La bataille des deux armées

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Ayant appris que la noblesse s'était soulevée et que les Romanov avaient pris le Kremlin, Ulfasso scinda ses armées en deux et renvoya le gros de ses troupes à Moscou. On raconte qu'il aurait dit à ses officiers : « Faites ce que vous voulez, mais moi, je ne peux pas laisser la Russie se faire mettre en pièces par les barbares pendant que vous vous querellez stupidement pour une histoire de succession », retrouvant ainsi l'abnégation et le dévouement qui étaient siens lorsqu'il combattait pour le tsar. Et quasiment seul, entouré d'un petit groupe de moins de mille cinq cents hommes prêts à mourir pour sa cause, il alla à la rencontre des trois mille Mongols du grand Khan.

Les deux armées se livrèrent une bataille dantesque, mais la nouvelle armée russe, bien moins entrainée et soudée que ne l'était la glorieuse « Garde Blanche », se fit submerger par le nombre. C'est à ce moment-là qu'Ulfasso décida d'abattre ses dernières cartes, et plantant son sabre en plein milieu du carnage, sur un monticule de cadavres ennemis qu'il avait anéanti de son seul bras, il mit en œuvre sa magie, appelant le ciel à se déchainer sur l'armée présente à grand renfort d'imprécations mystérieuses. Les deux milles Mongols furent balayés par un cataclysme qui fit de l'épicentre du combat un véritable cratère, et j'arrivais à ce moment-là.

Je me souviens avoir aperçu Ulfasso de dos, debout au milieu d'un no-man's land, le visage tourné vers le ciel déchiré qui déversait des torrents sur son visage. « Je ne sais pas pourquoi je me bats », crus-je entendre alors que me précipitais derrière lui, le sabre de Chovsky dans les mains. J'en frappai Ulfasso affaibli de toutes mes forces, l'atteignant sérieusement sur le côté droit, et manquant de trébucher, il se releva et se retourna, me faisant face.

C'était la première fois que j'arrivais à toucher Ulfasso. Même si une telle blessure était loin d'être suffisante pour le tuer, elle me donna de l'assurance. Du reste, j'allais en avoir besoin face à un démon acculé, à l'apogée de sa folie de destruction.

— Erik, dit-il dans un sourire en me voyant, te voilà enfin.

Ulfasso avait l'air ravi que j'aie traversé encore une fois toute la Russie pour avoir sa tête, mais cela ne se l'empêcha pas se jeter sur moi avec sa férocité habituelle. Mais cette fois, j'arrivais à tenir le rythme avec lui, et Ulfasso, enivré par ce qui en fin de compte n'était pour lui qu'un jeu, le reconnut.

— Je retrouve l'obstination d'Anton et la science du sabre de Roman dans ton escrime, me lança-t-il pendant le combat, alors que je me retrouvais un moment lame contre lame avec lui. Tu ne peux imaginer comme cela me comble de joie !

Entendre Ulfasso évoquer ses amis défunts me prouva une fois de plus que, depuis qu'il avait perdu la tête, il se trouvait dans un désarroi immense, et cela me conforta dans ma résolution de mettre fin à ses souffrances. C'est cela qui me permit de tenir face à lui, de me pas me laisser dominer et de rester debout. Car face à Ulfasso, qui une fois de plus resplendissait de toute sa magnificence, on ne pouvait que tomber à genoux. Sa volonté était si forte qu'elle brisait la vôtre comme du verre, et il suffisait de croiser son regard pour se retrouver pétrifié, vaincu.

Ulfasso était un guerrier magnifique, le plus grand de tous. En dépit de toute la haine que je lui portais, je dois le lui reconnaître. Et malgré la tension extrême qu'il faisait peser sur moi, de tous les souvenirs douloureux qui me revenaient en le voyant, je ne pus m'empêcher, comme lui, de prendre plaisir à croiser le fer avec mon ancien général. Nous étions enfin sur un pied d'égalité, il me reconnaissait comme un guerrier de son niveau, et ne recourrait pas à sa sorcellerie, échangeant avec moi passes d'escrime et figures de style. J'eus déployé pour la première fois devant moi l'immensité de son art de l'épée, porté à une perfection qui n'a jamais été égalée.

Mais les derniers Mongols, autour de nous, s'étaient rassemblés, observant le spectacle. Et lorsqu'ils virent qu'Ulfasso était clairement au-dessus de moi, ils sortirent leurs arcs redoutables et tirèrent. Ulfasso ne se préoccupa pas d'eux : pris comme moi dans l'extase de la danse mortelle qui nous réunissait, il se contentait d'arracher de son armure les flèches au fur et à mesure, en déviant quelques-unes de son sabre, avant de reprendre le combat sans interruption. Que se serait-il passé si j'avais été entièrement seul avec lui sur cette plaine ? Nul doute que j'aurais fini décapité, ma tête en haut d'une pique, comme dernier témoin de cette bataille épique, mais le destin en décida autrement. Les Mongols, comme tous, craignaient et détestaient Ulfasso, qu'ils appelaient Karash Han, fils du dieu des enfers Erlik dans leur langue et qui même chez eux était tristement célèbre. Ils me donnèrent un fier coup de main en vidant leurs carquois sur lui, et finalement, il finit par tomber à genoux dans la boue, son sang maudit s'écoulant d'une multitude de blessures.

