Yvan Kroll

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« Pas si vite, Pénélope… »

Sans prêter la moindre attention aux alertes de sa mère, la jeune Pénélope, 3 ans et pas toutes ses dents, court déjà vers l’autre bout du quai de métro de la station Concorde pour rejoindre son père, qu'elle n'a pas vu depuis plus de 5 jours... Une éternité. On dit souvent que les enfants n'ont pas la notion du temps, mais ce n'est qu'une question de proportionnalité. C'est mathématique : forcément, 5 jours ne représentent pas le même pourcentage de vie qu'on ait 3 ou 40 ans.

Pénélope a le visage rond des enfants heureux, un sourire à tomber par terre, une chevelure brune coupée court sur les épaules et une frange droite tombant juste au-dessous de ses sourcils, qui souligne encore davantage ses fossettes et ses joues rosées. Aujourd'hui, elle porte sa petite robe bleu clair recouverte de jolies cerises rouge vif. A ses pieds l'accompagnent dans sa course deux jolies ballerines à scratch, encore un peu trop grandes pour elle.

Son père, 1m92, le visage dur et l'air sévère revient d'une semaine de mission en Angleterre, de l'autre côté de la mer. Il vend des couteaux de luxe et vient de signer un contrat avec ses nouveaux partenaires, du côté de Buckingham. Royal. Aujourd'hui, il porte son pantalon en velours beige qu'il sort à chaque grande occasion, assorti à la belle chemise blanche que sa femme lui a offerte pour son anniversaire, quelques mois auparavant.

La bouille friponne qui s'avance vers lui en courant lui décrispe instantanément le visage et lui éclaire le regard. « Ma chérie... tu m'as tellement manqué ! » Les adultes non plus, n'ont pas toujours la notion des durées. Nous sommes en 1992, et Pénélope vit sa première belle histoire d'amour.

Aujourd’hui, 24 ans plus tard et sur ce même quai, Yvan n’est pas avec nous. Il aurait dû y être, c’est ce qui était prévu : tous les mardis après-midi, 14h. L’heure de rentrer à la maison pour profiter de son après-midi de repos hebdomadaire bien méritée. Aujourd’hui, Yvan n’est pas là mais Pénélope Kroll, oui. Pénélope, c’est sa fille aînée. La plus grande, celle qui a toujours su voir le meilleur chez son père et qui ne lui en a jamais voulu de rien. Elle revient tout juste du bureau où il travaillait, entouré de collaborateurs dont il n’avait toujours dit que du bien. Elle y a bu un pot avec ses collègues les plus proches, y a recueilli quelques belles attentions et a récupéré les effets personnels qui restaient encore de lui, les derniers signes de son passage -si précieux pour elle- sur cette petite planète. Les trois autres enfants d’Yvan n’avaient pas jugé nécessaire de faire le déplacement.

Yvan Kroll, c’était un homme au caractère pur et fort, une tête brûlée, un homme plein d’ambition et qui vivait toujours à cent à l’heure. Pour lui, l’idée de ne rien faire n’était pas envisageable. Cet homme était une véritable tempête… Le problème avec les tempêtes, c'est qu'elles partent aussi vite qu'elles surviennent, en laissant toujours un sacré bordel derrière elles. Cette affirmation météorologique avait dicté sa vie toute entière : il avait toujours voulu bien faire avec sa femme et ses enfants, mais avait toujours fini par se les mettre à dos, car il se vexait et s’énervait vite des choses qui n’allaient pas dans son sens. Malgré toute la bonne volonté dont il était capable, il ne restait à la fin toujours que Pénélope, puissant et unique soutien dans cette famille. C’est du moins ce qui semblait évident vu de l’extérieur. Et pourtant, plus on creusait et plus on se rendait compte qu’il avait aussi le soutien et l’amour de sa femme et de ses autres enfants bien qu’ils n’étaient pas du genre à l’exprimer, par pudeur et surtout par fierté.

