Une Odyssée pour du pinard

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Contre toute attente, c'est Lily-Beth elle-même qui le trouva. Ou plutôt, elle lui rentra dedans. Au sens propre, bien sûr. Mais par inadvertance, j'en doute. Sur ce, elle s'excusa en papillonnant des yeux, les joues rouges :

« Je suis désolé, Devlan, je ne t'avais pas vu.

  • C'est rien, répondit-il, je ne t'avais pas vu non plus. Pourtant, ce n'est pas faute de t'avoir cherchée. Tu es radieuse, aujourd'hui. Enfin, pas que tu ne le sois pas les autres jours. »

Et c'est vrai qu'elle était radieuse, dans sa robe bleue qui lui soulevait les nibards, et ses cheveux en boucle qui lui tombaient sur le cou. Lily-Beth le remercia du compliment, et lui avoua qu'il était particulièrement élégant aujourd'hui, sans oublier de lui préciser qu'il ne l'était pour autant pas les autres jours.

Alors ils rirent, pour rien, comme des idiots qui se font la cour. Puis sans attendre, Devlan embraya sur l'essentiel :

« J'espère que tu n'as pas encore bu ton quota ?

  • Non, je viens juste d'arriver. Je me suis encore oubliée dans un livre et je n'ai pas vu l'heure passer.
  • Tu sais lire ? » Décidément, il trouvait cette femme de plus en plus plaisante. « Oui, c'est mon père qui me l'a appris. Grosse erreur, maintenant je ne peux plus passer une journée sans fourrer le nez dans un bouquin.
  • J'aimerai pouvoir en dire autant. Le seul que je connais, c'est le Livre Tout Grand. Et je ne lis même pas moi-même, je me contente juste d'écouter le Sorcien. Mais peut-être qu'il raconte n'importe quoi. De toute façon je ne pourrais pas vérifier.
  • Il raconte bien, répondit Lily-Beth d'un air amusé. Mais rien ne vaut de le lire soi-même, surtout le chapitre d'Elyara. C'est quoi ton passage préféré ?
  • Lorsque le Sorcier a délivré le monde du mal, répondit Devlan sans hésiter. Mais j'ai peur de ne pas être très original.
  • Alors le Sorcier entonna son incantation, devant le Seigneur entravé par sa magie, genoux ployés, l'épée à terre. Les mots s'échappèrent de ses lèvres pincées, et tout le mal du monde s'en fut, récita Lily-Beth. C'est un bon passage. Je pourrais t'apprendre à le lire toi-même, si tu en a envie.
  • C'est vrai ? Tu pourrais ?
  • Bien sûr, ce n'est pas bien Sorcier. »

Les deux tourtereaux rirent encore. Il fallait qu'ils le soient (des tourteaux), pour s'amuser d'un jeu de mot aussi pourri. Mais bon, les hommes sont toujours bon public, quand ils ont le zizi qui frétille. Et celui de Devlan Royce faisait un peu plus que ça. C'est exact, il avait les mains dans les poches.

« Mais tu ne voulais pas me parler du Livre Tout Grand, je crois, le relança-t-elle. Il me semble qu'il était question du quota. Peut-être que tu pourrais aller nous chercher un peu de vin ? »

Bien emmerdé, le Devlan, il allait devoir les sortir de son pantalon.

« Oui, bien sûr. Tu le veux sec ?

  • Non, bien dilué s'il te plaît. J'aime pouvoir en boire pendant toute la fête.
  • Oui, et je crois que je vais faire comme toi. Tout le monde n'a pas les talents du Gros Todd.
  • Pour ça il est unique, dit-elle en souriant.
  • Je confirme, j'étais là quand il a bu ses cinq coupes. Plutôt impressionnant. Je vais nous chercher le vin, ne te sauve pas.
  • Alors ne pars pas trop longtemps ! »

Elle n'avait pas besoin de le dire, car Devlan ne pensait pas en prendre beaucoup. Mais aussi peu qu'il comptait s'attarder, il s'attarda bien plus. Le chemin jusqu'aux coupes remplies d'eau rougeâtre était semé d'embûches. Des embûches aux noms familiers, qui voulaient toutes tailler une bavette.

D'abord ce fut Petra, une femme avec laquelle il avait eu une « aventure », quelques années plus tôt. Une des nombreuses de celles qui n'avaient pas été la bonne. Finalement, son annulaire portait une bague, et son ventre quelque chose de plus encombrant. Gonflée jusqu'aux joues, elle demanda comment il allait, ce à quoi il répondit « bien ». Il lui demanda à son tour comment elle allait, ce à quoi elle répondit « bien ».

Silence gênant.

Devlan pointa du doigt la table où on servait à boire, ouvrit la bouche pour prétexter une excuse minable, bafouilla et s'enfuit s'en rien ajouter, à l'ostensible soulagement de la plus si jeune demoiselle – la plus demoiselle du tout, d'ailleurs.

