Récit d'Ulfasso : II

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Erik venait d'un patelin ukrainien paumé près d'une ancienne centrale désaffectée. Il avait connu la misère extrême et voulait absolument s'en sortir, devenir un héros. C'était l'image exacte du jeune prêt à tout pour réussir, maigre et blond, couvert de taches de rousseur, l'obstination se lisant dans le regard. Mais il rata deux fois l'examen de sélection, n'ayant pas la condition physique nécessaire. Je dois préciser pour sa gouverne que la sélection pour les Spetsnaz est connue comme la plus dure au monde, puisque la Russie autorise toutes les maltraitances au sein de son armée, et que la résistance à la torture est enseignée en tant que matière comme une autre, ce qui fait d'ailleurs beaucoup crier l'ONU. Mais Erik, même s'il était trop petit et pas très bon tireur, était très résistant. À son troisième essai, de guerre lasse et parce que je lui trouvais quelque chose, une intelligence rare peut-être, je le fis passer, et Anton devint son instructeur.

Seulement, Erik était homosexuel, et il ne tarda pas à poser des problèmes dans notre unité où, après plusieurs mois passés à la caserne et en Tchétchénie sur le front, tous les hommes étaient sérieusement en manque. Erik, qui est plutôt mignon, suscita même des émois chez Anton, avec qui il avait pas mal de points communs, et eut une relation d'amitié louche un peu étroite avec lui.

Je n'étais pas du tout d'accord, et en touchai deux mots à Anton, avec qui je m'engueulai violemment, pour la première fois. Mon ami Roman quant à lui, qui avait un visage un peu efféminé et s'était fait beaucoup charrier là-dessus pendant ses classes, était profondément homophobe et contrairement à Anton et moi, il détestait le gamin. À cause d'Erik, les problèmes se succédèrent, atteignant leur apogée après une mission particulièrement éprouvante, où certains de nos hommes, dont Erik, se firent attraper vivants par l'ennemi.

Nous avons réussi à les récupérer au cours d'une opération commando au petit matin. La politique russe, tu dois le savoir depuis l'affaire de la prise d'otage de toute une école par des terroristes tchétchènes il y a quelques années, est de ne jamais négocier. On en était désolés, mais pour nous, soit on réussissait à les libérer en entrant en force dans le bâtiment, au risque qu'ils soient exécutés, soit on les laissait se faire tuer, alors on n’a pas tergiversé longtemps. Lorsque nous avons pris d'assaut le camp des Tchétchènes, nous nous sommes rendu compte de l'horreur que ça avait été pour nos camarades : ils avaient été torturés toute la nuit. Erik fut le seul survivant de ce carnage, et ça l'a traumatisé. Il n'était plus le même après.

Suite à cette opération plutôt sanglante, que le gouvernement nie encore aujourd'hui, on nous donna une longue permission. Mais au lieu de nous laisser rentrer chez nous, on nous cantonna à la caserne. Cela éprouva les nerfs de tout le monde, moi y compris. Irvine se rebella, et il sortit du cantonnement sans permission, avant d'être repris. Mes efforts pour le couvrir furent vains, et il passa devant la cour martiale, où on le condamna à être fusillé.

La mort inutile de mon meilleur ami, qui avait donné sa vie à la Russie, me fit l'effet d'une douche froide. Je ne voulais plus verser mon sang et celui d'innocents pour le gouvernement, je voulais quitter l'armée. Mais j'étais étroitement surveillé. Je dus attendre de repartir en mission, avec quelques hommes dont Erik et Anton, pour pouvoir m'enfuir.

Cependant, aucun de mes hommes ne voulut me laisser partir. Même Anton et Erik s'y opposèrent. Je me souviens encore des mots très durs qu'eut Anton à ce moment-là : « Si vous quittez ce camp, colonel, je serais obligé de vous abattre ». On aurait dit une machine. En fait, il se protégeait du choc de la mort de Roman en se retranchant derrière une attitude rigide et fanatique. Je tentais de lui faire entendre raison, et à la fin, il s'écroula en larmes.

Finalement, je réussis à le convaincre, et Anton, Erik et moi, avons déserté le quatre janvier 1993, à deux heures du matin. Pour nous enfuir, nous avons dû tuer des camarades, qui étaient impossibles à raisonner, et les autres vidèrent leurs douilles sur nous. Mais nous réussîmes à partir, et avons quitté les environs très rapidement.

J'avais de la famille éloignée en Finlande, et j'étais donc déterminé à laisser la Russie derrière moi pour toujours, où j'étais désormais un déserteur. Mais au moment de traverser la frontière, dans une forêt, de nuit, à quelques mètres de la Finlande, Anton douta. Nous étions poursuivis par le FSB, qui avait déployé des hommes jusque dans la forêt, et je ne pris donc pas le temps de lui parler. Je courus comme un dératé vers le fleuve qui séparait la Russie de la Finlande, et au moment où j'allais sauter, Anton pointa son fusil sur moi.

— Si tu passes cette ligne, Ulfasso, me dit-il les larmes aux yeux, je t'abats !

