Confrontation

8 minutes de lecture

Nous quittâmes cette forêt à la paix vicieusement trompeuse au pas de course, déterminés à rattraper Ulfasso comme si nous avions ses sbires démoniaques aux fesses. Chovsky était écœuré par les goûts nouvellement morbides de ce dernier, puisqu'il ne faisait plus de doute que c'était lui qui nous avait envoyé ces sombres troupes pour nous ralentir. Il devait avoir je ne sais quel plan maléfique à mettre en œuvre, et n'ayant plus d'hommes sous ses ordres, il avait invoqué ces cadavres par le biais de la nécromancie. J'avais reconnu le visage d'Ejnev dans la face décharnée d'un de ces zombies, et j'étais sûr que Chovsky l'avait noté également, ce qui expliquait son humeur sombre et la colère qui pouvait se lire dans ses yeux. Ulfasso avait dépassé les bornes, il ne restait pas d'autre solution que de le tuer. Je le savais depuis longtemps, mais pour mon compagnon, cette résolution avait mis plus de temps à s'imposer.

Finalement, les arbres s'espacèrent, laissant place à une courte plaine puis à un col, et une fois passé celui-ci, nous arrivâmes en vue des premiers champs puis, enfin, du village. Nous ralentîmes quelque peu l'allure dans ce dernier, sur lequel planait un silence de mort. Il semblait désert. Pourtant, nous étions déjà en fin d'après-midi, alors il semblait impossible que les paysans ne soient pas déjà de retour des champs. Pour avoir grandi dans un tel village, je connaissais bien les rythmes de vie de ces derniers, et apparemment, Chovsky également, puisqu'il fronça les sourcils d'un air inquiet.

— Pas un chat, remarquai-je tout haut, pour faire taire l'angoisse qui me montait à l'estomac. Pas un seul oiseau non plus.

— Oui, murmura Chovsky, ne nous attardons pas ici, et ce disant, il fit partir son cheval au trot.

Après avoir jeté un dernier coup d'œil aux ruelles désertes, dans l'une desquelles un mouchoir était bizarrement battu par le vent sifflant qui venait de se lever, je talonnai le mien avec empressement.

Le soleil avait achevé sa course diurne, et il nous restait, d'après les indications de l'aubergiste, encore une bonne demi-heure de route avant d'atteindre le château. Ce dernier était déjà visible, sur un mont isolé. Mais pour l'atteindre, il nous fallait sortir du village, passer l'église et surtout, contourner le cimetière. Maintenant que j'avais eu la preuve qu'Ulfasso fricotait avec les âmes des morts, les soumettant à sa volonté, je n'avais pas trop envie de passer près d'un lieu en abritant. Connaissant sa cruelle malice, je ne doutais pas qu'il nous réserve là-bas une surprise de son cru. Un long frisson glacé descendit le long de ma colonne alors que je réalisais cela, et préférant passer près de ce cimetière alors qu'il faisait encore jour, j'accélérai l'allure.

Sur la route qui sortait du village, où tourbillonnaient des feuilles mortes, je crus soudain apercevoir par intermittence la silhouette d'un cavalier entre les arbres. Mais apparemment, ce n'était qu'une illusion, car lorsque je voulus regarder vraiment, je ne vis plus rien du tout.

Soudain, Chovsky pila brusquement, tirant sur les rênes de son cheval qui se dressa en chandelle, manquant de renverser en arrière son cavalier. Étant parvenu à pacifier ce dernier, qui piaffait d'inquiétude, il fixait quelque chose droit devant lui, à l'issue du chemin.

Le cœur battant, je suivis la direction de son regard. En face de nous se tenait un cavalier encapuchonné de noir, sur une monture de la même couleur. Soudain, l'éclat argenté d'une lame s'éleva sur cette sombre silhouette, qui ne tarda pas à lancer son cheval au grand galop, fonçant sur nous.

— C'est Ulfasso, j'en suis sûr ! s'écria Chovsky en talonnant immédiatement le sien. Je m'occupe de lui ! Reste en arrière, Erik !

