Epilogue : le journal

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"Le Doomfest commence demain et il durera sept jours, du 19 juin au 28 juin, avec 360 groupes à l’affiche. 450 000 festivaliers sont attendus… du jamais vu en Suisse ! D’après les artistes et leurs agents, c’est une première mondiale. Le groupe finlandais à succès Nevernight sera de retour à l’affiche pour cette édition après un an d’absence, avec un nouveau guitariste. C’est le troisième changement de line-up en trois ans..."

Le Temps, article du 18 juin2 202*

Max Rodetti contemplait le tarmac d’un regard absent lorsqu’une voix agréable et chaleureuse s’éleva dans l’habitacle.

— Excusez-moi, je crois que je suis assis là.

Surpris, le passager tourna un regard peu amène sur l’intrus. À la vue de son interlocuteur, l’agressivité s’effaça immédiatement de son visage. Jamais il n’avait vu d’homme aussi beau. En plus, il dégageait une aura particulièrement sympathique.

— Bien sûr. Excusez-moi, je croyais qu’il n’y avait personne. En général, il n’y a pas grand monde en première classe...

Lev lui octroya un rapide sourire, laissant l’homme se lever. Il sut cacher son dégoût face à son surpoids : encore un qui avait mangé trop de chocolat suisse !

Un coup d’œil à sa montre lui confirma ce dont il se doutait déjà : l’avion avait cinq minutes de retard sur l’horaire.

— Voyage d’affaires ? s’enquit Max Rodetti d’une petite voix aimable.

— Concert, rectifia Lev. Le Doomfest.

— Ah ! Je viens de voir ça dans le journal. Classique ?

— Je crois qu’on appelle ça « métal symphonique », sourit Lev.

— Vous aimez ce genre de musique ? C’est surprenant !

— Ne le soyez pas. Je déteste le métal, et la musique en général. Mais ma femme est chanteuse dans ce groupe… Nevernight. Vous connaissez ?

Max Rodetti se permit un léger rire embarrassé.

— Euh… non. Vous savez moi, la musique pop...

Un éclair agacé passa dans les yeux félins de son interlocuteur.

— C’est un groupe de renommée internationale. Ce sera leur plus gros concert. Il aura lieu dans un village transformé en parc géant pour le festival. Un évènement… il y aura plusieurs dizaines de milliers de personnes, parait-il. Comme pour Mickael Jackson. Ça, je suppose que vous connaissez.

— Impressionnant !

Lev lui jeta un regard du coin de ses paupières effilées. Il aurait voulu continuer à parler du concert, du nombre de personnes attendues, des effets pyrotechniques, de l’immense service de sécurité privée qu’il avait déployée avec ses propres deniers pour bloquer les entrées et les sorties – la milice paramilitaire Wagner, rien que ça ! – mais le type préféra déblatérer sur la Suisse et ses belles montagnes. Pourtant, à vue de nez, il n’avait pas l’air de faire beaucoup d’alpinisme…Lev le laissa babiller, et même se présenter.

— Max Rodetti. Je gère les portefeuilles particuliers pour la banque Rotschild à Genève.

— Lev Haakonen, PDG bientôt à la retraite.

— Oh ! Vous êtes le patron de Novka ?

Lev lui fit un sourire forcé.

— Oui, mais plus pour longtemps. Je me retire du conseil d’administration très bientôt.

— Vraiment ? Vous êtes jeune, pourtant. Qu’allez-vous faire ?

Lev afficha un rictus lumineux.

— De la politique.

— Oh !

Max Rodetti ne savait plus quoi dire.

Lev en profita pour ranger son passeport et son billet dans son portefeuille. La photo d’un enfant aux cheveux si clairs qu’on les auraient dit blancs fit une apparition éclair, permettant au banquier de rebondir.

— Quelle jolie petite ! Ou petit, peut-être ? J’espère ne pas être impoli. On ne sait jamais, à cet âge là !

Lev balaya ces platitudes d’un revers de main.

— Tarja. Ma fille. Le soleil de mon existence.

— Profitez-en ! J’ai deux fils adolescents, et ils me donnent bien du fil à retordre.

S’ils passent leur temps à déblatérer et à s’empiffrer de raclette, j’imagine, pesta Lev intérieurement. Heureusement, Max Rodetti ne tarda pas à baisser son siège en couchette : il avait bu trop de vin à l’apéro.