Face à lui, j'hésitais à donner le coup de grâce. Je ne l'avais pas dominé une seule fois pendant le combat, et en dépit de toute la cruauté dont il avait fait preuve, Ulfasso méritait mieux que ça. Mais j'en avais fait le serment à Chovsky, et c'était le moment de le tenir. Levant alors mon épée pour le décapiter, je lui murmurais un bref adieu, et abattis ma lame en hurlant. Cependant, il fut stoppé dans sa course par le sabre de ce dernier, qui à genoux, sérieusement entaillé à l'abdomen et hérissé de flèches, avait encore eu la force de bloquer à deux mains, tenant sa lame à l'horizontale au-dessus de sa tête.

— Qu'est-ce que tu crois, Erik, me murmura-t-il avec un fin sourire en levant lentement les yeux sur moi. Je ne suis pas encore mort !

Je reculai, stupéfait. Je n'étais décidément pas de taille à rivaliser avec lui. Les Mongols se précipitèrent alors, sous mes yeux effarés, et entrainèrent Ulfasso en arrière, ce dernier continuant de me regarder, un sourire lointain sur les lèvres. Ils l'allongèrent sur une immense croix en bois qu'ils avaient amenée là, s'y mettant à trente pour le maintenir, un de leurs sorciers agitant un bâton sur lequel était fixé un mélange hétéroclite de bandelettes, de chapelets et d'os d'animaux, en psalmodiant des imprécations. Ils lui retirèrent son armure et son caftan à toute vitesse, lièrent ses bras avec de lourdes chaines, et lui clouèrent mains et pieds sur la croix comme le Christ, lui plantant même une lance dans chaque genou pour mieux l'immobiliser, alors que j'assistais à ce spectacle, pétrifié. Ulfasso ne me lâcha pas du regard, ignorant avec un stoïcisme forçant l'admiration ce qu'on lui faisait subir. Lorsque les Mongols montèrent la croix en terre, Ulfasso éclata d'un rire démoniaque qui fit reculer l'assistance à l'exception du chamane, qui continuait à psalmodier sans discontinuer.

— Pathétiques créatures, leur lança alors Ulfasso, vous pensez que ce sont vos stupides imprécations qui vont m'arrêter ? Personne ne l'a pu, ni le pouvoir de l’usurpateur Jésus, ni celui des dieux, pensez-vous donc que les vôtres sont plus forts que tous ceux de la Russie réunis ?

Sur un signe du prêtre, qui ne voulait apparemment pas s'arrêter une seule seconde dans la récitation de ses litanies, un grand Mongol se saisit d'une lance qu'on lui tendit, et face à Ulfasso, il arma son bras.

— Par cette lance, je te cloue, puissant Karash Han, au poteau où tu resteras toujours, par cette lance je te cloue, puissant Karash Han, au poteau où tu resteras toujours, répétait-il, le visage exempt de toute expression.

Ulfasso éclata de rire. À moitié nu, son corps d'une perfection de statue couvert de sang et ses longs cheveux gris argent flottant au vent, considérant d'un regard arrogant les hommes récitant leurs litanies trois mètres sous lui, il n'avait vraiment plus rien d'humain. Je me signai, espérant que ça servirait à quelque chose.

— Que vous êtes primaires et stupides, susurra Ulfasso de sa voix aux accents rauques. Vous ébréchez ma patience. Dépêchez-vous d'en finir, car d'ici trois minutes, je vous montrerai ce qu'est vraiment la puissance des dieux !

Le Mongol ne se le fit pas dire deux fois, et ayant apparemment terminé sa psalmodie, il planta la lance en plein milieu du thorax d'Ulfasso avec un hurlement d'une force qui fit porter mes mains à mes oreilles. Empalé sur sa croix à l'emplacement même où j'avais vu cette pierre dans sa poitrine, Ulfasso cracha sans un bruit un filet de sang rouge carmin, et son visage partit en avant, caché par les longues mèches de ses cheveux.

Il était mort. Enfin. Je me signais encore, murmurant « Repose en paix, Ulfasso » alors que les Mongols se dispersaient. Mais ils n'en avaient pas encore fini avec leur rituel, et leur prêtre leur hurla un ordre que je ne pus comprendre, les poussant à s'activer tous à creuser une grande fosse.

Alors qu'ils s'affairaient à leur tâche, je m'approchai de la croix, lentement. Je ne parvenais plus à voir les traits de celui qui avait été mon général et mon maître. Je m'approchais encore et, parvenu juste sous son visage, j'écartai du bout de mon épée les longs cheveux gris, à présent souillés de sang, qui le couvraient.

— Arrête, me fit soudain la voix grave du chamane en enserrant mon poignet. Le Mal n'est pas encore pacifié.