Et il s'éloigna à la rencontre du cavalier noir, qui s'évanouit pile lorsqu'il le croisa, le sabre levé à la verticale pour le désarçonner. Mais il réapparut au bout du chemin, semblant l'attendre, et Chovsky se lança à sa poursuite sans un regard pour moi.

Jetant un coup d'œil derrière moi, je fus soudain envahi d'un sinistre pressentiment. Jusqu'ici, ils s'étaient toujours vérifiés, alors je ne demandais pas mon reste et déguerpis, persuadé d'avoir entendu des bruits d'une marche poussée et sourde se rapprocher vers notre direction, à partir du village.

Mais nulle trace de Chovsky. Et soudain, j'étais déjà au bas de la pente menant à la colline, les sombres murs du château se découpant devant moi. Pendant ma course effrénée, la nuit était tombée, et une énorme lune ronde se levait sur l'horizon.

J'entendis alors un bruit de sabots ferrés, et, mû d'une impulsion subite, je me cachais à couvert. Sur le chemin débarqua soudain Ulfasso, seul, la capuche rejetée en arrière. Avec cette longue chevelure argentée qui lui pendait jusqu'en bas du dos, il n'y avait pas de doute sur la personne. Ses cheveux à la couleur irréelle me semblaient même avoir blanchi depuis la dernière fois que je l'avais vu, on y distinguait nettement moins de mèches noires et grises. Descendant soudain de cheval, Ulfasso passa au pas devant moi, tenant ce dernier par la bride. Il portait toujours son armure complète sous son caftan noir comme l'enfer, et tenait son sabre à la main.

Arrêtant sa monture devant les ruines, Ulfasso leva les yeux vers les murs écorchés, comme s’il les voyait pour la première fois. Pourtant, il devait bien y avoir établi son camp depuis longtemps déjà, d'où il nous avait lancé ses malédictions. Mais apparemment, le prince venait à peine d'arriver, nous avait envoyé sa sorcellerie d'un autre endroit, peut-être même tout en chevauchant non loin de nous vers Zatchevo.

D'un pas décidé, il s'avança jusqu'au milieu des ruines, passant le grand arc du pont-levis en portant le cadavre de sa mère dans les bras. Il avait laissé son cheval devant le château, et j'attachais le mien à un arbre, avant de me faufiler à sa suite.

Alors qu'il l'allongeait sur la grande dalle qui était formée par une colonne écroulée en plein milieu de la cour, je m'avançais, attrapant mon épée.

Ulfasso se retourna à ce moment-là, posant sur moi un regard vert et calme.

— Ah, Erik, dit-il tranquillement. Puisque tu es là, tu vas m'aider.

Cette voix posée et neutre, qui était celle du commandement, me renvoya immédiatement à l'époque pas si lointaine où j'étais sous ses ordres. Je me trouvais totalement désarmé, étant incapable d'attaquer mon général lorsqu'il n'était pas menaçant. Cela, Ulfasso le savait parfaitement, puisque c'était lui qui m'avait conditionné à ce comportement.

— À faire quoi ? lui demandai-je alors.

Ulfasso me regarda, relevant le menton.

— À faire revivre ma mère, répondit-il à ma grande stupéfaction. Si je suis vraiment une créature céleste, et si j'ai vraiment en moi ces pouvoirs cosmiques que Roman m'a prêtés, alors j'en serais capable. J'ai néanmoins besoin d'un assistant pour ça, et qui de mieux placé que le fils du renard ?

— Mais ta mère est morte, Ulfasso, murmurai-je d'une voix blanche, sans même avoir la présence d'esprit de me demander comment ce dernier pouvait savoir pour l'accusation dont j'avais été affublé toute mon enfance. On ne peut pas faire revivre les morts !

Ulfasso me jeta un regard acide, apparemment très contrarié par ma réponse.

— Bien sûr que je le peux, grinça-t-il, en théorie, rien ne m'est impossible. Je n'ai pas encore redécouvert tous mes pouvoirs, mais je me promets de le faire dans un futur proche. En attendant, qu'avez-vous pensé de mes essais sur mes hommes ? Étais-tu content de revoir tes camarades, Erik ?