Dès qu’il le vit endormi, Lev sortit le journal de son attaché-case. Cette vieillerie battue par les intempéries, au cuir rongé par le sel, lui avait coûté une fortune : il avait eu toutes les peines du monde à l’arracher des griffes de ce vieux collectionneur véreux. Comme le tableau, qu’il avait enfin pu réussi à détruire. Les deux amateurs d’antiquité qui possédaient les artefacts avaient mystérieusement disparu par la suite : plus personne sur Terre ne savait que ces deux pièces étranges avaient existé.

Lev tourna le journal entre ses longs doigts, l’observa sous toutes les coutures. Il l’ouvrit, curieux. Sur la page de garde s’étalaient de grandes courbes érudites :

« Journal de campagne d'Erik Stormqvist, soldat de sa Majesté le Roy ».

L'encre avait un peu bavé, abimée par son long séjour dans l’eau. Erik avait raconté à Fassa qu’il avait jeté son journal dans la mer baltique, sur le bateau le ramenant chez lui.

« Je suis né en l'an de grâce 1645, au village de Trondheim, dans le nord de la Suède. Mon père, qui était paysan, est mort alors que j'étais très jeune, disparaissant dans un accident de montagne alors qu'il guidait un convoi de voyageurs de la capitale. Ma mère devint blanchisseuse, et ma sœur dut aller travailler comme servante au bourg le plus proche. Quant à moi, j'entrais en apprentissage chez le forgeron du village... »

Lev connaissait tout cela. Il sauta quelques pages, tombant sur un passage qui lui fit froncer les sourcils et lire avec attention. Son nom y apparaissait.

« Ulfasso, c'est le Prince Noir, un général russe qui a vendu son âme au diable pour mieux servir le tsar. C'est lui, le capitaine des opritchiniki, le prince Ulfasso Levine Tchevsky...On dit qu'il a la force de mille démons, des cheveux gris comme l'acier qui lui arrivent jusqu'aux genoux, et qu'il est moitié humain, moitié dragon. Il monte un cheval noir comme le charbon, porte un uniforme de la même couleur et un sabre à la lame faisant plus d'un mètre soixante, venu des lointaines contrées d'Extrême-Orient. C'est l'homme d'armes le plus fort et le plus respecté de toutes les Russies...Les Russes, qui depuis toujours vénèrent les tyrans et ne comprennent que le langage de la force, lui vouent un véritable culte, mais il est réputé pour être d'une cruauté impitoyable ».

Lev ne put s’empêcher de sourire à la lecture de cette description. Moitié homme, moitié dragon... C'était proche de la vérité, en fait.

Il parcourut encore quelques pages.

« Il n'eut pas achevé sa phrase que sa tête vola pour atterrir à mes pieds. Choqué, je restais le regard vissé dessus deux secondes de trop. Et lorsque je relevais les yeux, ce fut pour voir Ulfasso devant moi, me considérant du haut de son cheval comme on le ferait d'un insecte.

Moi qui n'avais fait qu'entendre parler du prince noir comme d'un monstre sans aucune humanité, je fus si frappé par la pureté de ses traits que je restais prisonnier de son regard pendant un instant, oubliant quoi que ce soit d'autre. Je n'ai jamais vu des yeux pareils, pensais-je sans pouvoir me libérer des prunelles à l'éclat surnaturel d'Ulfasso. L'état de flottement dans lequel je me trouvais pris fut rompu par les paroles mêmes de ce dernier, qui me lança d'une voix aux inflexions étonnamment agréables :

Toi, ramasse-moi cette tête. »

Cette fois, Lev éclata de rire, manquant de réveiller son encombrant voisin. Avait-il réellement dit cela ? Il ne s’en souvenait pas du tout.

Ensuite, Erik rencontrait Anton, et il s'ensuivait une rapide description de ce dernier, qui « avait un type plutôt asiatique, avec un visage fort aux pommettes saillantes et des yeux espiègles de chat, alors qu'Irvine était l'image parfaite du noble pétersbourgeois, avec une chevelure tirant sur le roux, des yeux clairs et la peau blanche ». La description qu’il faisait de son général valait le détour :

« Quant à Ulfasso, que dire ? C'était, physiquement du moins, l'incarnation même du héros de saga : un homme de plus d'un mètre quatre-vingt-cinq, à la musculature d'acier, capable d'allier la force la plus brute à la vitesse et l'agilité d'un loup. Il était également beau comme un ange, et je ne me lassais pas de le regarder, ébloui par sa prestance comme par les reflets du soleil sur son armure du même gris acier que ses cheveux. Siegfried, pensais-je amèrement, ce n'était pas moi, mais lui, et j'aurais tout donné pour avoir son physique, son charisme et ses capacités ».

