SANS SUITE 51/ Jour 9 : Le bal de clôture (1)

10 minutes de lecture

Le bal a commencé et notre tablée est pratiquement vide quand j’y parviens. Je profite de ce rare moment de solitude pour réfléchir à la manière d’arranger les choses. Je ne suis pas responsable des histoires qui gravitent autour de moi. J’ai ignoré Lukas toute la journée et ne lui ai donné aucun motif pour me persécuter. Quant à Mickaël, il connaît mes sentiments à son égard ; je pensais avoir été claire, et il m’avait assurée une attitude correcte.

Je suis ahurie lorsqu’ils reprennent leur place à table, tous les deux, en même temps. Mon voisin adresse un regard entendu à son rival avant de m’apprendre qu’ils se sont expliqués. Aucune égratignure.

— Pourras-tu me pardonner ? me chuchote-t-il ensuite.

— Je pense que oui, si désormais tu fais en sorte de tenir parole.

Puis je m’adresse aux deux hommes :

— Avez-vous réussi à vous entendre ?

— Nous avons discuté.

Les autres reviennent à leur tour. Je propose du vin à tout le monde. J’oublie Lukas, qui s’y attendait et frôle ma main pour s’emparer de la bouteille au moment où je la repose. Je tressaille, et mes yeux se posent sur lui. Je fais appel à toute ma volonté pour ne pas fondre sous son regard que je croirais suppliant si je pouvais encore m’y fier. J'éprouve plus de mal encore lorsqu’il parle d’une voix rauque, sur un ton suave :

— Voudras-tu m’accorder une danse ? Une seule ?

Il sait vraiment y faire ! Pourtant, je n’accepte pas. Je ne refuse pas non plus :

— On verra.

— Penses-y ; ce sera la dernière.

Il n’a pas besoin de me le rappeler. J’en suis consciente, mais accéder à sa requête m’exposerais trop à son attirance. Pourquoi n’ai-je pas été plus ferme ? Je relève la tête vers lui. J’en ai mal au ventre. Je commets l’erreur d’hésiter, juste quelques secondes, pourtant :

— Tu voulais me dire quelque chose, Marie-Madeleine ?

Ce n’était pas une erreur :

— En effet. J’ai réfléchi. Toutes mes danses sont déjà réservées.

Je suis fière de moi ; je n’ai pas craqué. Sa moquerie au sujet de mon prénom m’y a aidée ; ça m’a remis les idées en place.

Le DJ a augmenté le son et troqué la musique classique par des rythmes un peu plus énergiques. Sybille et Leandra se dandinent d’ailleurs déjà sur leurs chaises. J’analyse l’air qui résonne à mes oreilles et sollicite mes amies qui se lèvent en coeur. Leandra pousse un cri de joie et prend Sybille par la main pour l’entraîner sur la piste. Le son a encore monté d’un degré. De plusieurs, même. Place à la fête ! Debout, je tire le bras de Mickaël. J’aimerai qu’il s’amuse avec nous, mais il est réticent. Je l’implore :

— Ok ! Laisse-moi juste enlever ma veste.

Il vadrouille jusqu’à mes amies, mais je reste derrière lui, pour couvrir toute échappatoire. Il est un peu raide, moi aussi. Ça va passer, le temps que nos muscles se détendent. La chanson est presque terminée, mais ce n’est pas grave, une autre va suivre et nous permettre de nous défouler.

Nos assiettes de farandole de fromages sur nid de salades sont déjà servies lorsque nous retournons à table. Les américains n’ont pas bougé. Ils discutent avec les collègues de Mickaël.

Cette fois, c’est Lukas qui s’occupe du vin. Lui, n’oublie pas mon verre vide. Je le remercie d’un signe de tête et étudie mes parts de fromages pour éviter de le regarder trop longtemps. Je ne décèle plus aucune agressivité, que ce soit dans ses paroles ou dans son attitude toute entière ; mise à part le « Marie-Madeleine » dont il m’a affublée pour marquer son mécontentement. Je le trouve calme, voire désintéressé de tout ce qui nous entoure.

Nos regards se croisent à nouveau. Je fais semblant d’écouter la conversation que partagent Sybille, Leandra, John et Angie. Il a eu l’air surpris et curieux. Ses yeux ! Ils sont clairs, et brillants. Ce sont ses sourcils froncés et sa mâchoire serrée qui lui donnent cet air soucieux.

L’intensité de l’éclairage diminue un peu et les boules à facettes projettent leurs cercles de couleurs sur les nappes blanches. La musique change aussi et s’enflamme au rythme de titres récents de célèbres DJ. L’électrique Sybille me sourit à pleines dents d’un air interrogateur alors qu'elle me désigne la piste de danse. Cette fois, je n’oblige personne à nous suivre ; je ne vois ni la douce Leandra, ni Mickaël se déhancher là-dessus. Nous sommes vite rejointes par Angie. Ceci-dit, le spectacle qu’elle offre dissémine notre trio en un temps record. Qu’importe, qu’ils s’extasient tous devant l’allumeuse sexy ; nous, nous n’avons pas besoin d’un public pour nous amuser.