La deuxième embûche était de taille, au propre comme au figuré, puisqu'il s'agissait de son père, un grand échalas barbu comme un buisson d'épine. À l'inverse de lui, sa mère était un petit bout de femme, sans doute la raison pour laquelle il ne la voyait pas dans la foule. Quand il se fut assuré auprès de Royce l'ancien qu'elle était bien présente, celui-ci lui confia qu'il avait peur qu'elle se fasse écrabouiller dans la mêlée.

Après une réflexion visiblement angoissée, il ajouta que s'il devait avoir peur, c'était pour ceux qui se mettaient entre elle et le buffet. Parce qu'à défaut d'être grande, elle n'en était pas moins rondelette. Devlan la pensait rondelette, mais je dis qu'elle est grosse ; énorme, même. S'il était un marin qui avait déjà pêché une baleine à Plutôt-S'y-Noyer-Qu'y-Vivre, il s'agissait de Royce père.

Et comme ce dernier l'avait annoncé, Devlan trouva sa maternelle plantée devant la table à bectance, un toast de terrine de lapin aux noix dans chaque main. Décidément, tout le monde semblait s'inquiéter de savoir s'il allait bien. Quoique dans sa bouche pleine de pâté, la question ressemblait plus à : « Cwobwanouwabwonwéri ? » ; ce qui ne l'empêchait pas de comprendre. Le maman-parle-en-mangeant était sa langue maternelle, après tout. Il ne s'enorgueillissait pas de lire, mais il pouvait se vanter d'être le seul au monde à la saisir du premier coup. Il lui arrivait même de faire la traduction pour son père. Comme il l'embrassait, elle lui offrit un peu de lapin sur les joues.

Et après ce tumultueux voyage, Devlan Royce atteignit enfin les coupes. Écrasé dans la masse, il parvint à saisir deux coupes assez peu remplies, et entreprit de combler le vide en y versant de l'eau. Satisfait de ne pas trop en avoir mis à côté, il partit en sens contraire sitôt la tâche achevée. Mais le chemin du retour ne s'avéra pas moins ardu. Qui a dit que ce monde de paix n'était pas couvert de danger ?

Ah merde, c'est moi...

Au retour, il tomba inévitablement sur Garp, qui l'alpagua d'un grand cri bourru :

« hééééé, si c'est pas mon cher Devlan ! Qu'est-ce que tu fais ici ?

  • Parce qu'il y a quelque chose à faire ici ?
  • Haha, viens-là m'embrasser ! »

Ce qu'il fit. Oui, tout le monde avait tendance à embrasser tout le monde. Pour la plus grande joie des poux. Contrairement à ce qu'on croit, ils ne sautent pas. En revanche, ils se déplacent vite. Genre, très vite, et vont de poils de barbe en cheveux, de cheveux en poils de barbe, et de poils de barbe en poils qui ne se montrent pas. Heureusement pour Devlan, Garp n'avait plus un radis sur le caillou depuis belle lurette.

« Joyeux anniversaire, parvint-il à dire quand le vieux eut fini de lui broyer les côtes.

  • Je te remercie, fiston. » Et puis, lorgnant sur les deux coupes, il ajouta : « je vois que tu es venu accompagné !
  • Alors tu vois de plus en plus mal. Mais j'espère bien ne pas repartir seul.
  • Je vois, répondit Garp en lui faisant un clin d’œil. En espérant que celle-là soit ta moitié. C'est que t'as pas eu de chance jusqu'ici, fiston. Alors, qui c'est ?
  • Lily-Beth, répondit-il en la montrant du menton. Sans vouloir être impoli... » Il souleva les deux coupes. « J'aimerai bien la rejoindre avant qu'un autre oiseau ne décide de lui voler dans les plumes.
  • Alors sois aussi impoli que tu veux, mon garçon. Bonne chance pour cette fois.
  • Merci, Garp. »

Mais à peine eut-il fait deux pas que Bertholomé lui passa un bras autours des épaules.

« Devineras jamais !

  • Deviner quoi ?
  • Justement ! »

Et il repartit aussi sec. Devlan ne s'inquiéta pas plus que ça. C'était Bartholomé, il ne fallait pas chercher plus loin. Même si ce garçon bafouillait correctement (à l'inverse de sa mère) personne ne bitait un mot de ce qu'il bavait. Et de l'avis général, Bartholomé n'y comprenait rien non plus. Mais on l'aimait quand même, en dépit de son pète au casque. Ou à cause de son pète au casque, peut-être bien.

Finalement, le trajet qui aurait dû lui prendre quarante secondes, à tout casser, lui prit dix bonnes minutes. Mais fort heureusement, la belle n'avait pas mis les voiles. Elle attendait toujours à la même place, sans avoir bougé d'un iota, si ce n'était son petit air de je-vais-te-souffler-dans-les-bronches. Mais elle était belle, même avec les sourcils froncés.

Surtout avec les sourcils froncé, en fait.

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