La fin de la Garde Blanche

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Finalement, à l'aube du troisième jour, Ulfasso réapparut. Il se planta au milieu de l'église, la tête basse, le visage caché par ses cheveux. Cette scène m'évoqua celle du mausolée à Nizhniy, et elle était pour moi porteuse de bien mauvais augures.

— Ulfasso, fit alors Chovsky en le rejoignant, vas-tu enfin me dire ce qui t'arrive ? Tout le monde est mort d'inquiétude.

Ulfasso le dépassa, puis s'avança à grands pas vers l'autel, semblant avoir retrouvé sa vitalité d'antan.

Il passa devant moi en m'ignorant, puis il s'arrêta devant le Christ sur la croix, levant le nez vers lui.

Il va encore se lancer dans une de ses crises mystiques, pensai-je, plutôt rassuré. Et après, il sera de nouveau l'homme qu'on connait, et tout redeviendra normal.

Cependant, comme Irvine quelques jours avant lui, Ulfasso se mit à déclamer des paroles obscures.

— Alors, tout n'était que mensonge et illusions, dit-il. Même la Russie m'a trahi...

Il éclata alors d'un rire sinistre, et dans une violente crise de démence aussi soudaine qu'inattendue, il se précipita sur l'autel et en balaya tout le contenu du revers la main, avant de sortir son sabre pour s'attaquer au Christ sur la croix, qu'il décapita rageusement.

— Je maudis la Russie ! hurla-t-il d'une voix grondante qui me glaça les sangs. Je renie le Christ !

À ce moment-là, Chovsky se précipita sur lui.

— Arrête, Ulfasso ! s'écria-t-il. Qu'est-ce qui te prend ?

À ma grande surprise, mais aussi à mon grand soulagement, Ulfasso stoppa net son sacrilège et se retrouva dans la même position que tout à l'heure, le sabre pendant à bout de bras.

— Je n'ai pas été choisi par Dieu pour sauver la Russie, Anton, déclama-t-il alors d'une voix basse. Je suis un homme maudit, qui n'a sa place nulle part sur terre. Je suis le fils du démon !

À cette évocation, proférée avec force, je me signai, très grave.

— Le fils du démon ? Mais qu'est-ce que tu racontes, enfin, Ulfasso ? fit Chovsky sans m'avoir jeté un regard.

— Je dois en savoir plus sur cette lignée maudite, dit alors Ulfasso en relevant la tête, comme s'il venait d'avoir une vision. Il faut que j'aille… Oui, je sais où je dois aller. Je dois trouver ce livre.

Et ayant dit cela, il fit demi-tour sans faire plus attention à nous et sortit de l'église, nous plantant là.

— Mon Dieu, fit soudain Chovsky après être resté de longues minutes immobile et silencieux, défait. Viens Erik, nous devons sortir d'ici tout de suite. Ulfasso est en train de perdre la tête !

Je ne me fis pas prier pour quitter cet endroit maudit, et courus à la suite de mon chef.

Ce dernier sauta dans la barque à pieds joints, et s'empara des rames avant de se mettre à souquer avec énergie.

— Dépêche-toi, Erik, il faut arrêter Ulfasso !

Arrêter Ulfasso ? Mais de quoi ?

Je le compris immédiatement, néanmoins, en voyant les flammes s'élever sur le village au détour de l'ilot de bosquets qui dérobait ce dernier aux regards. Ulfasso avait mis le feu au campement, et il avait passé par le fil de l'épée tous ses hommes.

Mais comment, par tous les démons, avait-il fait aussi vite, alors qu'il nous avait fallu une heure pour traverser le lac ? Je voulais bien qu'Ulfasso eût une force extraordinaire, et du reste il avait de l'avance sur nous, mais là, cela dépassait mon domaine de compréhension. Une fois arrivé sur la berge, Chovsky se précipita au chevet des survivants, car il y en avait, Ulfasso n'ayant fait que traverser le village en éliminant tous ceux qui se trouvaient sur son chemin, sans chercher plus loin. Mais il avait tout de même incendié son propre camp, comme s'il voulait effacer la moindre trace derrière lui.

— Ulfasso est devenu fou...Ce n'est pas notre général qui est revenu de ce monastère, c'est Satan, murmura le soldat dans les bras de Chovsky. Il a massacré ses propres hommes, avant d'invoquer une magie qui a fait descendre les flammes de l'enfer sur nous !

Un bruit de craquement, énorme et effrayant, retentit derrière nous. Nous nous retournâmes plus vite que l'éclair : c'était le monastère qui était en feu, sombrant dans le lac pierre par pierre. Les eaux de ce dernier, bouillonnantes, happaient tout ce qui s'y trouvait, de l'ilot de bosquets jusqu'aux barques sur le bord.

