Le règne de Lucifer

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Pour son anniversaire, Ulfasso fit rôtir le prince Iemtchev et ses partisans survivants, faisant dresser une bonne centaine de bûchers dans la cour du Kremlin. Bien sûr, ils avaient été torturés au préalable, mais juste ce qu'il faut pour être conscients et en bon état au moment de monter au pilori. Ulfasso me força à assister à ce spectacle insoutenable, de la tour basse où il était monté pour le voir. Le pire, c'est que lui-même ne sembla prendre aucun plaisir aux festivités : debout, et je dois l'avouer, majestueux dans son lourd caftan impérial, les mains accrochées sur la muraille, il resta à regarder du début jusqu'à la fin le supplice du prince Iemtchev, qui était tout de même son grand oncle côté germain, les dents serrées et le visage fermé, comme s'il se sentait trahi. Lorsque tout fut fini, je l'entendis murmurer « Joyeux anniversaire, Ulfasso » en passant à côté de moi, avant de s'enfermer dans la tour. C'était aussi ça, Ulfasso : l'alternance de moments de violentes déprimes avec ceux de folie démesurée.

Il me tortura lui-même pendant sept jours et sept nuits sans discontinuer, par pur plaisir sadique, n'ayant aucune information particulière à m'arracher. À cause de ce morceau de pierre démoniaque qu'il m'avait donné, je guérissais quasi instantanément de n'importe quelle blessure qu'il pouvait m'infliger.

— Ce merveilleux caillou nous donne des possibilités infinies, Erik ! me susurrait Ulfasso en souriant de toutes ses dents, et effectivement, il se surpassa pour me faire souffrir.

Il passa ses nerfs sur moi avec un calme méthodique lui permettant d'exceller dans l'art de la torture, et les miens étant littéralement à vif, j'en arrivais à le supplier de me tuer. Chacune de mes suppliques, qu'il mit tout de même une journée et une nuit entière à m'arracher, amenait un sourire satisfait sur le visage de ce démon. Mais plus je suppliais, plus il me torturait, et il ne s'arrêta que lorsqu'il eut entièrement brisé ma volonté. Là, enfin, alors que je restais muet, les yeux dans le vague, le cerveau totalement vidé, il se laissa retomber sur le siège en face de moi et essuya d'un revers de main son front couvert de sueur.

— Tu m'as donné du mal, Erik, murmura-t-il alors d'une voix lasse. Pour te récompenser, je te nomme fou du roi !

Et partant d'un rire dément, il se leva et me laissa là, dans l'attente de ses gardes qui vinrent me prendre pour me transporter dans une tour où je fus enfermé.

J'y retrouvai là la princesse Astrid, qui y était prisonnière, ne voyant personne, depuis déjà trois ans, Ulfasso ayant eu de nombreux autres chats à fouetter pendant cet intervalle. J'ai honte de le dire, mais je fus parfaitement inapte à aider cette malheureuse jeune fille, pourtant suédoise comme moi. Elle l'ignora jusqu'au bout, d'ailleurs, puisque j'étais incapable de faire autre chose que marmonner des propos inintelligibles en russe, m'adressant au défunt Chovsky comme s'il était avec moi dans la pièce. Ulfasso avait totalement anéanti mon esprit, n'y laissant qu'un trou béant comme un cimetière et faisant de moi un pantin proche de la démence. Prostré nuit et jour dans un coin de la pièce, tremblant et claquant des dents sous les yeux horrifiés de la princesse qui ignorait encore le sort qu'Ulfasso lui réservait, j'attendais la mort avec impatience, la priant de venir.

Mais ce fut le diable qui vint à sa place. Ulfasso, un jour d'ennui probablement, ou bien ayant pensé qu'il nous avait assez fait mariner, finit par se rendre dans la tour. Incarnation parfaite du mal absolu, véritable roi-sorcier, il entra dans la pièce sans même toucher la porte de sa main, cette dernière s'ouvrant à la volée sur son passage. Encore plus souvent sur le champ de bataille à écraser les dernières formes de rébellion que sur le trône, Ulfasso, qui devait revenir sur l'heure de campagne, portait encore son armure sur laquelle il avait seulement jeté le caftan impérial. Ce dernier, vêtement favori des tyrans russes depuis déjà deux dynasties, lui allait à merveille. Ses longs cheveux gris argent tombant sur le velours noir qui couvrait son dos, ses yeux félins d'un vert de jade et sa haute taille lui conféraient une allure comme toujours somptueuse, mais la princesse, qui connaissait son horrible réputation, se précipita dans un coin dès qu'il entra.

