La malédiction

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Pendant ces longues semaines où je fis la course à Ulfasso, croyant dans mon délire apercevoir la longue cape qu'il portait à présent sur son armure, l'argent du sabre qui en dépassait et le noir de son cheval sur une colline avoisinante, je priai ardemment pour arriver à Trondheim avant lui. Ma quête avait pris une tout autre dimension puisqu'elle m'impliquait réellement à présent, Ulfasso ne se contentant plus de menacer la Russie mais le monde entier, jusqu'à ma famille.

La paix des fjords qui l'environnait dans le couchant me conforta dans l'illusion que ce bout du monde demeurait encore inviolé par la noirceur d'Ulfasso. Mais en arrivant au col duquel on pouvait apercevoir mon village en contrebas, je me rendis compte que je m'étais fourvoyé : Trondheim était en feu. Des volutes de fumée montaient jusqu'au ciel, les flammes tranchant de leurs langues rouges la nuit qui était tombée entre temps. Ulfasso y était parvenu avant moi, et il avait saccagé sans merci ce paisible village de paysans, le lieu où j'étais né et avais grandi.

Finalement, pensai-je amèrement, les Russes seront venus jusqu'ici. Je me précipitai dans le village, où s'amoncelaient les cadavres, faisant maison après maison en appelant ma mère et ma sœur. Mais celles-ci restaient introuvables, et aucun des visages torturés que je voyais ne m'était familier. Soudain, débouchant sur la place, j'aperçus la haute silhouette sinistre d'Ulfasso, qui avait rabattu sa sombre capuche en arrière. Je l'appelais, et il se retourna, semblant émerger des flammes mêmes.

— Ulfasso, lui hurlai-je. Sois maudit ! Qu'as-tu fait de ma mère et ma sœur ?

Mais au lieu de me répondre, ce dernier éclata d'un rire sardonique, dévoilant ce que je crus être de grandes dents pointues. Quant à ses yeux, jusque là assombris par ses cheveux, ils semblaient luire d'une lueur rouge et démoniaque. Son sourire contenait la malice la plus abominable qu'on puisse voir sur un visage humain. Sans attendre, alors que je le fixais, mortifié par cette apparition bien plus terrible en vrai que dans mon souvenir, il fondit sur moi, courant dans ma direction à toute vitesse, le sabre derrière lui à la verticale et l'épaule en avant. Parvenu à quelques mètres, il monta sa garde, et se précipita en avant si vite que je ne pus le voir bouger, m'empalant sur sa longue lame, cette fois en plein milieu du ventre, comme il l'avait fait avec Chovsky et tant d'autres.

— Ah, Erik, dit-il enfin de sa voix profonde et rauque, tueur de dragons... Ne t'avais-je pas dit que tu finirais empalé sur mon sabre ? Tu le vois, la prophétie s'est réalisée...

Avec la force inhumaine qui le caractérisait, Ulfasso me souleva de terre à bout de bras, alors que je crachais le sang. C'est fini, me résolus-je, je vais mourir ici, dans le village qui m'a vu naître.

Mais je voulais tout de même savoir ce qu'il était advenu de ma famille.

— Ulfasso… Monstre impie, réussis-je à articuler. Qu'as-tu fait de ma mère et de ma sœur ?

Ulfasso rit à nouveau, avant de me répondre :

— Pauvre Erik... Ta mère et ta sœur, ont-elles seulement existé ? Ne sont-elles pas des personnages que tu t'es créés pour habiter ces fables que tu as imaginées pour échapper à ton quotidien banal et sombre de pauvre petit forgeron ? Tu n'as jamais eu personne, Erik, rappelle-toi. Je le sais, car depuis la première fois où ton regard a croisé le mien, tu m'as ouvert tes pensées, te rendant sans condition.

J'ouvris les yeux en grand, alors que m'assaillirent des images de mon enfance où ma famille était absente. Battu par un père qui avait fini par mourir d'un trop-plein d'alcool, j'y apparaissais comme le fils unique et orphelin d'une mère qui était morte en me mettant au monde et en me maudissant, m'attirant à jamais la réputation de renard. À cause de cela, j'avais été ostracisé comme porte-malheur, rongeant mon frein en pensant au jour où je pourrais enfin m'échapper de ce village que je haïssais.