La lumière criarde des néons nous surprend tous, à la fin de la chanson, signe qu’il est temps d’aller achever le repas.

Les cuisiniers ont dû s’amuser à préparer tout ça ! Sur le menu, il était écrit Myriades sucrées. Cette multitude de mini desserts est alléchante, très teintée.

Aux premières intonations d'un titre dancefloor, je me lève, avec une seule idée en tête, suivre la cadence. Je cherche Sybille du regard ; elle se trouve déjà à mes côtés et m’attrape le bras pour m’entraîner devant le podium. J’aperçois avec joie John et Lukas qui approchent. La frénésie a gagné toute la salle. Nous sommes les uns sur les autres, à nous donner des coups de coudes, à prendre des coups de pied sur les mollets ou à recevoir des talons sur les orteils.

Suit une courte séquence New Wave, qui prend fin avec les vibrations endiablées d’un rock n’ roll. En sueur et assoiffée, je choisis ce moment pour faire une courte pause. Je vide la carafe d’eau et invite Mickaël à danser.

— Non, pas ça. Carly, je suis trop nul ! Je t’accompagnerai tout à l’heure, mais hors de question, là-dessus.

Je râle :

— Tu m’as désignée comme cavalière juste pour manger ?

— Non. Mais je t’ai prévenue que je suis un piètre danseur.

— J’ai quelques notions de rock ; si ça te tente, intervient Lukas.

Ça m'aurait étonnée qu'il ne saute pas sur l’occasion. Il quitte sa chaise, contourne la table et me tend la main. C’est une Très mauvaise idée.

— Laisse-moi te guider. Juste une fois, murmure-t-il à mon oreille.

Mickaël me fait comprendre d’un signe de tête qu’il n’y voit aucun inconvénient, et va jusqu’à remercier Lukas pour son intervention ! Qu'est-ce que ça veut dire ? Lukas aurait-il menacé Mickaël pour qu'il s'efface ainsi ? De quoi ont-ils bien pu parler tous les deux ?

Je me laisse convaincre par Lukas, car après tout, ce n’est qu’une danse et j'aurai peut-être l'opportunité de lui poser la question.

Cependant, certains mouvements nous rapprochent et je frémis lorsque son souffle profond et chaud vient caresser ma peau. C’est alors que je le sens. Je le reconnais. Depuis l’entrée remarquée d’Angie et son frère, quelque chose me perturbait sans que j’arrive à comprendre. Invictus ! Il porte Invictus ! Si caractéristique et puissant ! C’était ça ! A-t-il choisit de s’en parfumer par pur hasard, ou est-ce une façon subtile de me rappeler son existence ? Cet homme me tue à petit feu. Il m’anéantit par ses paroles, qu’elles soient rudes ou tendres, par ses actes, insolents ou joyeux, mais aussi par sa présence, sensuelle, quel que soit son humeur. Encore une fois, je fais appel à toute ma volonté pour ne pas coller ma bouche à la sienne. Quel exercice douloureux ! Mickaël. Me concentrer sur lui et la déception qu’il éprouverait si je venais à succomber à mes pulsions.

Nouveau changement de rythme avec La chenille du groupe La Bande à Basile.


J’avale la moitié d’une seconde carafe d’eau et mes yeux ne peuvent éviter Lukas quand je repose mon verre. Il scrute avec intensité la chaîne humaine qui parcourt la salle en attrapant au passage ceux qui sont restés assis :

— Ils font quoi, là ? Quel est le but ?

Je n’ai pas le loisir de lui apporter une explication, car une femme lui tire le bras pour l’obliger à rejoindre la farandole. Amusée, je ris devant sa réticence, et l’inquiétude qui marque son si beau visage. Leandra a déjà convaincu Angie de se mêler à la chenille, et elle nous fait de grands gestes d’invitation. Depuis mes plus jeunes années, je participe avec plaisir à ce rassemblement ; alors pourquoi dérogerais-je à cette tradition, qui, de plus, a tendance à se perdre ? Mickaël refuse encore de me suivre. S’il persiste à rester scotché sur sa chaise, je vais finir par le trouver rasoir et ennuyeux. Je le laisse ; tant pis pour lui, s’il n’est pas capable d’abandonner son sérieux et de faire la fête une fois de temps en temps. Pour moi, les occasions de me défouler et de m’amuser ne se représenteront pas avant longtemps.

Je trouve mes amies et m’incruste entre elles.

Quelqu’un agite une serviette devant moi. John ! Je m’attendais à une ou plusieurs invitations, mais pas à celle-là ! Je m’assure qu’il s’adresse bien à moi et non à Sybille, et constate que je suis bien sa cible. Ok. Je m’agenouille avec lui sur le morceau de papier et nous nous embrassons. Sur les joues, hein.

— Invite-le ; ça lui fera plaisir, glisse-t-il.

