SANS SUITE 15/ Jour 4 : Mickaël

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Lukas fait les cents pas quand je les rejoints tous sur la terrasse au petit matin. Il jette furieusement sa cigarette par-dessus la balustrade, puis m’adresse un regard chargé de haine et de mépris. Enfin, il me tourne le dos, se dirige vers le portillon mais marque une pause pour m'interpeller d'une voix d'outre-tombe :

— La Sainte-Nitouche, j’ai besoin de cigarettes, s’il t’en faut c’est maintenant.

Je viens lentement me planter devant lui, sans le quitter des yeux, et je le gifle.

— Je m’appelle Carlyane. J’ai un permis de conduire, ainsi qu’une voiture. À plus, Cro-Magnon.

— Cro-Magnon t’a fait monter au septième ciel, hier soir.

Il prend une voix aigüe pour m'imiter en grimaçant :

— Lukas… S’il te plaît… C’est trop dur…

J’emploie un ton rauque pour le singer à mon tour :

— Je me retiens, Carly…

Les autres, attirés par nos éclats de voix, sont hilares. De mieux en mieux. Nous leur donnons un fabuleux spectacle.

— J’en ai assez Lukas. Marre que tu me ridiculises autant et aussi souvent !

— Tu n’as pas besoin de moi ; tu te débrouilles très bien toute seule, Marie-Madeleine.

— Je te hais ! Tu le sais, ça ?

Après un dernier regard moqueur et un sourire de dédain, il se dirige vers l’Audi.

Le trajet jusqu’au parc d’exposition est encore plus morose que la veille. Je n’ai aucune envie d’expliquer cette nouvelle querelle à mes amies, la musique résonne trop fort à mes oreilles et le soleil me brûle les yeux. Un véritable calvaire. Le mal de tête menace.

Lukas, John et Angie nous suivaient tranquillement quand nous avons pris la route. Mais l’impatience a vite gagné Monsieur Parfait qui ne souhaitait plus que pousser ma voiture. Je suis pourtant restée imperturbable ; hors de question de dépasser les limitations de vitesse. Bien sûr, il n’a pas résisté longtemps et a vite fait rugir le moteur de l’Audi pour nous doubler. Bon vent ! Vas te tuer, mais loin de nous, surtout ! Je suis certaine qu’il s’est fait flashé un peu plus loin. J’ai aperçu l’éclair.

Ils nous attendent tous les trois à l’entrée du parc des expositions quand nous y arrivons. Je ferais bien un détour pour emprunter une autre porte, mais Sybille et Leandra refusent de me suivre. Mon amie blonde a hâte de retrouver son nouveau copain.

— On va boire un coup avant de commencer la visite, ordonne Lukas.

Les toutous que nous sommes suivent leur maître dans le couloir qui empeste le café bon marché.

— Un bourbon, commande-t-il, accoudé au bar. Vous voulez quoi ?

— Il n’est pas un peu tôt pour de l’alcool ? hasardé-je.

— Rien pour Madame, rétorque-t-il, sans cacher sa mauvaise humeur.

— Ok. Un chocolat. J’ai besoin d’un peu de douceur aujourd’hui.

Il avale son verre d’un trait et en commande un second. J’ai peur que le mélange d’alcool et de fureur ne produise une violente réaction, alors je le laisse appuyé au comptoir et m’installe à une table, talonnée par les autres. John et Angie doivent savoir comment le calmer, enfin, je l’espère, car moi, je ne saurai pas le gérer quand il va exploser. J’aimerais aussi me trouver très loin sous peine de redevenir la proie de son courroux.

Je leur suggère d'intervenir sur un ton hésitant :

— Il en est à son troisième bourbon et je crois qu’il est atteint par la rage.

Je prends mes deux amies par les mains et les entraîne entre les exposants. Je conteste le souhait de Sybille de passer du temps avec son chéri en lui rappelant que nous avons du travail. Elle me blâme avec quelques grossièretés, mais consciente de nos responsabilités, elle finit par nous suivre. J'envisage d'investir dans un bassin et ma teigneuse amie calcule le budget qu’elle doit prévoir pour la réalisation de tous ses travaux. Quant à Leandra, elle dispose déjà d’une piscine, et envisage d’installer un jacuzzi. Moi, j'hésite entre les deux. Que préféreront mes vacanciers ? Les enfants joueront dans l'eau, mais je crains que cela ne représente un frein à la visite de l'île. Une solution de facilité qui ne dépaysera personne, alors que l’archipel est entouré de plages magnifiques. Les parents privilégieront peut-être la détente. Cependant, un spa pour six gîtes, cela risque de poser quelques problèmes de disponibilité. Quoiqu'il en soit, mon budget ne me permettra qu'une seule des deux options. L'avantage du salon, c'est que je n'ai pas à faire des kilomètres pour obtenir les informations nécessaires. Ici, elles sont toutes regroupés par secteur d'activité.

Nous visitons les stands chacune de notre côté, nos projets étant quelque peu différents.

Mon tour des vendeurs de piscine terminé, je suis lessivée. Je n'ai absolument rien compris aux termes techniques de certains, tandis que d'autres se sont montrés plutôt évasifs. Un seul m'a presque convaincue, car avant de me vanter tous les mérites de sa société, il s'est intéressé à mon projet. Piscine à usage personnel ou professionnel ? Quel genre d'établissement ? Combien de clients puis-je accueillir ? Dans quelle région ? Superficie du jardin ? Autant de simples renseignements que les autres exposants n'ont pas cherché à connaître. C'est pour cette raison que je décide de retourner le voir, lui, et personne d'autre. Je n’ai pas été très honnête en lui cachant ma situation géographique, mais si je l’avais averti, il m’aurait vite congédiée en m’expliquant qu’il ne couvre pas ce département. Or, j’ai besoin d’informations.

