Addendum : le monastère maudit II

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Akameshi décida de rester aider ces gens. Le soir même, après le service funèbre, il vint trouver l'abbé :

— Que signifie ce mot que le défunt frère Tsing-Pa a hurlé tout à l'heure, avant de mourir ? demanda-t-il en prenant le bras de l'abbé. J'ignore la signification de ce mot en mongol, je ne l'ai jamais entendu.

— C'est une vieille légende, soupira l'abbé. On dit que ce monastère a été bâti sur le tombeau du démon Karash Han, après que celui-ci ait essayé de détruire le monde. Nous, les Mongols, nous nous considérons comme les gardiens de ce tombeau, et c'est pour cela que ce monastère a été fondé.

Akameshi ouvrit de grands yeux.

— Mais vous n'auriez pas pu me dire ça plus tôt ? s’écria-t-il. Il me paraît évident que vous êtes victime d'une malédiction, et ce Karash Han en est la clé ! Que savez-vous sur lui ?

— Ce n'est qu'une légende, protesta le supérieur. Mais si vous voulez en savoir plus... Venez, je vous conduis à notre bibliothèque.

En nous y rendant, nous passâmes devant la salle des armes, qui était ouverte. Ici comme au mont Wutai, les moines s'entrainaient aux arts martiaux pendant leur temps libre. Je jetais un coup d'œil distrait par la porte, ayant soudain envie d'échapper à l'ambiance glauque qui régnait dans ce monastère en allant travailler mes frappes. Il y aurait bien un moine valide et sain d'esprit pour me servir de partenaire.

À ce moment-là, mon maître qui était en pleine conversation avec le supérieur se retourna, fixant pensivement la salle d'entrainement au sol carrelé.

Sifu, lui demandai-je rapidement, puis-je aller travailler mon gung-fu avec les autres moines ?

J'avais parlé en chinois, pour laisser au supérieur une occasion de me donner son aval.

Cependant, occupés par leur conversation, les deux hommes firent un large geste de la main.

— Oui, va, Lulan, me fit mon maître.

Donc, je posai le pied sur le vaste sol carrelé. C'était une salle de cloitre ordinaire, grande et dallée, ouverte sur le ciel gris, encadrée par des colonnes de pierre. Sur les côtés, des armes de toutes sortes, d'entrainement ou réelles, étaient rangées sur de hauts portants. C'était presque aussi bien qu'à Wutai.

Après avoir jeté un coup d'œil aux moines qui s'entrainaient déjà, je pris une lance sur un portant et révisai les formes imposées dites de la grue que m'avait transmises mon maître à Wutai, le vénérable Gu de la sixième chambre. Les formes exactes étaient encore claires dans mon esprit, mais j'essayais de les répéter tous les jours, avec ou sans arme, pour ne pas les oublier. Lorsqu'il en avait à la fois le temps et l'envie, Akameshi me servait de partenaire, mais c'était plutôt rare.

Lorsque je m'arrêtai, je m'aperçus que les trois moines qui étaient déjà présents dans la salle avaient stoppé leurs exercices eux aussi, pour me regarder travailler. Après un bref silence, le plus jeune frappa son poing contre sa main ouverte à hauteur de la poitrine, à la façon de Wutai. Il avait un visage plutôt agréable, fort et viril, qui changeait des fantômes qui hantaient les murs de ce monastère.

— Jeune maître ! m'interpella-t-il d'une voix forte en me gratifiant d'un titre que je n'avais pas. Est-ce que vous êtes du mont Wutai ?

Je hochai la tête, lentement. Parfois, cette filiation n'était pas la bienvenue.

Mais le moine posa un genou au sol, affichant un air décidé.

— Je vous en supplie, jeune maître ! Faites-moi la faveur d'une passe d'armes, c'est depuis toujours mon rêve de comparer mon humble force à celle d'un moine de Wutai !

Je fronçai légèrement les sourcils... Apparemment, cette fois-ci, la filiation n'avait été acceptée que sous une amabilité feinte.

Cela dit, comme tous ceux de ma classe, j'étais habituée à me mesurer à qui me le demandait. Si j'avais peur de ça, c'est que je n'étais pas faite pour la voie que je suivais.

— Très bien, répondis-je. Votre nom ?

Le moine joignit à nouveau les mains, et il s'inclina légèrement.