— Eh bien ? fit Ulfasso en levant un sourcil. On a peur de moi ? Je pensais que vous seriez contente de me voir, princesse, après les trois années solitaires que vous venez de passer ici !

Qui se réjouirait de voir Ulfasso, à part un dément ? Alors que la princesse se faisait toute petite dans un coin de muraille, cherchant à disparaître derrière une tapisserie, Ulfasso tira un lourd fauteuil et s'assit dans cette attitude totalitaire qu'il affectionnait, les mains croisées devant son nez, enfoncé dans sa chaise comme dans un trône, la tête légèrement baissée et le regard sombre.

— Allons princesse, finit-il par dire, un sourire en coin, après l'avoir longuement observée en silence. Pas la peine de vous montrer aussi timide avec moi, soyons plutôt bons amis !

Prenant son courage à deux mains, la princesse se retourna.

— Qu'est-ce que vous me voulez ? s'écria-t-elle, exprimant sa juste indignation. Pourquoi me gardez-vous captive ici ?

Ulfasso sourit.

— J'ai peine à croire que, pendant toutes ces années, vous ayez échoué à le comprendre, dit-il d'une voix moqueuse. Finalement, je me demande si c'était une bonne idée de ma part de me choisir une femme aussi bête !

La princesse ouvrit de grands yeux à cette évocation atroce.

— Votre femme ? s'exclama-t-elle, la voix faiblissante. Mais je suis déjà promise au Roi de Finlande !

Comme si ça allait arrêter Ulfasso, pensai-je. Il n'en était plus à respecter les convenances ni la diplomatie, s'il ne l'avait jamais fait.

Effectivement, Ulfasso se releva. Son regard, ainsi que sa voix, était devenu glacial.

— Le Roi de Finlande ? murmura-t-il cruellement. Mais je ne le vois nulle part, princesse Astrid.

Cette phrase marqua le début d’une escalade de violence peu commune. Alors que la princesse réalisait avec une horreur grandissante ce qui l'attendait, Ulfasso, rapide comme l'éclair, l'attrapa par la taille, avant de la trainer, hurlante et se débattant, devant le grand lit à baldaquin, la soulevant facilement sur son épaule.

Horrifié, je le vis jeter la princesse Astrid sur ce lit, puis commencer à délacer son armure avec un empressement avide. La princesse en profita pour essayer de s'échapper, mais Ulfasso la rattrapa, la serrant contre lui.

— Reste là, gronda-t-il à son oreille en passant sa main gantée sur sa cuisse. Je n’en ai pas fini avec toi !

Pleurant et hurlant, la jeune fille se débattait de toutes ses forces. Ulfasso la rejeta sur le lit, où elle tenta à nouveau de s'enfuir, aussitôt tirée en arrière par sa longue tresse blonde et ramenée sur son tortionnaire, qui s'assit sur elle sans la moindre délicatesse.

— Je t'en supplie, pleurait cette dernière, aie pitié...

Évidemment, Ulfasso n'avait aucune intention de se montrer magnanime. Depuis qu'il avait pété les plombs à Ilniev, il faisait strictement tout ce qui lui passait par la tête. Mais pourquoi avait-il enlevé la princesse Astrid, cousine du roi Gustave 1er et future reine de Finlande ? J'avais du mal à croire que la seule motivation d'Ulfasso soit l'envie de luxure : si ce n'était que ça, il aurait pu s'en prendre à n'importe quelle autre femme. Maintenant qu'il était tsar, c'était un véritable harem de beautés venues de tous les coins de la Russie et entièrement dévouées au plaisir du souverain qu'il avait au palais, et la princesse Astrid ne devait pas être la seule blonde du lot.

Mes questionnements eurent rapidement leur réponse, car la princesse lui posa exactement la même question :

— Pourquoi moi, Ulfasso ? supplia-t-elle, son beau visage baigné de larmes. Que t'ai-je fait ?

Ulfasso ricana.

— Mais rien du tout, ma belle. Seulement, n'es-tu pas la future reine de Finlande ? Si je te mets enceinte maintenant, alors la Finlande sera mienne pour toujours. Avec tes hanches de vachère et ta grande taille, tu me donneras de nombreux enfants, des géants qui m'aideront à reconquérir ce monde. Ne crois pas que je m'apprête à te remplir le ventre juste pour tes beaux yeux, quoique j'avoue prendre un certain plaisir à forcer une petite sainte nitouche de princesse suédoise telle que toi. Ce que je fais maintenant, c'est de la politique, rien de plus !

