nouvelle dispute.

John, est son meilleur ami, plus discret, enfin, si on oublie son allure. Il parait réservé, ou plutôt effacé par la prestance des gens qu'il fréquente et se démarque d'eux à l'aide de vêtements de style bikeur, mais c'est surtout sa coupe de cheveux qui oblige nos yeux à se poser sur lui. Sa tête est entièrement rasée, seule une longue mèche sur le haut du crâne descend jusqu'à la base du cou pour finir en une tresse d'une cinquantaine de centimètres au moins. Des plus originales, il fallait oser, mais ça lui va bien. Surtout lorsqu'il sourit et que son regard se fait plus doux. À mon avis, il dissimule un grand sens de l’observation derrière son calme apparent et son sourire amusé.

Le dîner s'achève tranquillement, autour de discussions qui nous permettent de nous découvrir. Je reste évasive quant à ma vie ; ils savent déjà que je suis mère de deux enfants et propriétaire de mes gîtes, c'est largement assez. Je l'ai surpris plusieurs fois à m'épier, à la recherche d'un prétexte pour m'attaquer. Au lieu de cela, il s'adresse à moi, intéressé :

— Qu'est-ce que c'est, des gîtes ?

Exerce-t-on le même métier ? Comment peut-il ignorer cela ! Se moquerait-il de moi ? Je n'en ai pas l'impression, mais c'est méfiante que je lui donne son explication. Il semble satisfait mais curieux.

— Si j'ai bien compris, c'est toi qui choisis l’agencement et la décoration.

— En effet. C'est plus chaleureux qu'un hôtel. Mes vacanciers doivent se sentir dépaysés, bien chez moi, pas comme dans une chambre froide et impersonnelle. Comprends-tu ce que j'essaie de dire ?

— Elle me prend vraiment pour le dernier des crétins ! s’insurge-t-il en regardant son ami et sa sœur. Sache, Marie mère de Dieu, que certains vacanciers préfèrent le confort des hôtels, qui sont tout aussi accueillants, sinon plus, et où ils n'ont absolument rien à faire.

— Mes gîtes sont confortables et accueillants ! De plus, ils ont une âme. Il est évident que nous n'avons pas la même clientèle.

— Je confirme.

À quoi bon s'enquérir du genre d'établissement qu'il dirige ? Ce type ne peut être que directeur d'un établissement de luxe, et je l'imagine déjà se redresser d'un air suffisant, pour nous faire part de sa supériorité. La curiosité de mes amies ne connaît pas de limites :

— Que fais-tu, Lukas ? Tu n'es pas directeur mais plus que ça. Directeur régional pour une grande chaine ? Non, plus encore. PDG ?

Sybille n'a pas encore terminé sa phrase que l'expression de nos visages change. John a retrouvé son air amusé, le frère et la sœur nous toisent avec hauteur et nous les dévisageons. Nous avons compris toutes les trois. Cet homme est PDG, voire propriétaire d'une structure énorme.

— Ma sœur et moi sommes les patrons d'un complexe de luxe aux States.

Il fronce les sourcils pour nous mettre en garde : il n'en dira pas plus ; il aime entretenir le mystère qui l'entoure. Ça tombe bien, car je pressens déjà une difficile cohabitation sans aucune affinité avec ces gens dont le mode de vie est si différent du nôtre. Ceci dit, les Etats-Unis ! Voilà qui explique leur accent fort prononcé. Que viennent-ils faire sur un salon français ? Une fois de plus, ma question ne franchira pas mes lèvres. De toute façon, cela n’a aucune importance. Sauf pour Sybille :

— J’ai du mal à saisir vos motivations et ce qui vous amène ici.

— Besoin de vacances et de dépaysement, je suppose. Nous avons l’esprit suffisamment ouvert pour nous mêler incognito à la population. De plus, en France, la cuisine est réputée, tout comme les femmes, explique quand même Cro-Magnon avec arrogance, en me fixant.

Je ne relève pas. Inutile de rentrer dans son jeu.

— Et toi, John, quel est ton domaine ?p poursuit mon amie.

— Je suis le directeur des restaurants du complexe.

— Alors ça, ça tombe à pic ! On va se régaler toute la semaine ! Pas vrai, les filles ?

Sybille n'en rate décidément pas une. John baisse de nouveau la tête, lui adressant un regard en coin et un sourire. Je ne le comprends pas plus que son ami. Serait-il d'accord pour nous préparer le repas pendant dix jours ? À mon avis, ça signifie plutôt quelque chose du genre : tu rêves ! Ses paroles me reviennent et me font tiquer ; il a bien dit les restaurants ? La présence de ces gens me laisse de plus en plus perplexe.

Je réprime un gros bâillement ; il est temps pour moi d'aller retrouver mon lit. Alors que je m'apprête à saluer tout le monde, mon attention est attirée par John et Sybille. Qu'est-ce qui leur prend à tous les deux ? Lui a conservé sa position et ils échangent de furtifs regards ! OK, bon, cela ne me regarde pas, ils sont adultes. En plus, il me parait un peu plus sympa que son patron.

Impossible de me détendre, je tourne dans tous les sens sur mon lit, tantôt allongée d'un côté, puis de l'autre, sans succès, tantôt étalée de tout mon long en étirant les muscles de mes jambes. Rien n'y fera ; mes nerfs sont toujours à vif. Il ne me reste plus qu'à lire jusqu'à l'épuisement. Seulement, mon livre a beau être des plus passionnants, ma concentration me fait défaut. Au bout de quelques minutes, j'accepte l'insomnie et me relève.

Mon ordinateur installé sur la table basse du salon, j'ai bien l'intention de provoquer la fatigue en me penchant sur l'écriture de mon propre roman. Oui, quand j'ai un peu de temps, je tapote sur mon clavier pour raconter une histoire sortie de mon imagination. Où en sont mes personnages ? Ah, oui, Lana et Matt viennent de partir à la recherche de leurs amis et familles. Ils vont rencontrer un paquet d'embûches alors qu'ils sont obligés de se faire discrets : des créatures sanguinaires rôdent, à l'affût.

Un chat sur la terrasse exacerbe ma concentration, alors que l'écriture du moment où Lana découvre à ses dépens qui est l'homme qui l'accompagne représente une scène très importante de l'histoire. Exercice délicat, car il s’agit d’une scène érotique et brutale.

Un bruit sourd me fait sursauter ! Est-ce le chat qui vient de cogner comme ça contre la porte ? C'est à cet instant qu'elle s'ouvre pour livrer passage à... Lukas ! Avec une blonde pulpeuse pendue à son cou. Et à ses lèvres. Ils ne m'ont pas vue. Il passe sa main sous la robe courte de sa compagne, alors qu'elle tire son tee-shirt pour le lui ôter. Ils s'embrassent, enflammés. Un morceau de tissu passe au-dessus de ma tête et des chaussures à talons traversent la pièce ! Je dois leur faire part de ma présence ! Il va encore être furieux mais tant pis, je ne vais pas rester là à les regarder ! Je me racle bruyamment la gorge.

— Marie Mère de Dieu ! Le spectacle te plaît ?

— Laissez-moi juste le temps de ranger mon ordinateur.

La blonde me jette des regards impatients sans cesser de caresser le torse et le visage de son partenaire.

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