SANS SUITE 48/ Jour 9 : Les bonnes affaires

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Un coup d’œil au miroir avant de quitter ma chambre achève de me réveiller. J’ai une tête à faire peur ! Le visage bouffi, les yeux rouges et cernés et les paupières gonflées ! Ajoutez à cela un teint d’une telle pâleur que j’aurais pu passer un coton javellisé, les traces de mascara noir sur le haut de mes joues, et vous vous enfuyez en courant ! Je ne peux pas sortir dans cet état ! Passage par la salle de bain obligé, à ce stade. Sauf que la pièce est occupée. La journée commence fort ! Et elle est loin de s’achever ; il y a le dîner de clôture ce soir. Vivement demain, que je puisse dormir dans l’avion ! Je pourrais bien appeler Sybille ou Leandra pour qu’elles me donnent une lingette démaquillante, mais aucune d’entre elles ne se décore le visage. Tant pis, je compose tout de même leurs numéros. La première m’envoie sur les roses et me demande ce qu’elle, je cite, foutrait avec des produits de beauté. Cela ne m’étonne pas d’elle. Leandra, la douceur incarnée, m’assure de son aide et m’interdit de quitter ma chambre. Elle m’y rejoint quelques minutes plus tard avec une petite bassine d’eau.

— Commence par te rafraîchir, ça te fera du bien. Ne bouge surtout pas, je reviens.

Elle réapparait en effet au bout de quelques instants, avec une savonnette et ma trousse de maquillage. Elle est vraiment au top, cette femme ! Elle me conseille de traverser la terrasse au pas de course pour filer aux douches communes.

— Baisse la tête, lance un bonjour enjoué. Même s’il sonne faux, on s'en moque, explique-t-elle. Avance sans te retourner. Lukas est dehors. Je suppose qu’il est en partie responsable de ta nuit blanche et que tu ne veux pas lui donner la satisfaction de constater à quel point il peut t’atteindre.

— On ne peut rien te cacher. Tu me trouves idiote, hein ?

— Non, mais je suis bien contente que tout cela prenne fin demain, car cela me fait mal de te voir comme ça ; en colère à longueur de journée, triste, voire malheureuse, ou pire, allumeuse ! concède mon amie, les traits crispés. Ça te ressemble tellement peu.

Je baisse la tête, honteuse :

— Je sais. Les enfants ne doivent jamais apprendre que j’ai un jour été l’objet d’un homme.

— Je n’ai aucune idée de ce qu’il pense vraiment, mais en revanche, il n’a pas le droit de te traiter comme il le fait. Demande-toi pourquoi tu supportes tout ça. Ses beaux yeux ? Son sourire ? Le sexe ? Parce qu’une chose est sure, ce n’est pas pour sa gentillesse.


J’ai atteint les sanitaires sans encombre. L’eau qui coule sur ma peau me fait un bien fou.

Leandra a raison. Pourquoi suis-je incapable de résister à ce goujat ? D’autres hommes sont tout aussi séduisants, et pourtant je ne succombe pas. Bon, d’accord, aucun n’a autant de charme et de classe que lui. C’est peut-être parce qu’il est si différent de tous les gens que j’ai pu rencontrer qu’il ne me laisse pas insensible. Ou encore, il se peut que ce soit les deux facettes de sa personnalité qui me fascinent. Oui, je crois que c’est ça. Il est capable de se montrer jovial, en comité restreint ; c’est ce qu’il y a de bon en lui. C’est aussi ce que je voudrais qu’il soit, qu’il reste. Mais à quoi bon ? Il trouvera peut-être, un jour, une femme pour laquelle il acceptera cette facette de lui-même. À ce moment-là, il vivra enfin. Qu’est-ce qui me prend de penser à son bonheur ? Je devrais plutôt me concentrer sur le mien, que je vais bientôt retrouver.

Pour l’heure, je dois retourner dans la villa maudite.


Sybille est partie avec John et les deux autres dans l’Audi. J’en suis soulagée, car je n’aurai pas à subir ses remontrances, ses regards entendus et ses questions.

