Addendum : le monastère maudit III

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Akameshi passa les jours suivants à éplucher les parchemins racontant la fondation du monastère, et moi, je passai le temps en m'entrainant avec Frère Dorje et d'autres moines.

À l'aube du troisième jour de réclusion de mon maître, je vins le trouver.

— Avez-vous trouvé quelque chose qui pourrait nous être utile ?

Mon maître reposa le parchemin qu'il était en train d'étudier.

— Les documents que j'ai lus sont les archives racontant la fondation du temple, ainsi que ce qui s'ensuivit. Je n'ai trouvé aucune mention de Karash Han avant le récit de fondation... Et encore, il y est dit peu de choses.

Akameshi sortit un nouveau rouleau, qu'il déroula devant moi. Là, il pointa des caractères que je ne pus déchiffrer, car c'était du mongol écrit en chinois.

« Maintenant que le démon Karash Han repose dans le jade pour l'éternité, je recommande à toute la communauté de suivre à la lettre les instructions transmises par notre maître. Seuls notre zèle et la parole sacrée des bouddhas peuvent nous préserver de ce qui sommeille en bas. Nous sommes la dernière barrière empêchant le mal de se répandre sur la terre. Ne négligez pas vos exercices ».

Mon maître s'arrêta, et referma le rouleau.

— Ce rouleau contient les paroles que le second supérieur du monastère a adressées à ses disciples avant de mourir, expliqua-t-il. C'est la seule mention du « démon » dans tout le manuscrit, mais elle est importante. Comme je l'avais deviné, ce temple a été bâti dans le but de garder un artefact dans lequel est enfermé ce « démon » qu'ils appellent Karash Han, et les moines étaient exhortés à ne jamais négliger les services quotidiens qui assurent sa pacification. Mais au fil des années, et parce que les supérieurs qui savaient en ont très peu parlé, les moines ont oublié le sens de leur mission. Leur zèle s'est relâché ; ils se mirent à se consacrer à d'autres activités et ce monastère a commencé à attirer des fidèles et des paroissiens, prenant peu à peu le visage d'une communauté monastique habituelle... Mais à la base, ce n'était pas le cas. D'après ce que j'ai lu sur les premiers temps, ce temple abritait des moines de très haute vertu, des invocateurs comme toi et moi... Dont la seule mission était de retenir ce Karash Han prisonnier et hors d’état de nuire.

Je posai ma main sur les rouleaux, regrettant de ne pas pouvoir aider mon maître dans sa tâche colossale.

— Des invocateurs ? Vous voulez dire que ce Karash Han était un shikigami ?

Akameshi contempla le rouleau, puis il releva la tête.

— Je commence à le croire, Lulan... C'est là que notre présence ici revêt toute son importance, dit-il gravement.

Subitement, mon intérêt pour cette affaire fut réveillé. Un shikigami... Si c'était réellement le cas, alors je voulais en savoir plus. Depuis que j'avais appris l'existence de ces créatures, en ayant vu de mes propres yeux en assistant Akameshi, j'avais décidé de dédier ma vie à la compréhension de ce mystère que je jugeais fondamental. Les shikigami sont la clé nous permettant de communiquer avec l'autre monde, et leur étude est la plus passionnante de tous les arts ésotériques.

Entrer en contact avec eux est malgré tout très dangereux. Mon maître et moi, nous ne pouvions en invoquer sans avoir une solide connaissance de la nature de chacun d'eux au préalable. Il nous fallait tomber sur l'un d'eux, dans un document, une relique ou un lieu. La plupart des exorcismes que nous conduisions n'étaient pas véritablement le propre des shikigami : on nous appelait en général pour résoudre des problèmes causés par des créatures du yomi, au pouvoir bien inférieur à celui d'un véritable shikigami. Même si toute créature vivante ou morte peut potentiellement passer dans l'autre monde et en revenir changée, causant de graves troubles là où elle passe, cela ne fait pas d'eux les générateurs omniscients de ces portes comme le sont les shikigami. Seuls ces derniers peuvent nous éclairer sur les secrets de l'autre monde... C'est pour cela que j'étais toujours ravie d'en trouver.