Une étude scientifique menée en 1997 a démontré que les organes et les membres du corps sont toujours plus chauds lorsqu’ils se trouvent à proximité du cœur. Plus on s’en éloigne, et plus ils ont tendance à être “froids”. C’est vrai que l'on a tendance à avoir moins souvent froid au ventre qu’aux pieds ou aux mains… Yvan, c’était cela : le cœur de sa famille, celui autour duquel tous les esprits s’échauffaient, mais qui pourtant leur était nécessaire et vital, même de loin. Et malgré leur absence aujourd'hui sur ce quai de métro, qui pourrait faire penser le contraire, les trois autres enfants d’Yvan pleurent un père à qui ils en avaient pourtant si souvent voulu.

Depuis sa mort, Pénélope garde à son fin poignet la belle montre qu’il portait chaque jour, et se laisse bercer par ses tic-tac, comme s’ils étaient pour elle une dernière opportunité d’entendre battre le cœur de son géniteur. Elle avait toujours été la plus inquiète pour son papa. Elle y était si attachée qu’elle avait développé une angoisse chronique, et bien plus forte qu’elle : celle de sa disparition. Combien de moments passés avec lui avaient été noircis par cette seule pensée ? Elle suffoquait à l’idée même de pouvoir le perdre un jour. Elle avait gâché tant de moments agréables avec ses idées noires. On ne peut pourtant jamais être préparé à la mort de quelqu’un… Et l’envisager ou en avoir peur n'empêche en rien le point final qui s’appose dans nos vies là où bon lui semble. Et maintenant, elle s’en veut car elle ressent la même douleur terrible que n’importe qui lors d’une telle perte, et doit par-dessus tout supporter la culpabilité d’avoir gâché certaines de ces minutes précieuses passées en sa compagnie… Tout ça pour quoi ?

Heureusement, d'ici 1h15, Pénélope a rendez-vous avec le psychologue qui la suit depuis plusieurs années déjà. Il l'aide depuis la période sombre qu'elle a traversée à l'adolescence à canaliser ses peines, ses angoisses, et à rester tant que possible dans le droit chemin. Il l'aide d'autant plus qu'il connaissait bien son père : ils avaient été à l'école tous les deux, avant de choisir des voies bien différentes.

C'est d'ailleurs Yvan qui avait poussé la jeune Pénélope à prendre rendez-vous avec lui la première fois, peu après avoir fêté ses 19 ans, car elle montrait des signes évidents de troubles alimentaires et qu’il était inenvisageable pour lui de laisser sa fille dans une telle détresse. Elle lui en avait terriblement voulu, avait montré envers lui une horrible colère et avait même été jusqu'à ne plus lui parler pendant plusieurs mois.

Mais contre toute attente, elle parlait au moins au Dr Bolad, qui de fil en aiguille était devenu son rendez-vous hebdomadaire le plus apprécié. Elle avait fini par pardonner à son père, pour même le remercier un an plus tard, après avoir retrouvé sa forme et son appétit. Même soignée, elle n'avait jamais ressenti l'envie d'arrêter et elle ne voyait pas le mal à voir un psy une fois par semaine.

Son rendez-vous aura lieu à deux stations d'ici, mais seulement dans 1h15... Heureusement, parmi les babioles qu'elle a récupérées dans l'ancien bureau de son père se trouvent certains documents papiers recouverts de texte. Elle aura alors tout le loisir de les lire dans la salle d'attente, et apprendra peut-être de nouvelles choses sur son tant aimé et regretté papa.

Elle ne sait pas encore qu’elle partagera la salle d'attente avec un grand trentenaire filiforme au visage creusé par la tristesse et la détresse. Elle ne sait pas encore qu’elle sera trop intriguée par ce personnage peu commun et par l'histoire qui l’a menée jusqu'ici pour rester concentrée sur ses documents sans couleurs, écrits noir sur blanc, et finalement simples papiers administratifs. Elle ne sait pas encore qu'une nouvelle vie commencera pour elle après avoir entendu ces mots « Je m'appelle Arnold Derniche ». Ni que le rire moqueur qu’elle laissera échapper à la découverte de ce nom étrange finira par lui retomber dessus quand, d'ici une dizaine d'années, elle sera amenée à écrire le même sur sa carte d'identité.

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