Le salon ferme ses portes plus tôt ce soir, pour laisser le temps aux exposants de remballer leur matériel avant la soirée de clôture. Elle débutera à dix-neuf heures. Je n’ai pas envie d’y assister. Je n’aurais pas dû m’y inscrire. Lukas y sera sans doute présent et je ne veux pas le voir.


Je me reprends. Leandra est retournée voir les échantillons personnalisables, et pour ma part, je décide de rendre une dernière visite aux stands sur lesquels je m’étais arrêtée, les plats et assiettes, ainsi que les spots. Ils seront peut-être disposés à revoir leurs tarifs en cette fin de salon. Qui ne tente rien, n’a rien.

La première me propose le service en exposition pour la moitié de sa valeur, à condition que je l’emmène. Certaines pièces sont un peu ébréchées, je les garderai pour moi. Je ne laisserai dans mes gîtes que les plus belles. Je prends donc le risque de trouver la vaisselle brisée à l’arrivage, puisque la vendeuse m’offre les cartons et papiers à bulles pour tout emballer. Je vais payer un supplément dans l’avion, mais ça en vaut la peine. La femme est tellement ravie de se débarrasser d’une partie de sa marchandise qu’elle m’accompagne jusqu’à la voiture pour y déposer mes deux précieux colis, sur lesquels elle a écrit au marqueur « fragile ! ».

L’exposant de luminaires est prêt à m’accorder une remise de cinq pour cents, mais hors transport. Un rapide calcul me permet une réponse négative immédiate. En effet, un rabais si faible ne compensera pas le prix de l'avion, le dédouanement et l'inévitable casse. Sans oublier l'électricien pour me les installer. Trop cher.

Nouveau centre d’intérêt : me renseigner sur les démarches à effectuer pour faire partie des exposants. Pourquoi pas, après tout ? Les agences de voyage ont beaucoup de mal à promouvoir la Guadeloupe. Elles ne viendront pas chercher de petits professionnels comme moi ou mes amies pour illustrer leurs brochures, alors, telle un condamné plaidant sa défense tout seul, pourquoi ne vanterai-je pas mes gîtes et l’île française où ils se situent ? Bon, mon objectif est déjà de prendre des informations afin de bien étudier le projet et je pense que Mickaël pourra m'apporter quelques réponses.

Il est avec des clients lorsque je m’arrête devant son stand. Les affaires marchent bien ! J’en suis ravie pour lui. Son contrat signé, il m’accueille d'un sourire éclatant et me propose de manger un sandwich sur une terrasse du hall.

— Tu me cherchais ? demande-t-il, face à mon mutisme.

Par où commencer ? Le décevoir par mon refus ou l’intriguer avec mon idée de stand ? J’opte pour la loyauté en premier. C’est plus correct.

— J’ai pris ma décision, Mickaël. Ton offre est très intéressante, mais…

— Tu la refuses, achève-t-il, déçu. Ok. C’est dommage, mais c’est ton choix.

— Je suis désolée.

— Pas tant que moi, Carly. Ne t’inquiète pas, je suis quelqu’un de patient. J’attendrai que tu sois prête, poursuit-il sur un faux ton enjoué.

— Mickaël…

— Chut. N’en parlons plus. M’accorderais-tu une faveur ? En toute amitié.

— Mickaël, je ne sais pas…

— Me ferais-tu l’honneur de m’accompagner à la soirée de clôture, ce soir ? Je te promets de ne pas me transformer en monstre lourd et insistant.

J’éclate de rire à cette remarque imagée. Je suis heureuse qu’il conserve son humour et surtout qu’il ait encore le courage de sourire. J’accepte son invitation, malgré la gêne qui me gagne. Une ombre devant notre table me fait relever la tête. Lukas ! Il a le chic pour apparaître au mauvais moment ! Son regard n’a rien d’amical, et ses lèvres forment une mince ligne droite. Sa voix me glace le sang lorsqu’il s’adresse à moi :

— J’ai besoin que tu me rendes un service.

Je me lève pour me mettre à sa hauteur, le regarde avec indifférence, et opte pour un ton professionnel :

— Je t’écoute.