Ce monstre pensait déjà à élargir ses conquêtes. La Russie ne lui suffisait-elle donc pas ?

— Quand j'en aurai fini avec toi et la Finlande, murmura-t-il en lui caressant presque amoureusement la joue, je m'occuperai du cas de la Suède. Tu devrais te réjouir, ton pays de naissance fera partie de l'empire de ton époux.

— Je ne t'épouserai jamais ! hurla la pauvre Astrid. Je me jetterais par la fenêtre de cette tour dès que tu me relâcheras, et ton enfant maudit ne viendra jamais au monde !

— C'est ça, ricana Ulfasso. Tu n'en es pas capable, tu n'es pas taillée de cette étoffe-là. J'ai connu des femmes qui l'étaient, mais toi, on voit tout de suite que ce n'est pas ton cas !

Pour donner suite à ces mots cruels, il déchira d'un seul coup de couteau la robe de la princesse, mettant son corps blanc à nu. Il lui pétrit les seins avec une brutalité inimaginable, se jeta sur son cou délicat et la mordit férocement, alors que la princesse se tordait en vain sous son poids, pleurant de douleur et de désespoir. Finalement, il acheva de se débarrasser de ses propres vêtements en lui tenant les bras d'une main, et lui ayant écarté les cuisses de l'autre, il la viola sans merci, comme même une bête ne le ferait pas. Aucun des hurlements de la princesse ne parvint à refréner ses ardeurs, et au contraire, il n'en parut que plus satisfait. Il la frappa méchamment lorsque, un instant libérée, elle tenta de le mordre et de le griffer, et vaincue, le nez en sang, la princesse se laissa faire, se contentant d'émettre des petits couinements d'animal blessé. Mais cela irrita Ulfasso, qui s'arrêta soudain de la besogner pour lui attraper le visage entre ses doigts, comprimant ses joues et la forçant à le regarder.

— Arrête de faire la morte, gronda-t-il. Je vais t'apprendre à manifester ton plaisir de servir ton seigneur et maître !

Et ayant dit cela, il la retourna, avant de la prendre dans toutes les positions les plus inconfortables et douloureuses qu'on puisse imaginer. Mis à part celui d'Irina par les Tchétchènes, je n'avais jamais vu un viol aussi brutal, Ulfasso frôlant la perfection dans les sévices qu'il faisait subir à la jeune fille, cherchant apparemment par tous les moyens à lui faire le plus de mal possible. Du reste, j'avais du mal à imaginer qu'on puisse prendre du plaisir dans les bras de ce monstre, tant il était violent. Ulfasso possédait un corps non pas taillé pour l'amour mais pour la guerre; et c'était tout sauf un épicurien délicat. Il écrasait la princesse de son poids, lui déchirait les entrailles de son sexe, la frappait, la mordait, lui tirait les cheveux. Lorsque finalement il en eut fini avec elle, la malheureuse était comme morte. Ulfasso se releva en jetant un regard méprisant à la pauvre silhouette écartelée, baignant dans le sang, puis il se rhabilla et se tourna vers moi, comme s'il s'était soudain souvenu de ma présence.

— Qu'est-ce que tu fais là, toi ? me lança-t-il en me voyant, recroquevillé au fond de la pièce. Ah oui, je t'avais enfermé ici, aussi.

— Démon... eu-je alors la force de murmurer. Tu es un démon… !

— Et alors, tu n'as même pas essayé de défendre ta princesse contre le démon ? Tu me déçois, Erik, je m'attendais à un peu plus de résistance de ta part. Décidément, vous les Suédois, n'êtes que de stupides agneaux, cracha-t-il avec mépris avant de quitter la pièce.

Évidemment, la porte était fermée à double tour, même si elle était exempte de serrure. Il l'avait scellée par le moyen de la sorcellerie, et elle ne s'ouvrait que sur ordre d'Ulfasso. Ce dernier venait prendre ses droits sur la princesse tous les soirs, mais elle ne tombait pas enceinte, ses règles s'étant arrêtées par je ne sais quel merveilleux mécanisme de défense face à l'oppression. S'apercevant de cela un jour, fou de rage, Ulfasso la tua, précipitant la malheureuse par la fenêtre comme elle aurait voulu le faire. Ce geste horrible étant loin de suffire à le calmer : il se dirigea vers moi et me sortit de la pièce en me trainant par les cheveux, me faisant dévaler les escaliers derrière lui.

