Epitaphe

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Je m’étais juré de ne plus graver ce genre d’épitaphe. Buriner des heures dans les cimetières, parfois sous la pluie. Mon père serait dépité s’il me voyait. Mon comptable trouve ça génial: « Pierre, vous devez réaliser au moins trois gravures par jour pour maintenir votre affaire à flots ». Pourtant, j’ai été honnête avec lui, je n’en voulais pas de cette entreprise, j’avais accepté la proposition de mon père seulement parce qu’il m’avait assuré que je pourrais recentrer l’activité sur la gravure décorative. Qu’est-ce que j’ai été naïf ! Et qu’est-ce qu’il a été malin !

A seize ans, on imagine que l’on va réaliser ses rêves, il est impensable d’être berné par sa propre famille. Je me voyais déjà appelé sur des chantiers de restauration. J’aurais rencontré une jeune sculptrice ou une décoratrice peut-être et nous aurions fait le tour de France des monuments religieux à retaper. J’ai travaillé comme un âne pour atteindre un haut niveau et espérer vivre de la gravure décorative. Quand j’ai accepté la société, j’ai sciemment oblitéré la réalité : un graveur sur pierre gagne sa vie en travaillant dans le domaine du funéraire et dans le Cantal, un tiers des habitants a plus de soixante ans. Le seul point positif, c'est que je ne manque pas de travail. Revers de la médaille, je suis toujours célibataire et je passe 90% de mon temps dans les cimetières à graver des dates et des épitaphes à la con.

Rien que la semaine dernière, j’ai dû graver les dernières pensées du garagiste de Salers. Un passionné de téléréalité. Trois heures passées sur le marbre avec la pointe diamantée et le gravelet pour cette épitaphe aussi pathétique qu’inoubliable: "pour l’enfer, tapez 1, pour le paradis, tapez 2" Quand on grave ce genre de phrase, on se dit qu’il est loin le temps des premiers prix aux concours, des articles de presse évoquant le talent de "Pierre, le graveur aux mains d’argent ".

Je préfère ne plus y penser. Si je travaille suffisamment, dans quelques mois, je pourrai vendre la société ou même la donner s’il le faut. Sans ce bilan de compétences, je n'aurais jamais osé changer de voie et me lancer dans la pâtisserie. Maintenant, je dois tout donner et me concentrer sur mon épreuve technique parce que si je tombe sur le même sujet qu’en 2012, je suis mort. Six heures pour sortir douze éclairs au café, des chouquettes, une charlotte aux poires et une tarte abricot-pistache. J’y ai pensé toute la nuit et j’en suis venu à la conclusion que je devais passer mes soirées à apprendre par cœur les recettes et mes week-ends à m’entraîner sinon je ne serai jamais prêt et je resterai le pauvre petit tâcheron payé à la lettre.

Allez mon Pierrot, reprends toi ! Voilà que ça recommence. Je ne me souviens plus de la commande d’aujourd’hui. Ah, oui ! « Si vous me cherchez, je suis dessous ». Je reconnais que c’est marrant pour une fois mais je ne me sens pas l’énergie nécessaire pour la graver. Le médecin a diagnostiqué un « burn-out ». C’est vrai que j’enchaine les commandes, que j’oublie ce que je dois faire et qu’il m’est impossible de me concentrer en ce moment. J’ai fait quelques recherches hier, entre deux préparations et ce sont bien les symptômes du surmenage. J’essaie de me rassurer en me disant que c’est transitoire. Une fois que j'aurai passé mon CAP, je n’aurai plus la tête pleine de recettes. Je pourrai à nouveau retenir les quelques mots que l’on me demande de graver et si tout va bien, je n’aurai plus rien à écrire, mis à part sur le glaçage d’un opéra. Quand je pense à la semaine dernière... Répondre « mettez le four à préchauffer à 180°c » à la veuve du pharmacien qui me parlait de la crémation de son mari...

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