— Il faut que tu ramènes John et Angie car je rentre. Il n’y a plus rien qui m’intéresse ici.

Je fais mine de ne pas voir son regard haineux, et de ne pas prendre sa dernière élucubration pour moi :

— D’accord. Ciao.

Un léger hochement de tête, puis il se détourne et s’en va. Je ne le suis pas des yeux, pas plus que je n’accorde d’intérêt à Sybille, John et Angie, qui restent plantés là à attendre je ne sais pas quoi. La seule personne vers laquelle je reporte toute mon attention est Mickaël, que je ne veux pas blesser à nouveau. Je me rassois à ses côtés. Lui parler de mon intention d’avoir un stand l’an prochain me parait une bonne diversion :

— Comment dois-je m’y prendre si je souhaite exposer ici ?

— Exposer ? Tu veux vendre quoi ?

— Mettre la Guadeloupe et mes gîtes en valeur.

— Pourquoi pas, admet-il après une courte réflexion. Je dois remplacer mon collègue pour qu’il mange, lui aussi ; tu me tiens compagnie ?


Mickaël m’énumère tous les avantages et inconvénients auxquels je devrais faire face si je décide de louer un emplacement sur un salon tel que celui-ci. Je prends quelques notes et lui expose mes motivations, pour lesquelles il me prodigue quelques conseils, comme me faire connaître auprès des offices de tourisme, ou des agences de voyage.

Je passe le reste de l’après-midi en sa compagnie, à discuter de choses et d’autres entre deux clients. Je lui parle de mes fils qui me manquent terriblement, il me confie les difficultés qu’il rencontre avec sa fille. Je lui raconte les raisons de notre installation en Guadeloupe, avant de lui vanter mon site d'accueil touristique, pour lequel il réclame des photos. Il se montre très enthousiaste, à ma plus grande joie.

Quand il m’interroge sur le décès de Christophe, je parviens pour la première fois à répondre sans fondre en larmes, sans ressentir ces mains puissantes qui me serrent la gorge et m’empêchent de respirer, et sans souffrir de cette boule au ventre qui m’oblige à me replier sur moi-même. La communication est si facile avec Mickaël. C’est sans doute dû au point qu’ils ont en commun, un tragique accident de voiture… Malgré tout, je ne m’éternise pas sur ce sujet et prends pour prétexte l’heure qui tourne et le stand à remballer.

Je stocke des flyers dans un carton quand Sybille, Leandra et les autres me retrouvent. Comme je ne suis pas décidée à partir tout de suite, ils n’ont d’autre choix que de nous aider à transporter le matériel jusqu’à la voiture de Mickaël. Angie râle, bien sûr, les yeux rivés sur sa montre en or. Comment trouvera-t-elle le temps de se préparer pour la soirée ? Je m’amuse en prenant tout mon temps, et en échangeant des oeillades complices, dont elle n’est pas dupe, avec notre ami commun. Cependant, elle nous lorgne en chien de faïence, et continue à bougonner sur sa tenue, son maquillage, ses ongles.

— Je passe te prendre ou tu préfères qu’on se retrouve à la soirée ? me demande sans discrétion Mickaël, alors qu’il nous accompagne jusqu’à notre voiture.

D'instinct, j'observe Angie et n’échappe pas à son regard assassin.

— Je ne comprends pas ; tu n’y vas pas avec Lukas ? s'étonne-t-elle.

— Non.

Puis j’apporte ma réponse à mon ami, qui ne semble pas gêné le moins du monde :

— Si cela ne te dérange pas de venir me chercher, partons ensemble.

— Mais… qui va m’accompagner ? trépigne encore Angie.

Je lui apporte un semblant de solution qui, je sais, ne la satisfera pas plus que mon ton narquois :

— Cherche parmi tous les nouveaux numéros que tu as enregistrés depuis ton arrivée. Ou demande à ton frère, tu gagneras du temps.

La main de Mickaël dans mon dos me pousse à faire le tour de la voiture jusqu’à la portière du conducteur, ne laissant aucune place pour une réponse acerbe d’Angie. Il dépose un baiser sur ma joue avant de me saluer.

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