Sashimi

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Un jour, pourtant, alors que j'avais manifesté de la curiosité envers l'endroit où il vivait, Lev proposa de me faire visiter sa maison. C'était là un signe d'ouverture certain de sa part, le début du lever du rideau de fer, pourrait-on dire sans trop risquer le mauvais humour. Il vint donc me chercher en voiture jusque devant une station de métro où je lui avais donné rendez-vous pour l'occasion, voulant éviter les regards curieux de mes colocataires, et sortit de la ville. Lorsque je vis qu'il prenait une nationale, et que le paysage autour de nous devenait de plus en plus sauvage, le soleil disparaissant derrière les sapins, je sentis soudain une sourde angoisse m'étreindre le cœur. Je jetai un coup d'œil à Lev, qui conduisait en silence, son regard clair fixé sur la route devant lui. Et si c'était un psychopathe à la American Psycho, un homme d'affaires blasé qui traquait les jolies femmes pour passer le temps, les attirant chez lui pour les découper en morceaux ? Lev avait un côté glacial qui collait parfaitement à ce genre d'image, et je ne savais pas grand-chose de lui. J'envoyais donc un texto à mes colocs, leur disant que j'étais sur la nationale 5 en partant d'Helsinki, m'apprêtant à aller chez Lev qui habitait, semblait-il, une maison bien excentrée.

Lorsque, après une bonne demi-heure de trajet, il s'engagea dans un chemin non goudronné qui quittait la route après être passé par un village, j'envoyais ma position exacte à mes amis, Erik en particulier, qui était peut-être le plus fiable et que je savais être à la maison.

— Tu vis drôlement loin d'Helsinki, remarquai-je en serrant mon manteau contre moi.

— Oui, répondit Lev dans un murmure bas et froid. J'aime la tranquillité.

Pour être tranquille, ça il l'était, pensai-je en observant qu'il n'y avait pas une maison à la ronde, et qu'autour de nous, ce n'était que forêt et montagne. Le paysage devenant de plus en plus sombre, Lev alluma ses phares, et il éclaira la silhouette d'une biche qui détala dans le sous-bois en voyant la voiture. Je me demandais quant est-ce qu'on allait enfin tomber sur la maison, espérant que ce ne serait pas une sombre cabane de bûcheron que je verrais surgir devant nous sur le chemin : ce qui signifierait alors que ne n'avais plus qu'à sauter de la voiture et à courir très vite.

Mais elle apparut bientôt, légèrement surélevée par un monticule et entourée de jardins en terrasse, avec un petit escalier qui y menait. Elle semblait spacieuse et lumineuse, toute en bois, et lorsque résonna le bruit des graviers sous les pneus, je soupirai de soulagement en pensant à quel point c'était bon de retrouver la civilisation. Lev coupa le contact juste devant un garage discret, et il fit le tour de la voiture pour m'ouvrir la portière.

— On est arrivé, dit-il. C'est par là.

Je gravis à sa suite le petit escalier qui montait jusque sa maison, tournant la tête pour essayer d'apercevoir le jardin. Mes yeux furent attrapés par une vue magnifique : on voyait le village en contrebas, des étendues de plaine enneigée, et même les contours d'Helsinki au loin. De l'autre côté, c'était les montagnes, et l'intérieur des terres finlandaises.

— Moi aussi, j'adore cette vue, observa Lev devant mon émerveillement. C'est pour cela que j'ai choisi de faire construire cette maison ici. Avant, c'était une vieille cabane de bûcheron !

Alors que je tournai un regard effaré vers lui, il me fit un sourire acéré, presque féroce.

— Allez, viens, dit-il en étouffant un rire, avant de contourner une grande baie vitrée. L'entrée, c'est par là !

Lev grimpa quatre à quatre un petit escalier couvert, sur le côté droit de la maison, qui donnait sur une porte dont on n'aurait pu deviner la présence. Là, il mit sa main dans une petite boîte posée sur une étagère faisant face à l'escalier, avant d'en ressortir un trousseau de clef. Je le trouvais bien imprudent de laisser ses clés là-dedans, et je lui dis.

— Mais non, répondit-il. Personne ne vient jamais ici.

Allait-il ajouter « personne ne t'entendra crier » ? C'était presque ça.

Néanmoins, l'intérieur de la maison était plus que rassurant. C'était beau et chaleureux, ressemblant à un grand chalet très design. La porte débouchait sur une sorte de mezzanine en hauteur d'où on pouvait voir le salon, enfoncé autour d'une cheminée ouverte, la cuisine non séparée du reste, et la grande baie vitrée que nous avions longée précédemment. Sur le côté gauche de cette curieuse mezzanine, en fait une sorte de couloir, s'ouvraient plusieurs portes, et un autre couloir, au bout duquel je pus voir une fenêtre croisée, donnant sur l'arrière de la maison. Curieuse, je m'aperçus qu'un autre escalier, plus petit, montait à la gauche de cette minuscule fenêtre.

Lev descendit un escalier qui menait à l'étage plein pied, et se dirigea directement vers un immense frigo américain d'où il sortit une bouteille de jus d'orange.

— Tu veux quelque chose à boire ? me lança-t-il en levant la tête, alors que j'étais fascinée par l'immense lustre en fer forgé et en bois qui descendait du haut plafond jusqu'au salon.