Vaincu, je baissai la tête, les larmes coulant le long de mes joues. Ulfasso me relâcha alors, me jetant au loin par un seul mouvement ample du bras. Mais lorsque j'essayais péniblement de me relever, une poussée brutale me recloua à terre. Debout devant moi, Ulfasso m'avait rejoint, me dominant du haut de son mètre quatre-vingt-sept, le pied sur ma poitrine. La tête penchée vers moi, ses longs cheveux blancs pendant de part et d'autre de ce visage à la malice irréelle, il me fixait d'un regard aussi implacable que glacial.

— Prosterne-toi devant ton maître, Erik, me dit-il en levant son sabre comme il l'avait déjà fait auparavant, dans la plaine russe où j'avais eu le malheur de croiser sa route. Prosterne-toi et assure-moi de ton allégeance. Tu as juré un jour vouloir me suivre jusqu'en Enfer, sache que tu es à ses portes, à présent !

Mais je ne pouvais faire une chose pareille. Ulfasso avait tué Chovsky, il avait détruit mes rêves, ma vie, me prenant tout ce que j'avais. Je préférais mourir que le suivre. Du reste, j'allais y rester : ma blessure était trop sérieuse.

— Non…, murmurai-je en déversant des litres de sang. Tu as tué Chovsky, qui était ton ami, tu as laissé mourir Irvine, et tu as assassiné tous tes hommes, puis des centaines d'innocents... Tu es un démon, Ulfasso, et non un ange des cieux, cela, je le sais maintenant, et je ne pourrais plus te suivre. Tue-moi, mais sache que je partirais en te maudissant jusqu'à mon dernier souffle !

— Je suis déjà maudit, mon pauvre Erik, répondit-il, c'est justement ce qui fait de moi un démon et non un ange. Tu veux mourir ? C'est ce que tu veux donc ?

— Oui, c'est ce que je désire. J'aurais aimé t'arracher la tête avant, mais c'était peut-être le destin d'un autre. Puisse-t-il réussir à t'arrêter, Ulfasso !

— Et pourquoi accéderais-je aux désirs d'un mauvais serviteur comme toi, tempêta-t-il soudain en me soulevant par le col à hauteur de son visage. Pourquoi ? Non, Erik, tu dois vivre et me servir, et souffrir comme je souffre, moi. J'ai souvent loué ton courage aveugle, et je le refais aujourd'hui, aussi, je vais te faire un cadeau. Tu ne mourras pas aujourd'hui, tueur de dragons !

À ma grande surprise, puis à ma grande horreur, Ulfasso de sa main libre ouvrit largement le col de son uniforme, découvrant sa poitrine. Puis il s'empara de son couteau, et s'entailla au beau milieu des pectoraux, faisant apparaître sous les chairs une terrifiante pierre grosse comme le poing, qu'il entailla en deux en poussant un hurlement bref et rauque. S'étant saisi de ce bout, il le ficha dans la mienne d'une brusque poussée de la paume de sa main, me faisant hurler de douleur à mon tour.

— J'ai le pouvoir de te donner une partie de ma force, murmura-t-il enfin alors que je m'écroulais, porté par sa seule main. Avec ça, tu guériras facilement de ta blessure. Survis, Erik, et cherche alors à m'arrêter, si tu en as encore le courage.

Ayant dit cela, il me laissa tomber à terre, comme si je n'étais qu'un vulgaire morceau de viande. Relevant le visage, avant de voir ma vision s'amenuiser je l'aperçus alors marcher vers le feu où il disparut, englouti par les flammes de l'enfer qu'il avait invoqué.

Cependant, cette horrible pierre démoniaque dont il m'avait fait la sinistre offrande répara mes tissus, et bientôt, je pus me relever. Baissant la tête, j'écartais de mes doigts mon caftan déchiré pour m'apercevoir, incrédule, que je n'avais plus la moindre trace de la sérieuse blessure que ce démon m'avait infligé. C'était donc cela, le secret de la force d'Ulfasso, pensai-je, stupéfait. Je palpai mon torse également : nul n'aurait pu deviner que quelques heures plus tôt, on m'y avait brutalement enfoncé un bout de caillou gros comme le pouce.

