Manœuvre et parade

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La nuit est tombée, l'Ancêtre est repu.
Mongo, hébété, est allongé les bras en croix à ses côtés. Il a l'air un peu plus vieux qu'un demi-jour avant ça. Mais personne ne le remarquera. L'Ancêtre maîtrise de mieux en mieux le défaut de sa langue :
« Alorrrs petite vie grouillante que penssses-tu de tes performanccces, tu sssens ton ventre battre ? Tu sssens la vie de sa vie qui bouillonne dans ton sssang ? Ccc'est bon hein ? Petite Grouillante… Et sssi on remettait ççça avec Tisssina, je ssais qu'il est insassiable et bien plus vigoureux...Mmmh, d'avancce je me régale et puis, avec lui nous irons très loin… Il n'est pas utile à mes plans… Mais je ssens le fil d'une autre vie sse tendre jusqu'à sa rupture, ton vœu va être exaucé. La créature se meurt ! »

Chinaca ne s'en réjouit pas, elle ne peut plus se réjouir de rien.
Elle sent ce que sent l'ancêtre dans son âme, elle sent lorsqu'il jouit, lorsqu'il pulse, lorsqu'il souffre, elle sent ce qu'il sentait du goût de Mongo, de la fermeté de son membre, de la fureur de ses coups, des ses pulsions.
Le roi s'est laissé aller à ses pires instincts, envoûté par la danse de Chinaca, hypnotisé par l'Ancêtre, il a frappé son corps de femme, l'a mordu, l'a brutalisé, l'a reprise dix fois, animé par une force et une sauvagerie qui n'étaient pas les siennes.
En même temps qu'elle avait peur et mal, jaillissait dans son âme l'étrange plaisir de l'Ancêtre en écho. Si son estomac lui avait encore appartenu, elle en aurait vomi.
Elle se rappelle trop tard qu'il faut se méfier des vœux que l'on fait, ce sont toujours des marchés de dupes.

L'Ancêtre fait asseoir Chinaca. Son corps marqué de bleus, de morsures et de griffures peut se reposer.
Dans son esprit l'Ancêtre, ouvre le passage du monde-demi et cherche l'âme de Leki. Chinaca est une porte délicieuse. Il espère la posséder longtemps.

Sur la terre des Ancêtres, il fouille les liens invisibles pour trouver le probable de Leki.
Elle est plus qu'un pion. Elle peut faire mal à Njambi, elle compte pour lui, il lui a donné ses abeilles ! Pourtant c'est un dieu qui s'occupe peu du monde. Il laisse agir les molimo, les Ancêtres, les Hommes et n'intervient que rarement… Mais cette âme-là… Il y tient. L'Ancêtre sourit férocement ! Il y tient !
Sur un fil probable où Leki pourrait mourir, une agitation remue l'éther ! L'Ancêtre écoute et se jette dans la mêlée. La sorcière ! Elle essaye de le contrer !

*

Il faut de la précision. Pas plus d'une larme de latex, et un stimulant pour son cœur.
Bien sûr qu'elle a peur, la connaissance des choses précise l'effroi mais ne l'éteint pas.
Elle écrase le totolo et l'inkasa et le mêle à l'eau. Dès qu'elle aura absorbé le poison, il lui restera le temps que met une feuille à mollir pour rester en vie.
Comme plus tôt, elle pose la jatte chargée de braise rougeoyante dans la case. Elle arrange les figures de Njambi autour d'elle. Elle remercie les Ancêtres de l'avoir aidée tant qu'ils l'ont pu.
Elle appelle les molimo et plus particulièrement l'esprit de la nature, Zamba, en jetant l'encens et une mèche de ses cheveux sur les braises.
Pendant que la fumée monte, Toubou écoute un instant la voix de Vuvu dehors qui chantonne pour habiller l'obscurité. Elle cesse soudain et interpelle Badou.
C'est le moment, la sorcière respire un grand coup et avale le poison.
Elle réalise que sa respiration s'altère et que son corps cherche de l'oxygène. Elle meurt un peu et sombre.

Zamba n'a pas d'âge, Zamba est grand comme une montagne, si on le regarde trop longtemps. Il faut voir au-delà de Zamba pour contacter son esprit. Il faut fixer l'horizon. Zamba préside aux volontés de Njambi. Il est celui qui fait croissance dans la forêt. Il est celui qui veille sur les multitudes.
La vieille femme noire qui perd ses fluides l'a appelé. Zamba hésite, il ne sait que faire de ce corps : l'arrêter en silence ou l'entendre…

Mais le temps de la réponse passe et la vieille femme noire est là deux fois. Elle se dresse à côté de lui, et par terre, plus loin. Elle connaît la règle et ne le regarde pas.
« Njambi veut que vive la Nzoi Njambi.
— Njambi ne m'a pas parlé.
— Il œuvre depuis sa naissance pour la garder en vie. Ses larmes veillent sur l'enfant.
— Je connais les abeilles. Elles aiment l'enfant plus que leurs reines et les reines plus que leur ruche.
— Nzoi Njambi est frappée d'une malédiction. Un Ancêtre m'empêche de contacter ma famille d'esprits pour que je ne puisse pas la sauver. »

Molimo Zamba ouvre son champ des probables, son monde-demi fusionne avec celui de la terre des Ancêtres.
Il sent une présence étrange sans la voir. Il est traversé par les liens de toutes les vies qui œuvrent par ici et se nouent avec ceux la sorcière. Il sent que cette présence, n'est ni molimo, ni Ancêtre ; un improbable, un malveillant qui menace l'abeille de Dieu.
Zamba l'écrase de toutes ses certitudes au sujet des bienfaits de la vie croissante. Un instant lui suffit pour éclairer la pitoyable capacité de nuisance de l'intrus, ici, dans le monde-demi des molimo, l'Ancêtre n'est rien.
Zamba distille dans l'esprit pervers la réponse à une question que le malfaisant refuse de se poser. « À quoi et à qui sers-tu ? »

D'une poussée de la main, le molimo balaye ce qui fait la matière de l'Ancêtre qui se croyait puissant. Un souffle de panique le replie vers son hôte, il retourne à Chinaca.
Zamba se retire.

Il reste peu de temps à Toubou pour entrevoir le lien de vie de Leki. Elle cherche en pensée ce sentiment d'amour tendu. Une vibration devant elle la fait sourire, une abeille ! Suivie de quelques-unes de ses sœurs, elle l’entraîne sur les chemin sans terre du monde d'éther.
La chamane trouve sa fille au bord d'une rivière en écho à celle qui existe dans son village. Un ébembé de feu est assis sur son ventre. La petite fille étouffe sous une gangue de boue.

CCCHhh chhh Toubou siffle entre ses dents. Le démon rentre la tête dans les épaules, il se déplace moitié rampant, mais garde un pied sur sa proie.
CCChh chh la sorcière convoque les statuettes de Njambi, ici elles rayonnent et s'animent de sa volonté .
L'ébembé hésite, Toubou projette une des figurines, celle-ci prend vie et attaque le démon, la rage et les dents en avant, elle poursuit l'esprit du féfélé quand il s'enfuit.
La mort rattrape Toubou sur la Terre des Ancêtres, elle sent ses forces la quitter, elle aimerait se laisser, brume, "envoler" sans résistance. Un sursaut de volonté la pousse à fracturer la terre durcie qui retient Leki prisonnière.
Elle la voit bouger, s'extraire. Elle la voit sourire, elle ne voit plus rien.

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