L'icône

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Fanatique, Ulfasso l'était assurément, comme tous ses hommes. C'était d'ailleurs ce dévouement absolu et sans condition à la cause de la grande Russie qui lui amenait un tel respect de la part de ce peuple. On racontait qu'Ulfasso, reprenant une vieille coutume des seigneurs de la guerre slaves, avait cloué de sa main le turban d'émissaires kirghizes sur leur crâne, alors que ceux-ci refusaient de se découvrir devant le tsar. J'ignorais si c'était vrai, mais cela ne m'étonnait guère, et je me rappelais d'enlever tout couvre-chef de ma tête si par malheur je devais en avoir un en passant devant les tours du Kremlin ou une église portant un vitrail représentant le tsar ou Sainte Catherine, la patronne de la Russie.

Les Russes disaient qu'Ulfasso était également très croyant. Ou plutôt, qu'il avait une foi absolue dans la Russie élue comme terre sacrée entre toutes et en son rôle à lui, Ulfasso, comme choisi spécialement pour la protéger. La certitude inébranlable qu'il avait en sa mission sacrée le faisait se jeter sans hésiter au combat, ignorant les flèches qui pleuvaient sur lui et semblaient toujours, il est vrai, l'éviter comme par miracle. Du reste, il y avait quelque chose d'indiscutablement épique et messianique dans sa façon d'être : Ulfasso n'était jamais pris en défaut, et à chaque fois qu'il gagnait une bataille, on le voyait à genoux dans le sang et la boue, remercier le ciel d'une voix puissante qui faisait frémir ses hommes, prosternés à sa suite. Il suffisait de le regarder au milieu du plus noir des carnages, haute silhouette resplendissante de lumière, pour retrouver le courage et la foi, et un seul signe de lui faisait courir 300 hommes au combat, le sourire aux lèvres. Il lui arrivait même de nous lancer sur les troupes ennemies en nous faisant chanter des couplets patriotiques repris en cœur par toute l'oprichiniya, qui continuait de donner joyeusement de la voix tout en massacrant. En le voyant sur le champ de bataille, on avait l'impression d'assister à la descente d'un ange en armure parmi les humains, expressément dépêché par Dieu pour donner un coup de main divin à la Russie. Cela, les Russes y croyaient dur comme fer. Les simples soldats issus de provinces reculées comme moi, qui avaient peu de contacts avec Ulfasso, le considéraient comme rien de moins. Pour eux, leur chef était d'essence divine, il était une manifestation de la colère de Dieu contre les envahisseurs qui saignaient la Russie, envoyée sur terre pour décimer ces derniers. Pour ses ennemis, je me rappelais qu'Ulfasso n'était rien d'autre que le Diable, mais cela ne revenait-il pas à dire la même chose ? Dieu et Diable ne sont que deux côtés du visage de la même entité, vue sous des angles différents.

Je n'eus jamais l'occasion de faire part de ces pensées à Chovsky, qui du reste, en étant l'ami le plus proche qu'Ulfasso puisse avoir avec Irvine, n'aurait sûrement fait qu'en rire. Mais pour moi qui étais très influençable, Ulfasso était un guide qui renforçait ma foi, et je me mis à prier avec une ferveur nouvelle en étant dans l'opritchiniya. Comme mes camarades, j'embrassais l'icône autour de mon cou avant chaque bataille, et il m'arrivait même de remplacer le nom du seigneur dans le Notre-Père par celui d'Ulfasso.

Je remarquai très vite que notre général portait lui aussi, sous son armure, une icône magnifique. Elle représentait une sainte d'une beauté incroyable, auréolée de lumière. J'ignorai qui était la divinité sous la protection de laquelle Ulfasso se mettait, connaissant mal le riche et vaste panthéon russe, très différent du nôtre, et dans lequel se mêlaient les anciens dieux de la période préchrétienne, qui ne remontait qu'à à peine deux siècles.

— Quelle est cette icône qu'Ulfasso porte toujours sur lui ? demandai-je donc à Chovsky dès que j'en eus l'occasion.

— Ce n'est pas une icône, c'est le portrait de la princesse Anastasia Tchevsky, répondit Chovsky.

— Je croyais que le prince n'était pas marié, murmurai-je.

— Il ne l'est pas, fit Chovsky. La princesse Anastasia était sa mère.

Je me rappelai alors la scène au mausolée de Nizhniy, où j'avais vu Ulfasso en adoration devant la tombe de sa mère.

En fait, Ulfasso vouait un culte à sa mère, morte lorsqu'il avait 16 ans, et dans laquelle il reconnaissait à la fois Sainte Catherine, la mère de Dieu, et la sainte Russie. Cette adoration pathologique, qui paraissait normale en Russie où la figure de la babouchka est élevée au rang de déesse, influence musulmane oblige, me paraissait à moi, pouvant pourtant comprendre ce sentiment, étrange et obscure. Mais sur le moment, en passe d'être fanatisé par Ulfasso, je n'y prêtais pas plus attention que ça.

Néanmoins, cela apportait un éclairage sur la raison pour laquelle Ulfasso ne s'intéressait pas au sexe opposé. Aucune femme ne trouvait grâce à ses yeux, et alors que ses hommes se précipitaient dans les bordels à chaque permission ou violaient allègrement dès qu'ils en avaient l'occasion, notre général détournait les yeux ou les réprimandait vertement pour leur manque de discipline. Moi qui n'étais pas intéressé par les femmes pour une autre raison et détestais la violence gratuite envers les innocents, je l'admirais pour cela. Jamais je ne vis Ulfasso violer une captive ou une paysanne ni entrer dans aucun bordel. Du moins, pas avant qu'il ne devienne totalement fou et se plonge dans la magie noire, mais ça, c'est une autre partie de mon histoire.

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