— J'en ai marre de toi, Erik, soupira-t-il d'une voix lasse, tu ne m'amuses plus. Voyons voir si tu as au moins la force de battre un cil pour défendre ta misérable vie !

Arrivé en bas, Ulfasso me jeta dans la cour, devant une rangée de chambellans pétrifiés. Tout le monde tremblait de peur devant le tyran qu'était Ulfasso, et qui faisait empaler des boyards par centaines lorsque l'envie lui en prenait. Mais les Russes qui avaient vu se succéder les tsars irascibles se contentaient de subir, trouvant sa cruauté plutôt normale pour un souverain. Et comme tout le monde le craignait comme le diable, lui qui avait même hérité du surnom Ulfasso Le Terrible à la suite du non moins psychotique Ivan IV, l'empire se trouvait pacifié, personne n'osant bouger un cheveu de peur de s'attirer les foudres du nouveau tsar.

Ulfasso me laissa là, et il revint bientôt avec le yatagan d'Anton Chovsky, qu'il contempla un long moment avant de me le lancer.

— Vous, dit-il au premier rang de sa garde, massacrez-moi ce Suédois. Quant à toi Erik, voyons ce que tu sais faire avec cette arme. Je te regarde.

Ces derniers mots, qu'il avait coutume de me dire lorsque j'étais un jeune soldat le vénérant comme un dieu, servant sous ses ordres dans l'opritchiniya, qui me paraissait être maintenant un temps béni, me hérissèrent les cheveux sur la tête. Sortant pour la première fois de ma catatonie, je lui jetais un regard acéré, auquel il me répondit par un sourire mielleux.

Vraiment, il n'y avait pas de mot pour décrire la cruauté d'Ulfasso, qui savait amener la torture physique comme mentale à leur plus haut niveau. Le diable lui-même ne peut atteindre une telle perfection dans le mal et la destruction.

Lorsque les soldats se rapprochèrent de moi en rangs serrés pour exécuter les ordres de leur seigneur et maître, Ulfasso poussa le vice jusqu'à m'encourager, arpentant la cour derrière eux en me hurlant ordres et conseils, son long caftan trainant à sa suite.

— Allez Erik, davai ! m'exhortait-il avec force, comme lorsqu'il lançait les armées du tsar au combat. Ne te laisse pas tuer, réveille-toi, tueur de dragons ! Tu es un guerrier, oui ou non ?

Les hommes d'Ulfasso, même s'ils étaient perdus, n'en montraient rien, pensant probablement et très justement d'ailleurs que c'était là encore l'un des jeux cruels de leur tsar, et que s'ils ne le jouaient pas sérieusement, ils n'allaient pas tarder à prendre ma place. Tout à fait réveillé maintenant, j'en tuais quelques-uns par pitié, pour leur épargner la mort atroce qui ne manquerait pas de s'abattre sur eux un jour ou l'autre, et ayant avisé un ponton me permettant de passer à la cour d'en dessous, je filais brusquement et sautais en bas.

Ulfasso avait-il prévu ma fuite ? Cela faisait-il partie de ses plans nihilistes et diaboliques ? Je l'ignore encore, mais toujours est-il que je rencontrais relativement peu de résistance sur mon chemin. Et de manière tout à fait inespérée, je parvins à sortir du Kremlin, tournant le dos pour toujours à ses murs maudits avant de m'enfoncer dans la ville basse.

Je parvins à me cacher, et de là j'appris bientôt qu'Ulfasso lançait ses armées contre les Mongols qui menaçaient son royaume, sachant la situation de la Russie plutôt chaotique. Ulfasso lui-même les dirigeait, et je ne perdis pas cette occasion pour tenter de régler mes comptes définitivement avec lui. Mais cette fois, je ne partis pas sans préparation, et Ulfasso ayant laissé le Kremlin vide, je contactai d'abord ce qui restait de mes anciens camarades, voulant monter un coup d'État. Puis, laissant les Russes se débrouiller entre eux et espérant que cette fois, ils se choisiraient un souverain en pleine santé mentale, je quittai Moscou, me lançant dans les steppes arides d'Asie Centrale.

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