Qu’est-ce que j’en à faire de son plaisir ? Il se préoccupe du mien, lui ? Non !

— J’aurais pu l’inviter, s’il ne m’avait pas accablée d’injures, ou peut-être même s’il m’en avait demandé pardon. Ou encore s’il m’avait dit quelque chose d’agréable à entendre. Laisse tomber, John.

— Il fait beaucoup d’efforts, ce soir, parce que c'est le dernier.

— Laisse-moi rire. Vu les confidenses qu'il te fait, tu dois pouvoir me dire de quoi ils ont parlé, lui et Mickaël.

— Détrompe-toi, il ne me raconte pas tout, heureusement, confesse-t-il, amusé, alors que nous nous relevons.

Je cherche Mickaël des yeux. Il est toujours scotché à sa chaise, en pleine discussion professionnelle avec ses collaborateurs. Je vais le chercher, et cette fois, je n’accepterai aucune excuse.

— Madame…

— Lukas !

— Me feriez-vous l’honneur ?

Un dernier regard à mon cavalier absent et indifférent. Et puis zut ! Je meure d’envie de respirer une dernière fois cet homme à la plastique parfaite qui attend mon consentement, sentir son corps frôler le mien une dernière fois, poser ma joue contre la sienne une dernière fois. Nous nous dévisageons. Je pense qu’il lit mon dilemme sur mon visage et j’essaie de déchiffrer l’expression du sien ; je suis surprise par l’incertitude qu’il dégage.

Je capitule enfin et pose mon tapis de fortune au sol, imitée avec empressement par mon Cro-Magnon préféré. En même temps, je n’en connais pas d’autre. Il soupire. De soulagement ? Ça m’étonnerait, ça lui ressemble si peu. Une fois de plus, j’essaie de comprendre la présence de ces minuscules strass qui parsèment le bleu de ses magnifiques yeux. Mes mains retrouvent ses épaules dès que ses doigts se posent sur ma taille. « Ton plus tendre baiser, Lukas ». « Tends-lui ta joue, Carly ». Entre mes envies, mes besoins et ma raison, je suis en train de devenir cinglée !

— Où souhaites-tu que je t’embrasse ? hésite-t-il, sérieux.

Partout ! Pourtant, je choisis la prudence et tourne légèrement la tête. Il soupire encore. Résignation ? Ce pourrait-il qu’il soit déçu ? Moi, je le suis, en tout cas. À tel point que je me traite d’idiote pour gâcher ma dernière chance de ressentir encore ces sensations que seul lui est capable de m’offrir. Ses lèvres sur ma joue ! Mes belles résolutions vont s’envoler s’il les pose sur ma bouche. Quand je tourne la tête pour l’embrasser de l’autre côté, je redeviens prisonnière de son regard intense. Nous sommes si proches que j’éprouve encore la force de ses baisers brûlants.

— Toujours pas ? murmure-t-il.

Je gémis mon refus.

— Comme tu veux, accepte-t-il.

Sa voix est cassée, mais il se reprend aussitôt, alors qu’il se relève :

— À plus, Marie-Madeleine.

Frustrée, je le regarde s’éloigner, sa serviette à la main. Que faire, mis à part me remettre debout et faire abstraction de toutes ces émotions qui me rongent ? Je me dirige sans joie vers notre table ; Mickaël y est toujours assis, accaparé par ses collègues ; il n’a pas assisté à ma détresse. Sauf qu’il ne la manquera pas tant je suis fatiguée et lasse. Cette femme que je suis devenue m'attriste. Pour cette raison, je fais demi-tour et me réfugie dans les toilettes.

Quand j’en ressors, quelques couples évoluent sur un tango, danse que j’aimerais apprendre, mais ce soir, mon humeur n’a plus rien de festif. Si je garde bonne figure, c’est par égards pour Mickaël. Leandra baille aux corneilles, tandis que John et Sybille minaudent en bout de table. Lukas est assis sur mon siège ! Il parle encore avec Mickaël. Que peuvent-ils bien se raconter ? Je ne discerne aucune agressivité sur leurs traits. Je n’éprouve donc aucun scrupule à les interrompre :

— Vous avez terminé ? J’ai envie de souffler un peu.

— Non. Ma place est libre ; je t’en prie, grogne Lukas.

— Je ne suis pas venue seule. J’accompagne Mickaël. C’est donc à moi de lui tenir compagnie, ne vous en déplaise, Monsieur Sullivan.

— Je répète : nous n’avons pas fini et tu nous déranges.

Sa mâchoire crispée et son ton sec m’aident à comprendre que je ferais mieux de lâcher l’affaire. Un sourire résigné à mon cavalier qui m'adresse un regard apaisant, et je prends une cigarette dans mon sac.

— Je vais fumer ; ça tente quelqu’un ?

Je fais signe à John et Sybille, séduits par la pause intoxication.


Annotations

Versions

Ce chapitre compte 9 versions.

Vous aimez lire Ysabel Floake ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0