Il établit un devis pour un couple quand je reviens devant son stand. Je m'éloigne légèrement après m'être assurée qu'il a bien remarqué ma présence. Son collaborateur m'aperçoit et me prend au piège :

— Bonjour, Madame. Bienvenue aux piscines Jacquet. Nos spécialités, piscines bien sûr, mais aussi spas et hammams. Devis gratuits, sans engagements.

— Merci. J’ai vu votre collègue tout à l’heure ; je vais l’attendre.

Ce gars m’a l’air blasé. En tout cas, il connait son texte par cœur, mais c’est son accroche qui manque de conviction.

— C’est le patron. Ne perdons pas de temps. Que souhaitez-vous installer ? Je vous verrais bien dans un spa. Heu, pardon. Vous détendre. Pardon...

Du coin de l'œil, je vois son employeur approcher. Ouf, il va me sauver de ce lassant conteur !

— Madame a besoin d’une piscine, tranche-t-il. Le spa peut attendre. Je vous offre un café ? Je parle tellement que j’en ai la gorge sèche.

Il sourit en guise d’excuses.

— C’est que vos affaires marchent bien, dans ce cas, approuvé-je.

— Je ne me plains pas. Je vais prendre une eau minérale ; vous désirez peut-être autre chose qu’un café ?

— Merci, la caféine me redonnera un peu de forces.

— Dans ce cas, prenez plutôt une orange pressée ; c’est plus sain, conseille-t-il, avec un clin d'oeil.

— Vous voulez m’empêcher de dormir cette nuit ? je rétorque en riant.

— Ça ne sera pas pire qu’un café ! Avant toute chose, j’aime instaurer un climat de confiance avec mes clients. Dans ce but, permettez-moi de me présenter en quelques mots. Mickaël Jacquet, ex champion olympique en natation, il y a un million d’années ; un vrai poisson dans l’eau. Alors que faire quand la gloire m’a abandonné ?

Je réponds du tac au tac :

— Entraîner un petit nouveau prometteur ?

Il apprécie l'idée d'un léger mouvement de tête :

— J’aurais aimé, mais cela n’était pas possible.

Son regard s’assombrit, et il baisse la tête. Il cherche ses mots, une pointe de regrets dans les yeux.

— Vous m’avez coupé dans mon élan, cela me perturbe, m'explique-t-il, son sourire revenu. Les gens, d’habitude, me répondent : vendre des piscines… En effet, j'en connaissais déjà un rayon. J'ai nagé dans de nombreux bassins, et profité de quelques saunas et spas. Quand je me suis décidé à monter ma société, je me suis entouré de personnes compétentes, en construction comme en installation et en entretien. J'ai commencé par un magasin à Toulouse, puis je me suis installé à Lyon, et je suis monté à Rouen.

— Le prochain, vous le prévoyez où ? demandé-je, ironique, avec une pointe d'espoir.

— Je n'ai pas pour projet d'ouvrir d'autre magasin car cela demande du temps et j'en manque déjà. Il faut trouver le local adéquat, ainsi que des personnes de confiance.

— Pourquoi ces trois villes en particulier ? je poursuis, curieuse.

— Pourquoi toutes ces questions ?

— Oh, je suis désolée, je suis indiscrète.

— Non, je vous taquinais. Madame ?

— Carly.

— D’où êtes-vous ?

— Aïe. La question que je ne voulais pas entendre. Je viens de Guadeloupe.

Silence pesant. Dommage, j'aurais bien poursuivi cette agréable conversation. Je me lève et lui tends la main :

— Je vous remercie pour le verre, Monsieur Jacquet. Je vous ai fait perdre votre temps, j’en suis désolée.

Il se redresse à son tour et m'invite à me rassoir.

— Attendez. J’ai une proposition à vous faire. Etant donné que je n’y suis jamais allé et que je manque cruellement de vacances, vous m’hébergez dans l’un de vos gîtes, et je m’engage à y étudier votre projet. Avec le plus grand sérieux, cela va sans dire, car, il s’agit d’une île, avec ses conditions climatiques, et ses séismes. Une étude de sol va être nécessaire. Qu’en pensez-vous ?

Je le taquine :

— Je croyais vos devis gratuits ?

— C’est le cas. Mais le voyage a un coût. (Petit sourire). Si vous acceptez, je vais devoir louer une voiture pour rechercher les informations nécessaires à un devis des plus précis. Puis si mon offre vous convient, je devrais trouver du matériel et des employés.

— Sainte-Nitouche ! Tu te dévergondes ! Tu bois un verre avec des inconnus maintenant ?

Lukas !

— Ignorez-le. Nous partageons la même villa durant le salon. Chercheriez-vous à vous installer en Guadeloupe, aussi, Monsieur Jacquet ?

— Qui sait ? Réfléchissez à ma proposition. Vous savez où me trouver. À bientôt, Carly. Ce sera Mickaël, pour moi.

Une poignée de main ferme, un sourire agréable, une carrure impressionnante et rassurante. Pourquoi n’ai-je pas cet homme-là en guise de colocataire au lieu de Cro-Magnon ? Ce dernier n’a pas entièrement tort. Je ne connais pas ce Monsieur Jacquet, aussi aimable soit-il. Comment le loger chez moi dans ces conditions ? En le considérant comme un touriste, comme je le fais tous les jours. Ma décision est pour ainsi dire prise. Pourquoi ne lui laisserais-je pas une chance ? À moins que ça ne soit lui qui m’en offre une. Je crois que je vais la saisir. J’ai encore quelques jours pour y penser, pas de hâte.

Un coup d'oeil me suffit à constater la disparition de Lukas. Monsieur Jacquet et moi retournons sans encombre dans le hall des expositions.

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