L'intuition de Chovsky avait frappé juste. Si nous étions restés une minute de plus là-dedans, nous aurions été entrainés par les remous, disparaissant dans les profondeurs de la terre par le maelström infernal que la sorcellerie d'Ulfasso avait invoqué.

— Comment est-ce possible, murmura Chovsky, les yeux posés sur cette scène dantesque. Aucun homme, même Ulfasso, ne peut provoquer des choses pareilles !

Le soldat releva un regard las sur Chovsky.

— Si, lui il le peut… Je l'ai vu appeler les éléments à se déchainer comme les sept plaies d'Égypte tout à l'heure. Ce n'est pas un homme, c'est un démon !

Alors que je me signais à nouveau, Chovsky, hors de lui, chassa ma main avec impatience.

— Reprends tes esprits, Erik ! Ce n'est pas de bondieuseries dont nous allons avoir besoin pour arrêter Ulfasso, c'est du cœur au ventre, du sang-froid et une épée !

— Tu ne pourras pas l'arrêter, murmura le soldat dans un regain d'énergie. Si quelqu'un ne l'a jamais pu… Rentre plutôt à Moscou, et dis au tsar ce qui s'est passé.

Ayant proféré ces dernières paroles, il rendit l'âme.

— Tu penses réellement ce que tu viens de dire ? demandai-je alors à Chovsky d'une voix grave.

— Ulfasso était mon ami, répondit-il, les sourcils froncés. Je l'ai connu lorsqu'à seize ans, il a intégré l'académie des cadets en même temps que moi et Roman. Il était solitaire et peut-être un peu torturé, mais il était bon, juste et droit, et nous étions comme les doigts de la main. J'étais encore à ses côtés, avec Irvine, lorsqu'il se fit un nom en s'illustrant lors de la guerre contre les Mongols du grand Khan, les empêchant d'entrer une nouvelle fois dans Moscou. Je le connais mieux que personne sur cette terre, je l'ai vu saigner, et même pleurer. Je peux t'assurer que c'est un homme, pas un démon !

— Et comment expliques-tu tout ce qui vient d'arriver ?

— Je ne l'explique pas, et ça ne m'intéresse pas, proféra-t-il avec force. Mais je dois retrouver Ulfasso, il me doit des réponses.

Je baissai la tête, préférant de ne pas insister. C'était la crise aussi pour Chovsky. Je venais de perdre un général, un héros et un modèle, mais lui, il venait de perdre son meilleur et seul véritable ami, l'unique qui lui restait. En moins d'une semaine, tout son monde s'était écroulé.

Cependant, Chovsky devait d'abord accomplir son devoir en allant prévenir le tsar de la dissolution de l'opritchnina, et de la disparition de deux de ces généraux. Nous chevauchâmes ventre à terre jusqu'à Moscou une semaine durant. Chovsky ne s'accorda aucune pause, sautant sur un nouveau cheval à chaque relais qu'il rencontrait. Finalement, nous arrivâmes devant les portes du Kremlin au petit matin du dixième jour, nous jetant aux pieds du tsar dès que ce dernier, ayant eu vent de la gravité de la situation, nous reçut.

C'était la première fois que je voyais le tsar, empereur divin à qui j'avais dédié ces trois dernières années. Prosterné sur les froides dalles de la salle, je ne pus voir son visage, caché par le contre-jour sur son trône. Chovsky expédia les salutations en vitesse, annonçant d'une voix grave qu'il venait de se passer un événement sans précédent, qui menaçait la Russie et qui l'avait conduit ici séance tenante.

— Eh bien, parle ! le pressa le tsar de sa grosse voix qui tonnait comme l'orage.

— Moi, Anton Zakharine Chovsky, 3e capitaine de l'opritchnina et soldat de première classe des armées de Votre Majesté, vous informe que la Garde Blanche n'est plus. La sécurité de l'empire est désormais compromise.

C'était la première fois que j'entendais mentionner le nom de « Garde Blanche » par les Russes pour parler de l'opritchnina.

— Que dis-tu ? La Garde Blanche, exterminée ? Où sont les capitaines Tchevsky et Cheremetiev ? Que fait Ulfasso ?

Me tournant vers Chovsky, j'aperçus ce dernier serrer les dents, les yeux fermés.

