Le Trou du Hobbit

9 minutes de lecture

Les mois passèrent, au cours desquels il m'arrivait encore de me fustiger pour avoir laissé passer l'occasion de me taper Lev Haakonen. Et puis un jour, en ville, en sortant d'une boulangerie, je tombai nez à nez avec lui.

— Fassa, dit-il avec un sourire, quelle surprise ! Vous me reconnaissez ? Je suis Lev. Lev Haakonen.

Comment ne pas le reconnaître ? pensai-je en posant un regard halluciné sur son visage, ayant oublié pendant tous ces mois à quel point il était beau. Et gentil, car il n'avait pas l'air de m'en vouloir pour un sou.

— Bien sûr, Lev, que je me souviens de vous, répondis-je le plus chaleureusement possible. Je suis moi aussi très surprise de vous revoir ici. J'ai voulu vous rappeler, mais je ne trouvais plus votre numéro.

Cette excuse, que tous les hommes de la terre connaissent, amena un sourire sur le visage de Lev.

— Ce n'est pas grave, fit-il, beau joueur. Je ne vous ai pas rappelé non plus, car vous aviez l'air débordée.

Il y eut un long silence, alors que je cherchais à trouver les mots justes pour lui faire savoir que j'étais d'accord pour le revoir dans un cadre non professionnel. Au bout d'un moment un peu embarrassant, il me fit un sourire légèrement contrit, puis dit :

— Bon, et bien...Je ne vais pas vous retenir plus longtemps. Mais j'ai été ravi de vous revoir, Fassa !

Alors qu'il me dépassait, après m'avoir salué, je lui attrapai le bras.

— Attendez, Lev, fis-je alors qu'il se retournait, surpris. Je n'ai plus votre numéro, c'est vrai, mais j'aimerais profiter de cette plaisante coïncidence pour savoir où en est votre plan. Ça ne vous dirait pas de venir boire un café avec moi, tout de suite ?

— Tout de suite ? fit Lev, puis après avoir réfléchi rapidement : d'accord. Mais laissez-moi acheter mon pain d'abord. J'en ai pour deux secondes.

Pendant qu'il était à l'intérieur, je me recoiffai rapidement, sortant un miroir de mon sac. Après m'être morigénée intérieurement pour ne pas avoir accordé plus d'attention à mon maquillage et à ma tenue ce matin, je fis disparaître le miroir. Lev ressortit, et il se planta devant moi.

— Je vous suis, dit-il.

Je l'emmenai dans le pub préféré d'Erik, le « Le Trou du Hobbit », en espérant qu'il n'y serait pas. C'était un bar fondé par des rôlistes, comme l'indiquait le nom aux yeux des connaisseurs, mais j'y venais surtout pour la musique qu'ils passaient, du métal lourd et pur.

Lev m'a imposé ses chiffres et ses plans de restructuration économique, pensai-je avec une pointe de malice en le trainant à l'intérieur par le bras. Maintenant, à lui de passer le test. On verra bien s'il m'apprécie comme je suis vraiment.

Depuis que j'étais sortie avec un type, une seule fois, pas deux, qui non seulement ne faisait pas partie du même univers mais niait totalement l'aspect « Troll and Dragon » de ma personnalité, je m'étais jurée de ne plus refaire la même erreur. Je n'attendais pas de Lev qu'il se mette à headbanger ou à me parler du niveau de son perso aux MMO-RPGs preuve à l'appui, mais au moins qu'il connaisse et respecte cette facette de moi-même, qui était loin de tenir un rôle anecdotique dans ma vie. Et puis, il a les cheveux longs, il est fort en maths et il s'habille en noir, me dis-je en l'observant, ça doit être un ancien nerd.

Le pub, son intérieur très « troll and dragon » et sa musique amenèrent un léger sourire sur le visage de Lev.

— Quel drôle d'endroit, remarqua-t-il en regardant autour de lui, une fois assis. Vous y êtes déjà allé ?

