Le poids du passé

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Je pense sincèrement et sans aucune rancune que ma mère m'a sur-protégé, un peu trop couvé quand j'étais petit. Je n'ai pas de souvenir précis à cause de l'immaturité de la mémoire qui se développe encore pendant cette période jeune de la vie. Par "petit" j'entends avant l'âge de l'école maternelle. Mais j'ai visionné des photos que ma mère a prises de moi, des vidéos aussi. Et ce qui marque c'est le parfum de cet amour puissant entre elle et moi, cette complicité dans ses encouragements de mes premiers pas boiteux mais qui la rendaient si fière sur le moment. La chaleur rassurante de sa voix, je suis sûr qu'elle était plus chaude que cette horrible couveuse dans laquelle je me suis vu branché par mille fils à d'énormes machines bruyantes. Je me souviens qu'elle m'a expliqué que le gros tube qui rentrait dans ma bouche c'était le respirateur, la machine pour me faire respirer, et celui qui rentrait dans ma narine c'était la sonde pour me nourrir. Les marques sur mes mains, c'est les perfusions qui les ont laissées en cadeau-souvenir, on me piquait sur les mains parce qu'il n'y avait plus de place ailleurs. Et la cicatrice sur mon cou, c'est le cathéter qui descendait de ma jugulaire jusque dans mon cœur qui me l'a faite. Je pense que j'étais très curieux de ce qui m'était arrivé, dans la mesure où je parvenais vaguement à comprendre, car j'ai beaucoup d'éléments de réponse éparpillés dans mon esprit autant que sur le corps.

Des cicatrices de guerre, témoins d'un passé nébuleux qui ressemblait à un puzzle niveau expert et dont j'avais déjà petit l'obsession de rassembler les pièces. Comprendre un peu, questionner beaucoup, comprendre de mieux en mieux, je crois que ça me soulageait autant que ça me brisait. J'éprouve beaucoup de peine et de compassion pour les personnes qui se réveillent amnésiques après un accident. Ne pas connaître son passé ça me semble ultra compliqué pour se construire un futur, alors perdre cette connaissance en cours de route ça me paraît très effrayant. Savoir d'où l'on vient ça aide à savoir où l'on va.

Par contre, il y a un souvenir particulièrement clair dans ma tête et si je calcule bien c'est inhabituel pour un âge aussi jeune, il s'agit des visites que je faisais régulièrement avec mes parents à mon frère, ou plus précisément à sa tombe dans le cimetière. On lui portait des fleurs qui sentaient bon à la place des précédentes qui avaient eu le temps de faner, et on se promenait après dans le petit bois à côté. En automne, on en profitait pour ramasser des châtaignes que j'avais plaisir à faire sortir de leurs bogues avec un bâton, même si souvent je me piquais. Dans ma tête, c'était un peu notre repas du soir que l'on partageait avec mon frère. Ça fait bizarre de l'écrire comme ça mais déjà aussi jeune je percevais cette présence invisible. Mais comme ça faisait pleurer ma mère quand je l'évoquais, je n'en parlais pas beaucoup.

Quand mon autre frère est arrivé, celui né en bonne santé, les visites au cimetière se sont faites plus rares. Je me souviens que j'avais envie de gronder ce frère qui parlait trop, il est bavard, mais on m'avait dit qu'il fallait respecter le repos des morts et il me mettait en colère à faire autant de bruit. J'ai toujours refoulé cette colère, car l'exprimer aurait fait encore plus de bruit que lui et je ne pouvais pas ajouter ce désordre dans ce lieu qui m'était sacré. Et puis après les visites se sont arrêtées. Je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite et je n'ai fait aucun lien avec mon frère vivant, je ne cherchais pas d'explication plus que ça. J'ai dû me dire qu'il avait reçu assez de visites pour un moment, qu'il avait besoin de se reposer avec les autres morts, un truc comme ça. Je rêvais souvent de lui, je croyais qu'il venait jouer la nuit dans ma chambre d'enfant. Mais je n'en ai rien dit, parce que ça aurait sans doute fait pleurer ma mère et mon père n'aurait pas été content. Mais plus âgé, je ne pouvais m'empêcher de chercher ce cimetière où j'aurais voulu revenir, ou peut-être pas, juste savoir où c'était. Je n'épluchais évidemment pas les annuaires mais chaque fois que la voiture de mes parents ou de mes grands-parents approchait un cimetière, j'essayais de me souvenir et de comparer. Était-ce celui-là ? Je n'ai su que plus tard, quand on a enterré mon autre grand-mère dans le même cimetière J'ai retrouvé sa tombe, je sais où il est. J'ai relu les inscriptions sur la plaque avec un oiseau qui s'envole sculpté dessus. Ça m'a soulagé, comme l'aboutissement d'une quête secrète.

Apaisement général de mon âme après plus de dix ans à chercher.

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