— Quelle baraque hallucinante, murmurai-je. On dirait un croisement entre un palais viking, un chalet et la conception design d'un architecte !

Lev sourit.

— Oui, c'est moi qui l'ai dessinée avec l'architecte, justement, dit-il. Tu ne veux rien boire ?

— Attends, je descends.

Je le rejoignis en bas, et me penchai sur son frigo.

— Je veux bien du jus de tomate, fis-je en pointant une bouteille rouge.

— Ah, tu ne fais rien comme tout le monde ! » observa Lev en attrapant la bouteille, qu'il sortit du frigo. Après m'avoir servi un verre, il remplit le sien de jus d'orange, et but lentement. « J'ai faim, ajouta-t-il. Qu'est-ce que tu veux manger ce soir ?

Je réfléchis.

— Je ne sais pas, qu'est-ce que tu sais cuisiner ? lui demandai-je.

Lev me regarda, un peu interdit.

— Hum… A part un steak et une omelette, je vois pas !

Pensant qu'il devait avoir une cuisinière, je n'insistai pas.

— Ah, j'ai une idée, dit-il enfin. Tu aimes le poisson ?

— J'adore, répondis-je. Tu vas faire du poisson ?

— On va manger du thon rouge en sashimi, répondit-il. Justement, j'ai très envie d'en manger. Je vais chercher le poisson, j'en ai pour cinq minutes.

Je pensais que Lev aurait eu toute une armée de gens de maison pour faire ce genre de tâche, mais ce n'était pas le cas. Ou alors, autre hypothèse, ils les avaient renvoyés pour l'occasion. Toujours est-il qu'il alla lui-même chercher le poisson après m'avoir servi un verre de vin, me demandant de l'attendre sagement dans le canapé. Bien installée sur ce dernier, blottie dans un plaid, mon verre à la main et toute prête à admirer le paysage du couchant sur le lac et les lointains pics enneigés, je lui fis un sourire rassurant lorsqu'il se retourna une dernière fois avant de fermer la porte. Cependant, dès que la lumière des phares de son 4x4 eut disparu, je me levais et regardais autour de moi, curieuse et je dois dire aussi, peu rassurée.

J'allais en profiter pour fouiller un peu.

La maison de Lev, grande, et lumineuse, avait une architecture originale : elle avait un semi-étage qui, formant comme une mezzanine, ne couvrait pas tout l'espace du rez-de-chaussée. Cette maison, dont les matériaux étaient principalement en bois, était construite de façon à laisser la part belle au paysage et à la nature aux alentours, et beaucoup de pièces donnaient directement dehors. Certaines s'ouvraient sur des patios qui les faisaient communiquer avec d'autres parties de la maison, et il y avait même une piscine couverte et un sauna.

Mais c'était surtout la décoration, composée de nombreux objets très hétéroclites, qui donnait matière à exploration. Alors que la maison et ses meubles était très sobre et minimaliste, comme le voulait le design scandinave, les pièces étaient jonchées d'objets tous plus étranges et exotiques que les autres, oscillant entre l'ambiance du bureau colonial et les « mystères de Pékin » : singe empaillé qui vous fixait de ses yeux de billes écarlates, piles de livres poussiéreux en russe ancien et en yiddish, dragons et boules de jade intercalant les bouquins, lourds colliers en argent, tapis épais, affiches russes et chinoises de la grande époque, et même un costume de cour mandchou jaune impérial, brodé de fils d'or et de fourrure de marte, accroché sur un portant.

Cependant, je n'étais pas au bout de mes surprises. Je passai dans ce que je pensais être sa chambre, au demeurant très agréable : le lit, large, plat et bas, caché d'un côté par un paravent en bois peint, était fait, la salle de bain était nickel. Une large baie vitrée donnait une vue magnifique sur la forêt enneigée, le lac gelé et les montagnes qui entouraient la maison de Lev. Cependant, quel ne fut pas mon étonnement en découvrant sur le bureau en séquoia un portant sur lequel était posé un grand sabre japonais ! J'étais bien sûr incapable de reconnaître un sabre japonais d'un autre, mais celui ressemblait trait pour trait à celui du prince Tchevsky sur la peinture. J'avais remarqué que Lev avait un certain goût pour les antiquités asiatiques, mais à part ce sabre, il n'y avait pas une seule arme ancienne dans sa maison, pour autant que je puisse en juger. Et que faisait-il dans sa chambre ? M'approchant, je le saisis de mes deux mains, manquant de faire tomber le portant. Il n'était pas aussi lourd qu'il semblait l'être au premier abord, mais j'avais tout de même du mal à le manier. Voulant vérifier si le dessin des fameuses « vagues » se trouvait sur la lame, je le posais par terre, et entrepris avec difficulté de le tirer de son fourreau. C'était une lame magnifique, polie et réfléchissant la lumière comme un miroir, dans laquelle je pouvais voir mon propre reflet. Les vagues y étaient, et le soulevant à hauteur des yeux, je m'apprêtai à passer mon doigt sur le fil lorsqu'une main ferme arrêta mon geste en attrapant mon poignet.

— Attention, ce sabre est aiguisé. Tu pourrais te couper.

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