Ulfasso me fixait de trois quarts, un éclat cruel brillant dans ses iris verts. L'état mental de celui-ci, malgré la première apparence, progressait de pis en pis à chaque fois que nous le revoyions. Tout comme la portée néfaste de ses capacités, apparemment.

— J'ai trouvé ça horrible, murmurai-je, le dégout dans la voix. Faire cela, c'est tout simplement révoltant. Tu violes toutes les lois, Ulfasso, tu t'enfonces de plus en plus profondément dans le mal. Que te dirait ton ami Chovsky, s'il était là ? Hein, y as-tu pensé ?

Pour moi, Chovsky était la voix du Bien. J'étais sûr qu'entendre évoquer son ancien ami pouvait encore titiller les oreilles d'Ulfasso, et parvenir à atteindre les méandres encore lucides de son cerveau malade...s'il en restait.

— Anton ? fit Ulfasso en étouffant un rire, une toute nouvelle jovialité apparaissant sur son visage malicieux. Si je le lui demandais, il se retournerait contre toi et m'apporterait ta tête dans un plateau. Anton est mon ami depuis longtemps, Erik, et même s'il ne comprend pas toujours mes hautes motivations, il ne me trahira jamais. Pour preuve, il a couru après moi dès qu'il m'a vu, en te plantant là. Il ne va pas tarder à arriver, d'ailleurs, alors viens ici et mets-toi au travail. Immédiatement.

Je n'en revenais pas de la mégalomanie d'Ulfasso, qui du reste n'avait pas encore montré son apogée. Cependant, se pourrait-il qu'il dise vrai ? Après tout, Chovsky n'avait été habité que d'une chose, ces derniers temps, retrouver son ancien ami, et il n'avait quasiment eu que son nom à la bouche.

Sentant les larmes me venir aux yeux, je réussis néanmoins à rassembler mes forces.

— Non, refusai-je d'une voix forte. Je ne t'obéirai pas, Ulfasso. Pas cette fois. Tu es allé trop loin.

Ce dernier, qui s'était remis face au corps de sa mère pour vaquer à je ne savais quelle sombre occupation sur celle-ci, se retourna brusquement.

— Tu vas exécuter mes ordres, soldat, grinça-t-il en posant sèchement son sabre sur la dalle dans un claquement métallique. Je suis non seulement ton supérieur, ton général et ton prince, mais également celui qui prendra bientôt la tête de la Russie, gouvernée pour l'instant par un incapable, puis celle du monde entier. Mon existence se situe sur un plan supérieur à la tienne, et rien que pour cela, tu devrais te jeter à mes pieds immédiatement et supplier pour que je pardonne ton insolence. Le fait que je t'ai choisi tout spécialement pour me seconder dans ma tâche et te favorise ne m'empêchera pas de me montrer intraitable si tu persistes dans la désobéissance, Erik !

C'en était trop. Alors voilà les réelles intentions d'Ulfasso, réalisai-je, médusé. Maintenant, il se prend vraiment pour Dieu.

— Non, mais tu t'entends ? m'écriai-je, les yeux à demi fermés par la colère. Qu'est-ce qui t'est arrivé, par les démons ? Ah, si Chovsky pouvait entendre tes délires ! Il serait vraiment catastrophé !

La bouche boudeuse d'Ulfasso prit un pli agressif, alors qu'il plissait les yeux de rage, leur prunelle fendue se rétrécissant sous l'effet de la colère.

— Je te le répète, Anton est d'ores et déjà dévoué à ma cause ! Il ne le réalise pas encore, mais comme Irvine m'avait dit, il sait parfaitement que c'est moi qui suis amené à vous gouverner tous, à vous guider vers un monde nouveau !

À ce moment-là, la voix de Chovsky résonna, claire et haute, dans la nuit.

— Tu crois vraiment ça, Ulfasso Levine ? dit-il en sortant des ténèbres derrière moi.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0