— Maître, fis-je d'une voix tremblante d'excitation, pensez-vous qu'il y ait une chance pour que ce Karash Han ait été un shikigami de forme supérieure ? Un de ceux qui savent tout, et peuvent passer partout ?

Akameshi me gratifia d'un regard coupant comme la glace.

— Non, Lulan... Ne parle pas de lui au passé : il est toujours là. Il se trouve présent ici, quelque part dans ce monastère.

Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Un vrai shikigami, vivant et en activité, se cachait quelque part dans ce temple sans intérêt !

— Oui…, continua mon maître comme s'il parlait tout seul. Il nous faut le trouver, et l'enfermer à nouveau, avant qu'il ne détruise toute cette communauté de moines.

Je repartis dans la salle d'entrainement sur un petit nuage. Cette pause dans nos recherches du fils de Akameshi s'était transformée en chasse au shikigami... J'en étais ravie. Si ça se trouve, j'allais tomber sur lui au détour d'un couloir... Ce serait passionnant !

Je n'avais jamais eu peur des shikigami, et cela depuis mon tout premier contact avec eux. Au contraire, je les trouvais fascinants et magnifiques, j'aimais écouter leurs histoires et regarder ce qu'ils ont à montrer. Un soir où mon maître avait un peu bu, il avait perdu les éternelles réserves qu'il montrait devant mon intérêt, et m'avait avoué que je ne courrais aucun danger, car je « savais leur parler ».

« Beaucoup d'invocateurs regrettent de s'être embarqués sur ce chemin sans espoir de retour, m'expliqua-t-il, lorsqu'ils tombent pour la première fois sur eux. Ils se rendent compte que tout ce qu'ils avaient espéré, les attentes qu'ils avaient, leurs rêves et leurs désirs quant à l'autre monde, sont très différents de ce qu'ils imaginaient. La plupart des hommes sont gouvernés par leur ego, la recherche de leur plaisir personnel, ils sont hantés par tout un tas de peurs. Leurs recherches mystiques ne sont qu'un moyen de fuir leur véritable moi. À cause de cela, ce n'est que la folie et la souffrance qu'ils reçoivent en ouvrant les portes de l'autre monde. Mais pour les gens sans préjugés comme toi, dont les intentions sont sans attentes particulières, il n'y a pas de danger. Tant que tu resteras sincère et pure dans ta pratique, les shikigami ne pourront jamais te faire de mal. Si tu veux vraiment partager leurs secrets, ils te les dévoileront. Si tu doutes une seule fois... C'est la fin. »

Moi, je n'avais jamais douté une seule seconde de la vie que j'avais choisie. Avoir croisé la route du sorcier Akameshi, c'était pour moi une bénédiction inattendue. Lorsqu'il invoquait un shikigami devant moi, j'étais émerveillé, et cela même lorsque ce dernier apparaissait sous une forme jugée hideuse par le commun des mortels. Manipuler des cadavres pour mes invocations, passer la nuit seule sur les aires de crémation ne m'avait jamais rebutée. L'atmosphère mystérieuse des oratoires envahis par la brume, perdus dans la forêt et cachant momies et statues interdites, valait pour moi toutes les richesses de ce bas monde. Je ne craignais qu'une chose : l'ennui et l'immobilisme, la vie sans espoir que j'avais menée dans les premières années de ma vie, dans ce village misérable le long de la mer de Chine.

Akameshi se plaignait souvent d'avoir tout perdu en gagnant la maîtrise des éléments. Il disait qu'en devenant un invocateur, il avait renoncé à tout. Mais moi comme lui, je n'avais rien. Si les shikigami m'emportaient et me perdaient dans le yomi, ce ne serait qu'une étape de ma progression. Comme eux, je pensais être une entité en devenir : même si je perdais mon corps mortel, j'accéderais à un nouveau savoir, un nouvel état. Rien ne me retenait dans ce monde... À part Akameshi, mon maître respecté, que je pouvais retrouver n'importe où... Puisqu'il avait lui-même le pouvoir de passer les portes.

C'est dans cet état d'esprit que j'étais en apprenant qu'un shikigami de nature inconnue se cachait dans les tréfonds de ce temple. Mais nous ignorions où il était, pour l'instant.

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