Je n'en revenais pas. Je lui expliquais qu'on ne pouvait pas rester en Russie, que même si on aimait ce pays auquel on avait tant donné, on se ferait tuer comme Roman. Mais Anton doutait, il ne se sentait pas capable de trahir. Il leva donc son arme sur moi, et tira, me blessant légèrement à l'épaule. Dès qu'il réalisa ce qu'il avait fait, il tomba à genoux, mais c'était trop tard : le FSB était là, et ils tirèrent à leur tour sur Anton, l'atteignant aux deux jambes. Je me précipitai sur mon ami, mais celui-ci me repoussa violemment :

— Passe en Finlande, Ulfasso ! me hurla-t-il. Grouille-toi !

Erik fut le premier à passer : comme c'était le plus jeune, je le poussai littéralement dans l'eau. Je me rappelle encore de sa bouille de chaton mouillé : c'était à peine s'il savait nager. Mais moi, j'étais un bon nageur, et il était hors de question que je laisse Anton se faire descendre par le FSB. J'ai pris son fusil, et j'ai tiré sur les soldats les plus proches pour couvrir notre fuite, avant de le trainer jusqu'à la rivière. Mais je me suis pris une balle dans la jambe, qui m'a fait m'écrouler avec Anton, à seulement quelques mètres de l'eau. J'ai rampé jusqu'à lui, j'ai regardé s'il allait bien : il s'était récolté trois balles en plein dans le dos, qui lui avaient perforé le poumon. Il a tourné son visage vers moi, m'a murmuré : « Barre-toi », et il est mort.

Je ne sais pas comment j'ai fait, mais j'ai réussi à me lever, et j'ai plongé le plus loin possible de la rive, comme si j'avais le diable à mes trousses. Je n’ai jamais nagé aussi vite, d'ailleurs, et je n'ai quasiment pas repris ma respiration. Lorsque j'en suis sorti, j'étais en Finlande. Je me suis mis à couvert dans les bois, me suis fait un garrot, et j'ai cherché Erik. Je ne l'ai pas trouvé : la première fois que je l'ai vu après ça, c'était devant ton appartement, le jour où il m'a appelé par mon nom et m'a dit que même l'enfer n'avait pas voulu de moi. Je pense qu'il me croit responsable de la mort d'Anton, et c'est bien malheureux.

La suite, tu la connais : j'ai demandé l'asile politique, en échange de quoi j'ai dû donner, pour faire bonne figure, quelques informations militaires à la Finlande qui craint la Russie, à juste raison. On m'a donné un nouveau nom et la nationalité finlandaise. J'ai choisi Lev parce que cela rappelait mon deuxième prénom, mais c'était trop risqué pour moi de garder celui d'Ulfasso. On m'a proposé d'intégrer l'armée finlandaise, ce que, tu imagines bien, j'ai cordialement refusé. Je me suis installé à Helsinki, où vivait déjà un oncle éloigné, qui possédait une petite société d'électronique que je lui ai rachetée après avoir fait deux ans d'économie à Londres : Novka. J'ai eu la bonne idée de fabriquer des téléphones portables, et ce marché explosant en 1997 contre toute attente, je suis devenu très riche, après pas mal d'années de misère. Mais, ayant grandi en ex-URSS et ayant côtoyé de nombreuses horreurs, je ne me suis jamais laissé influencer par le milieu de la haute finance, et j'ai continué à mener une vie normale, dans mon coin. Pour moi, le plus important c'est de vivre libre, tranquille et heureux, et ne plus avoir à tuer ou être menacé de l'être. Je pense que ma situation est semblable à celle de beaucoup de réfugiés, même si j'ai eu la chance de réussir. Pour Erik, ça doit être pareil : je suis juste désolé que tout ce qu'il a subi en Russie ait fortement ébranlé son psychisme.

Voilà mon histoire. Évidemment, j'ai tué des gens, mais c'était la guerre. Je n'ai jamais aimé ça. Je ne dirais pas non plus que je ne suis pas violent, car j'ai bien été obligé de l'être, mais je ne suis pas méchant, et encore moins psychopathe. Du moment qu'on me laisse tranquille, je suis plutôt un type pacifique. Je n'aime pas trop les conflits. Et surtout, je t'aime, Fassa. Tu es tout ce que j'ai, tu donnes du sens à mon existence assez vide. Avant que tu n’entres dans ma vie, je faisais tout mécaniquement, je n'étais même pas heureux de me lever le matin. Je ne savais pas comment dépenser mon argent ni meubler mes loisirs. Maintenant que tu es là, je suis l'homme le plus heureux de la terre. Si tu me quittais, je crois que je ne m'en remettrais pas. Je suis désolé de t'avoir caché tout ça, mais tu peux comprendre pourquoi je l'ai fait, non ? D'une part, c'est dangereux pour toi d'être au courant de cette affaire, et ça l'est pour moi si tu la cries sur tous les toits. Je devais être sûr de pouvoir te faire confiance avant de te parler de mon passé. Et puis, je ne voulais pas que tu me considères comme un tueur. J'ai bien vu que tu te méfiais de moi, dès le début, parce que je suis russe et que j'ai peut-être parfois une tête de brute sibérienne et des manières de troufion mal dégrossi, mais bon, je n'y peux rien... C'est comme ça »

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