— Le prince Cheremetiev a déserté, Votre Majesté, répondit-il. J'ignore ce qu'il est devenu. Quant au prince Tchevsky… C'est lui-même, de sa main, qui a exterminé ce qu'il restait de l'opritchiniya. Après avoir passé par le fil de l'épée les deux cent quatre-vingt-dix-sept hommes sous ses ordres, il a disparu à son tour, et j'ignore où il est allé.

Il y eut un long silence. Relevant la tête discrètement, je m'aperçus que le tsar s'était levé.

— Impossible…, murmura-t-il alors. Ulfasso n'aurait jamais fait une chose pareille… Tu dois mentir !

— Je dis la vérité, Votre Majesté, insista Chovsky d'une voix aux accents suppliants. Ulfasso Levine Tchevsky, revenant d'un monastère étrange à Ilniev, où le prince Irvine s'était lui-même rendu quelques jours avant, est devenu fou, et il a massacré toute la garnison stationnée dans les environs de Kiev. Le jeune troisième classe Stormqvist, ici présent et qui en a réchappé comme moi, peut en témoigner. Lui et moi, nous sommes tout ce qui reste de la Garde Blanche.

Le tsar se tourna vers moi, et descendant les marches de son trône, il se posta face à moi.

— Relève-toi, soldat Stormqvist ! ordonna-t-il.

Je m'exécutai, me retrouvant face au tsar dont je pus voir la barbe épaisse, les yeux bridés et la fine couronne, enfoncée sur ses longs cheveux.

— As-tu assisté aux évènements que vient de relater le capitaine Chovsky ? me demanda-t-il. Jures-tu sur ta vie que cela est vrai ?

Je me rappelai amèrement mes deux derniers serments, que je n'avais pas pu tenir : suivre Ulfasso jusqu'en Enfer, et protéger Irina jusqu'à la mort.

— Oui, Votre Majesté, jurais-je néanmoins. Je vous assure que c'est vrai.

Le tsar entra alors dans une colère noire, maudissant Ulfasso de tous les noms.

— Les Tchevsky ! hurlait-il. Je vois clair dans leur plan, maintenant ! Ils pensent fomenter un coup d'État en faisant monter Ulfasso sur le trône à ma place !

— Je pense que les Tchevsky ne sont pour rien dans cette affaire, se risqua courageusement à objecter Chovsky. Ils ne savent pas qu'Ulfasso a tourné le dos à Votre Majesté, et ils seraient sûrement horrifiés de l'apprendre. Le prince Nicolas n'est-il pas votre cousin direct et dévoué ?

— Très bien, statua le tsar. Capitaine Anton Zakharine Chovsky, je te charge personnellement de cette affaire. Si tu réussis, je ferais de toi un noble et te couvrirais d'or. Quant au soldat Stormqvist, je le nomme première classe. Qu'il te seconde dans ta tâche.

— Merci, Votre Majesté, fit Chovsky alors que nous nous prosternions tous les deux. Je n'osais formuler le vœu d'être moi-même chargé de la mission de retrouver les princes Tchevsky et Cheremetiev.

— Ramenez-moi Ulfasso à Moscou, grinça-t-il, et le prince Cheremetiev par la même occasion. Je m'occuperai moi-même de ce dernier et de mon neveu en les assignant à résidence au Kremlin, où ils retrouveront rapidement la raison.

Nous quittâmes la salle à reculons.

— Le tsar ne peut se résoudre à mettre Ulfasso à mort, observa Chovsky une fois dehors. C'est bien ce que je pensais.

J'ignorais s'il en était heureux, ou pas.

Nous quittâmes alors Moscou, Chovsky ayant acheté quatre nouveaux chevaux et une bonne provision de vivres pour le voyage.

— Je pense qu'Ulfasso est à Nizhniy, annonça-t-il en finissant de sangler son cheval. Le connaissant, il sera d'abord remonté dire adieu à sa mère, la princesse Anastasia, avant de faire quoi que ce soit d'autre.

— Tu en es sûr ? lui demandai-je, ne pouvant me résoudre à imaginer Ulfasso venir pleurer dans le giron de sa mère défunte après tout ce qu'il avait fait.

— Sûr, non. Mais c'est un début de piste. Il est également de mon devoir de prévenir les Tchevsky, la colère du tsar pouvant s'abattre sur eux à tout moment, selon ce que décideront les évènements.

Chovsky était vraiment un homme d'une justesse remarquable. Alors que cette famille princière ne lui avait toujours témoigné que du mépris, en dépit de ses exploits, de son dévouement sans faille à la Russie et de l'amitié qu'il avait avec le prince, il pensait d'abord à leur sécurité.

— Je dois aussi voir celle d'Irvine, murmura-t-il pour lui-même.

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