— Baatar Dorje, surnommé « étalon céleste », pour vous servir, me répondit-il. Et vous ?

— Feng Lulan, ou « Lune Malicieuse », répondis-je. La lance, ça vous convient ?

Il acquiesça joyeusement. En le regardant se saisir d'une arme, je me félicitais de ne pas avoir à l'affronter à mains nues. Comme la plupart de ses congénères, c'était une montagne.

Je dus convoquer tout mon savoir pour ne pas me faire déborder par ce moine. Il était réellement très fort. Chaque coup de sa part envoyait des vibrations violentes dans la lance, qui se communiquaient dans mes mains et manquaient de me faire lâcher. Et finalement, un coup bien placé eut raison de la perche en bambou. Elle vola tout simplement en éclats... Je la lâchais immédiatement et me précipitais sur le premier portant venu, avant que le frère Dorje ne mette fin en combat en déclarant qu'il avait gagné. Je n'osais imaginer perdre la face lors de la simple visite d'un monastère de campagne... Et déshonorer mon maître et tout Wutai par la même occasion !

Si je changeais d'arme, les règles indiquaient que mon adversaire devait le faire également. Mais toutes celles à ma portée étaient soit trop petites, soit trop lourdes, et les lances étaient de l'autre côté... Comme j'étais une spécialiste de la lance, il me fallait une arme avec une grande allonge.

Soudain, mon regard avisa un sabre de guerre de très grande taille. Je m'en emparais à deux mains, et me retournais juste à temps pour parer le coup de taille du moine sur ma tête. Je ne l'avais même pas dégainé... Et vu la taille de cette arme, j'allais avoir du mal à le faire pendant le feu de l'action.

Voyant que j'avais changé d'arme, mon adversaire baissa sa lance, et pendant qu'il allait chercher un sabre chinois de l'autre côté de la pièce, j'en profitai pour examiner le mien. J'ouvris de grands yeux en constatant que c'était un sabre japonais, à la garde en galuchat et au fourreau de laque noire et brillante.

La voix de mon maître me fit me retourner avec précipitation.

— Qu'est-ce que c'est que ce sabre, Lulan ? me demanda-t-il, intéressé.

Le supérieur du monastère était derrière lui, une pile de vieux manuscrits dans les bras. Aussitôt, Baatar Dorje salua avec précipitation.

— Je ne sais pas, maître, répondis-je à Akameshi en lui tendant le sabre. Je viens de le trouver.

Akameshi l'examina attentivement, puis il le dégaina. L'éclat de l'acier était éblouissant. À voir la lueur qui se reflétait dans les yeux de mon maître, je compris tout de suite que c'était un sabre d'une qualité exceptionnelle.

— Mais c'est un Masamune ! s'exclama Akameshi en reconnaissant immédiatement l'artisan qui l'avait fabriqué. Par quel hasard extraordinaire a-t-il pu se trouver là ?

Intrigués, les deux moines mongols s'approchèrent. Ils observèrent la lame avec une curiosité polie et respectueuse : apparemment, ils ignoraient qu'ils étaient possesseurs d'un tel trésor.

— Je l'ignore, répondit le supérieur. Ce sabre a toujours été là, je crois... On s'en sert pour l'entrainement militaire des moines, mais à ma connaissance, il me semble que je n'ai jamais vu personne s'en servir.

Baatar Dorje acquiesça. Selon lui, ce sabre était encombrant et peu efficace : les moines lui préféraient les lames chinoises.

— Quelqu'un d'ici est-il déjà allé en pays Wa ? demanda encore Akameshi. Il ne quittait pas le sabre des yeux.

— Je suppose que c'est un cadeau reçu par l'un des supérieurs passés de ce temple, de la part de dignitaires de la capitale, proposa le lama en chef. Mais je ne l'avais jamais vu.

Akameshi se mordit la lèvre. Je devinai ses intentions : il voulait ce sabre.

— Cela vous dérangerait-il de me le vendre ? demanda-t-il en jetant un regard de trois quarts au supérieur.

Ce dernier haussa les épaules.

— Je vous le donne... Si vous voulez bien l'accepter comme l'humble marque de notre reconnaissance pour vos services, fit-il naïvement.

La joie de mon maître était à son comble. Il salua, remercia, et quitta la salle en emportant le sabre.

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