À la fois écœuré de posséder un morceau du corps maudit d'Ulfasso et rasséréné dans ma résolution de le détruire par les pouvoirs qu'il me conférait, je quittai ce village où je n'avais désormais plus rien à faire. Mon but, à présent, était me rendre à Stockholm et prévenir le roi du sinistre complot qui se tramait. Ulfasso n'allait pas s'arrêter à la seule Russie : il voulait devenir le seul maître du monde entier. Il était bien capable d'y arriver, il fallait donc dresser toutes les armées d'Europe contre lui.

Lorsque je parvins à la capitale, c'était déjà l'ébullition. J'avais vu juste, et Ulfasso m'y avait précédé. S'introduisant dans le palais, il avait enlevé la princesse Astrid, cousine du roi Gustave 1er, pour des raisons mystérieuses. Cette dernière se préparait à quitter la Suède pour gagner la partie non russe de la Finlande et y épouser le souverain de ce pays en exil.

La cour était en plein désarroi. On accepta de me recevoir lorsque je dis que j'étais un soldat suédois qui avait été retenu plusieurs années dans l'armée russe, sous les ordres même du monstre. J'expliquais sans trop m'attarder que la dissolution de l'opritchiniya m'avait permis de m'enfuir, mais que revenant dans mon village, j'avais vu ce dernier anéanti par le prince Ulfasso Levine Tchevsky, l'homme que je haïssais le plus au monde et dont je brûlais de me venger. Le roi en personne me reçut en audience privée, et face à lui devant un bon repas, je lui confiai mes craintes quant au sort de la Suède si Ulfasso réalisait son ambition : à savoir, monter sur le trône de Russie.

— Il se raconte beaucoup de choses sur le prince Tchevsky, fit remarquer le roi d'une voix sombre en croisant les mains sur la table. Vous qui l'avez côtoyé de près pendant toutes ces années, que pouvez-vous m'en dire ? Est-il si fort qu'on le dit ?

Je posais ma fourchette sur la table avec un bruit sec, et relevant le visage, je fixais le souverain dans les yeux.

— La force d'Ulfasso est irréelle, murmurai-je d'une voix basse. Il est de loin bien plus terrible que dans n'importe quelle histoire que vous avez pu entendre sur son compte !

Je tentai de convaincre le roi de lever une armée pour se préparer à combattre à nouveau la Russie, mais celui-ci, n'osant même pas réclamer sa cousine ou réparer l'outrage, préféra observer d'abord la suite des évènements. Ces derniers ne se firent pas attendre. Environ un mois après mon arrivée à Stockholm, le monde entier apprit la terrifiante nouvelle : Ivan V était mort, assassiné en pleine audience devant la cour entière, et son neveu, le prince Ulfasso Levine Tchevsky, était monté sur le trône à sa place.

En apprenant qu'Ulfasso avait exécuté sa menace aussi facilement que s'il avait bouté un pion hors du jeu dans une partie d'échecs, je faillis en recracher la pomme que j'étais en train de manger. J'étais en effet en ville, sur la place publique, lorsque je l'appris. Personne ne précisait qui était l'assassin du tsar, bien qu'il y ait eu des témoins, mais je devinais bien qui c'était. Ivan V gênait Ulfasso dans sa course au pouvoir ; comme l'avait dit Chovsky, il ne pouvait prétendre à celui-ci que si le tsar venait à mourir sans hériter. Qu'à cela ne tienne, Ulfasso avait réglé le problème en l'assassinant lui-même, tout simplement. Je reconnaissais bien là la marque de ses méthodes expéditives et sa stupéfiante arrogance. Les scrupules, ce démon n'en avait absolument aucun : sûr de son fait, il se permettait les crimes les plus audacieux.

Je quittai la Suède immédiatement. Je ne pouvais plus me permettre d'attendre que les souverains d'Europe se bougent. Le temps qu'ils se réveillent, Ulfasso serait déjà à leurs portes, ayant mis le continent à feu et à sang. Je retournais donc, pour la seconde fois, vers la Russie, d'où j'étais déterminé à mettre mon pire ennemi hors d'état de nuire.

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