Qu'est-ce que ces sauvages voulaient faire, encore ? pensai-je, les dents serrées. N'avaient-ils pas assez profané le corps d'Ulfasso ?

— Mais il est mort, grinçai-je. Il faut lui donner une sépulture décente, à présent !

— Non, il n'est pas mort. Et la sépulture où il sera enfermé pour toujours, lié à cette croix, nous la creusons maintenant.

Ayant creusé une fosse profonde et large, les Mongols apportèrent alors d'énormes marmites, qu'ils firent rouler sur des rondins de bois jusqu'à la fosse, une dizaine d'hommes les tirant avec des cordes. Puis, le prêtre se fit allumer une torche, et se tournant en face de la croix, il énonça :

— En te liant, te clouant, te brûlant et t'enfermant ici, Karash Han, nous t'empêchons de faire le mal.

Et il lança la torche au pied de la croix. Lorsque le feu se propagea, Ulfasso ouvrit les yeux. Partant dans un rire dément à glacer les sangs, il hurla :

— Vous l'aurez voulu, misérables chiens ! Je vous maudis pour dix générations, tous ceux présents ici verront la destruction de leur famille, et Satan lui-même viendra les chercher pour les précipiter dans les flammes de l'enfer, un à un. Quant à toi Erik, traître, je te condamne à errer sans repos, torturé et hanté comme Judas, jusqu'à ce que tu viennes de toi-même me supplier de mettre fin à tes souffrances. D'ici soixante-six ans, jour pour jour, je me libérerais de cette prison, et quand ce moment viendra, tremblez pour vos âmes !

Il avait à peine dit cela qu'un immense orage éclata, la foudre couvrant les rires rauques d'Ulfasso en tombant sur une vingtaine d'hommes qui moururent foudroyés.

Certains Mongols se bouchèrent les oreilles, ne voulant en entendre plus, d'autres hurlèrent et se lamentèrent, mais le prêtre les ramena à la raison :

— Coupez la corde ! ordonna-t-il, et le grand Mongol s'exécuta, ce qui précipita la croix dans la fosse, la silhouette morbide d'Ulfasso en flammes dessus, de laquelle on pouvait toujours entendre le rire démoniaque, entrecoupé de malédictions proférées à moitié en russe, à moitié dans une langue aussi inconnue que diabolique. Aussitôt, les Mongols déversèrent sur lui ce qui s'avéra être du plomb en fusion, avant d'apporter une immense dalle de jade, qui alla sceller la tombe. Lorsque cette dernière retomba sur le plomb avec un bruit lourd, étouffant les glouglous de cette substance, je m'écroulais en arrière dans la boue, horriblement choqué par la scène infernale qui venait de se dérouler sous mes yeux. Même bien après la fin de cette opération, je croyais encore entendre résonner le rire luciférien d'Ulfasso dans ma tête.

— Maintenant, il est mort, fit alors le prêtre après s'être tourné vers moi. Nous allons immédiatement bâtir un monastère bouddhique par-dessus sa tombe, où des moines de haute vertu réciteront des sûtra nuit et jour. La malédiction de Karash Han ne se réalisera pas, tu peux repartir en paix.

Je ne me fis pas prier deux fois. Après avoir jeté un dernier regard à la tombe, à présent entourée par une horde de moines au crâne rasé et aux lourds vêtements de soie sortis de je ne sais où, je sautais sur mon cheval, et sans dire un dernier mot à ces étranges personnages, je partis ventre à terre vers Moscou.

Ce n'est qu'une fois là-bas, m'apercevant que l'atmosphère avait changé, que je réalisais que tout était fini. Ulfasso Levine Tchevsky n'était plus. Les Romanov montés sur le trône, instaurant une nouvelle dynastie qui allait changer le visage austère de la Russie, la faire quitter le moyen-âge et entrer dans un ballet de diplomatie avec les autres cours européennes, firent rayer le nom d'Ulfasso de la moindre archive impériale, brûlèrent les toiles où il apparaissait, exécuter ses partisans et interdire sous peine de mort de prononcer son nom. Lui qui avait été le plus grand héros de toute la Russie, prince de sang impérial, général de ses armées et même tsar, dont le nom était connu de la Norvège jusqu'à la Chine, fut peu à peu oublié de tous comme un mauvais souvenir. Les Romanov n'instaurèrent pas de nouvelle opritchiniya, et les Tchevsky survivants perdirent leur influence, allant même jusqu'à changer de nom.

Quant à moi, je ne pouvais plus rester en Russie à la suite des tragiques évènements qui s'y étaient déroulés. Du reste, tout le monde ignorant que c'était moi qui avais fini par défaire Ulfasso au terme de plusieurs années de lutte et de poursuite acharnées, on ne m'était guère reconnaissant. On me voyait tout au plus comme un témoin gênant, le dernier survivant de cette armée maudite qu'avait été l'opritchiniya. Aussi, regagnai-je la Suède, retournant prendre refuge dans mon village.

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