PASSAGERS

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Revenons à nos moutons...Je veux dire, à nos passagers. Eux qui se battent pour ne pas rater le train de leur vie. Les pauvres, ils ne sont pas au bout de leurs peines. À peine - par ailleurs - est-on arrivé, que nous repartons à la recherche d’une nouvelle destination, plus éloignée encore. Et, disons-le, aucun train n’ira jamais assez vite pour contenter cette soif, bien propre à l’être humain. La satiété, on ne sait pas faire, et en cela la société est à notre image. Les désirs intangibles que nous laissons se succéder ne nous garantissent rien d’autre qu’un bonheur fuyant. Mais cela ne nous empêche pas d’emprunter leur chemin pour les réaliser. Là peut-être se trouve le bonheur : sur le chemin. Demandez à Dom Juan, toujours sur les routes. Lui, c’est la conquête qui l’intéresse, le défi. Qu’importe si l’objectif reste un idéal hors d’atteinte. C’est le jeu de séduction, cette danse étrange dans lequel il se jette tout entier, qui le fait vivre. S’il faut imaginer Sisyphe heureux, il faut pouvoir imaginer Dom Juan cocu, malheureux en amour et pourtant heureux de continuer la bataille. Nous autres n’échappons pas à la règle... à ce détail près que l’on a pas tous sa belle gueule. Par contre - et il ne s’agit pas d’un détail - multiplier les routes et les arpenter sans valeur morale comme il le fait est une entreprise vaine. Pour être heureux, nul besoin de remuer ciel et terre et de provoquer des enterrements un dimanche sur deux comme le fait Don Corleone. Le bonheur représente déjà une ambition, que les ambitieux gardent leur temps pour lui !

Ainsi, les gens dans la rame n’ont pas que le transport en commun, cette quête de bonheur les implore tous. D’une drôle de manière, tous les passagers du train se retrouvent dans le même bateau. Tous égaux devant les retards intempestifs et le vacarme de la fermeture des portes ? Une partie de moi aimerait le croire. Mais selon les trains que vous prenez, selon l’horaire et la station, vous ne croiserez pas les mêmes destins. La ségrégation spatiale et de classe poursuit sa route sur les chemins de fer. Quoi d’étonnant ? On peuple le train comme on peuple le monde. Si le cœur vous en dit, vous pourrez en discuter avec ces sans-abris que vous croisez tous les jours. On dirait qu’ils aiment le train au point d’y passer leur journée et leur nuit. À chaque fois, vous entrez dans leur vie sans même les apercevoir. S’ils s’égosillent et viennent vous cracher leur existence à la gueule, c’est pour briser ce mécanisme qui les rend invisibles à vos yeux. Pour considérer l’autre comme notre égal, il faut déjà le considérer. En réalité, il faudrait que le train déraille pour que l’on se retrouve tous dans le même sac, mortuaire pour être précis.

Reste qu’on y trouve des gens aux trains de vie variés, et dont les lignes de la main sont parfois terribles à lire. Il y a ceux pour qui le train ne fait que retarder l’inéluctable début de journée, ou plutôt le rapprocher à grande vitesse. Pour ceux-là, la routine n’est pas le trajet mais bien le lieu d’arrivée. À l’inverse, d'autres ont un voyage à poursuivre au-delà de ces trajets quotidiens. Il ne s’agit pour eux que de quelques longueurs les séparant de leurs îlots de vie. Qu’ils soient fraudeurs récidivistes, ou passagers en règle ; qu’ils remplissent les rames d’un métro, d’un RER, ou de n’importe quel train ; qu’ils soient seuls face à leur routine, ou accompagnés par quelques amis ou chimères, quelque chose lie tous ces gens : ils voudraient être heureux. Voilà pourquoi ils ont la mauvaise habitude de me pousser à écrire : leur quête du bonheur. Malgré ce vœu commun, nous pensons tous être un passager différent, et c’est vrai dans un sens, quand bien même nous avons tous à nous débattre avec la même nature humaine. Chacun d’entre nous aimerait donner un sens à son voyage, vivre comme personne n’a vécu ; moi le premier. Je l’avoue, je me surprends par moments à regarder les autres non pas avec hauteur, mais avec distance. Ceux qui se sont mis à l’écriture, cette espèce de défouloir grandiose, partagent souvent ce même sentiment de différence. Ils voudraient écrire sur l’humanité sans prendre part au beau champ de bataille qu’est le genre humain. Mais comme le dit et le sait Camus, l’artiste ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. Les allers-retours avec autrui se révèlent indispensables aux allers-retours de pensées qui résonnent dans nos crânes. Là seulement, au cœur de ces mouvements hors du temps, nous approchons de nous-mêmes.

Un instant. Cela serait trop facile. J’ai oublié un détail…L’homme dispose de nombreux super-pouvoirs super pratiques, au premier rang desquels le divertissement (c’est le grand gaillard qui vous cache la vue et vous gâche le film tout en s’enfilant des pop-corns). Écouteurs pour ne pas entendre, écrans pour ne pas voir. Le son à fond sans casque ou parfois, pour les sauvages, un bouquin. Si vous osez lever la tête, personne, donc, ne vous en tiendra rigueur. Tout simplement parce que personne ne s’en rendra compte. Et vous aurez beau lever la tête - vous arrachant un temps de votre écran et des constantes sollicitations de l’irréel - vous ne serez pas sauvés pour autant. Des pubs, partout et pour tous les goûts, accompagneront votre trajet et vous harceleront d’informations. Voilà peut-être pourquoi certains nous bassinent avec la crise du sens ? Pourtant, du sens, ce n’est pas ce qui manque. Il en pleut à verse même, et nous comme des cons on a pas pensé au parapluie. Bon courage pour trier convenablement les gouttes entre elles ! La crise du sens se révèle être une crise de cadre, parce que l’espèce humaine ne sait pas encore comment gérer ces stimuli qui nous bombardent. Notre cerveau n’a pas beaucoup évolué depuis le paléolithique : il reste formé à réagir aux bruissements des feuilles, pas aux avalanches d’informations intangibles sous lesquelles nous nous retrouvons constamment ensevelis. Moi, petit point dans l’univers immense et absurde, une aiguille dans une botte de foin qui ne sait pas trop ce qu’elle fout là. Quelque part dans cette quantité astronomique de sens, chercher celui de la vie qu’on mène. Dans un mouvement vers l’avant, lutter contre cette sensation de néant qui nous transperce, et voir deux trains sur la même voie qui se rentrent dedans à grande vitesse. Une crise du contre-sens.

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