Ainsi, c'est comme ça qu'il me voit, pensa Lev avec un large sourire de chat. C'était bon à savoir.

La suite était moins réjouissante : Erik les comparait, Roman, Anton et lui, à trois trolls se disputant pour essayer de le manger, et il racontait la boucherie de Nizhniy. Lev prit beaucoup de plaisir à la lire : Erik était décidément un excellent chroniqueur militaire. Lev regretta d’avoir ignoré ce talent littéraire : il aurait pu l’utiliser, une fois au pouvoir. Peut-être qu’avec un bon chroniqueur, les choses auraient tourné autrement ! Mais c’était du passé, tout cela. Dans moins d’une semaine, grâce à son ascension, il serait le maître du monde. Et désormais, il n’était plus seul. Du ventre tendre et vierge de Fassa l’héritière parfaite, une perfection androgyne qui achèverait l’œuvre de son père et signerait l’avènement des nephilim sur Terre.

En attendant, Lev prit grand plaisir à lire sa narration de la fête qui suivit la reprise de sa ville, et à l’évocation de sa relation avec Anton et Roman. Il réalisa, également, qu'Erik et Anton étaient devenus amis dès le premier jour. Il l'avait emmené au bordel, et Erik s'était tapé une fille pour la première fois :

« Malheureusement, cela ne me fit ni chaud ni froid. Pour réussir, je dus la retourner, et imaginer que ses fesses étaient celles d'un homme. J'aurais aimé avoir un corps sec et musclé sous mes doigts, mais lorsque j'agrippai ses hanches, mes doigts rencontrèrent de la chair douce et molle. »

Ça, c'était fendard. Sacré Erik... Désireux de plus de détails croustillants, Lev suivit soigneusement les lignes du doigt en portant son verre de thé glacé à ses lèvres. Lev ne buvait jamais d’alcool en avion, trouvant les gens exhalant leur vinasse dans le compartiment pressurisé, répugnants.

« Au moment fatidique, c'est l'image d'Ulfasso qui apparut devant moi. Ma rencontre avec lui m'avait marqué plus que n'importe quelle autre. Tout comme j'avais connu ma première jouissance solitaire à la lecture de la description de Siegfried dans les Nibelungen, c'est le souvenir du moment où ses longs cheveux blancs avaient touché ma joue, alors qu'il avait arrêté de sa main la lame qui s'abattait sur moi, qui s'imposa à mon esprit. Mes narines furent envahies de l'odeur de cuir de son pantalon, et la façon dont ce dernier moulait ses cuisses musclées envahit mes pensées. La douceur du velours de son manteau que j'avais embrassé, me jetant à ses pieds, celle que j'imaginais de ses lèvres au pli sensuel… J'étais tout tremblant devant lui, de peur et d'adoration, mais aussi de désir, et je m'étais senti comme une jeune vierge déçue de l'absence de son prince lorsque j'avais constaté qu'il n'était pas à la fête. Oui, je désirais mon général, plus que tout au monde, et ne parvins au plaisir qu'en l'imaginant nu à ma place, dans toute sa vénéneuse virilité, en train de soumettre à sa puissance une silhouette à quatre pattes comme la fille dans ce lit, qui n'était personne d'autre que moi. »

Lev, troublé, arracha la page. Puis il la plia et la glissa dans sa poche, avant de reprendre sa lecture.

Moins d’une heure plus tard, il avait terminé.

Son passage réveilla Max Rodetti. Un peu hagard, le banquier regarda cet homme au physique d’acteur de cinéma se diriger vers les toilettes de l’avion, badiner un peu avec une hôtesse manifestement sous son charme, puis s’enfermer dans la cabine. Il en ressortit cinq minutes plus tard, les cheveux peignés en arrière et les mains vides.

Max lui sourit, cherchant quelque chose à lui dire pour reprendre la conversation. Mais il ne trouva rien à dire à cet homme fascinant. Aussi fut-il choqué de l’entendre lancer d’un ton badin, avec un petit air entendu :

— Une petite envie pressante.

Max Rodetti perdit en un instant tout intérêt pour Lev Haakonen. Finalement, ce n’était qu’un homme ordinaire, et même un peu vulgaire. Il se rendormit, déçu.

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