— J'y vais très souvent, avouais-je avec un grand sourire. C'est mon ami le troll qui m'a fait connaître.

— La caverne du troll ? fit Lev avec un sourire amusé. C'est drôle, plus vous me parlez de votre ami, plus son image apparaît nettement devant mes yeux.

— Si vous voulez me connaître plus, monsieur Haakonen, fis-je avec un air mystérieux, il faudra vous faire à ce genre d'ambiance !

Dans ce bar où j'étais comme à la maison, je me sentais très sûre de moi. C'est sûrement ce qu'a dû ressentir Lev en me trainant dans son restaurant russe, pensai-je.

Mais Lev n'était pas du genre à se démonter. Du reste, il avait l'air à son aise partout.

— Cela ne me pose aucun problème, Mlle Aaristi, fit-il en enlevant ses gants. Je n'ai rien contre ça.

Il planta son regard vert dans le mien. Je le soutins pendant de longues secondes, avant que ce contact ne soit rompu par la voix de Sven, serveur et accessoirement ex-copain de Gudrun.

— Tiens, salut, Fassa ! Je te sers quoi ?

— Juste un café, ce serait gentil, demandai-je.

Je me tournai vers Lev.

— Pareil, dit-il simplement.

Après avoir pris la commande, Sven nous laissa.

— Si vous conseillez le café, ajouta Lev, alors je vous suis. C'est qu'il doit être particulièrement bon !

Ignorant sciemment le caractère ironique de sa phrase, je dis :

— Oui, il l'est. Les gens qui viennent ici prennent plutôt la bière, mais comme je sais que vous n'aimez pas boire, j'ai choisi le café.

— C'est très gentil, observa Lev.

Voulant le pousser un peu dans ses retranchements, je lui demandais :

— Est-ce que vous faites du sport, Lev ? De la muscu, ou un truc comme ça ? C'est peut-être pour ça que vous surveillez votre ligne !

— Non, répondit-il avec un flegme remarquable. Je me contente de courir tous les matins parce que j'aime bien ça, ça me détend et ça me permet d'être dans la forêt à une heure où je suis sûr de ne croiser personne.

Je détestais courir autant que je haïssais les maths. En outre, j'avais du mal à croire que Lev ai pu acquérir une musculature pareille rien qu'en faisant du jogging le matin.

— Allons, insistai-je avec un sourire. Je vous ai vu vous changer derrière moi la dernière fois, vous avez une carrure de nageur est-allemand avant la chute du mur. Ne me dites pas que c'est le jogging qui vous a sculpté un tel physique !

— Très flatté, répliqua-t-il en répondant à mon sourire. Mais non, je vous assure que je ne fais pas de musculation. C'est peut-être le sanbo obligatoire au lycée à Moscou, ou alors le service militaire russe qui m'a donné une carrure de nageur est-allemand, comme vous dites.

— Sûrement les deux, répondis-je.

Nos cafés arrivèrent. Touillant dans ma tasse, je demandai, relevant mes yeux sur Lev :

— Et à part le jogging, à quoi passez-vous votre temps libre ?

— À regarder la télé », me répondit Lev sans un seul instant de réflexion. Surprise par cette réponse rapide à une question qui normalement amenait toujours beaucoup de réflexion, j'insistai :

— C'est tout ?

— Je joue aux échecs, dit-il. Mais pas plus.

Évidemment, comme tous les Russes, pensai-je. Néanmoins, j'étais persuadée qu'il ne me disait pas tout. Passé les maths, Lev était finalement peu bavard.

— Vous n'écoutez pas de musique, ne lisez pas ? Tiens, qu'est-ce que vous aimez comme musique ?

— Je n'aime pas trop la musique, répondit Lev avec une franchise désarmante. Enfin, ça ne m'intéresse pas plus que ça.

Comment c'était possible ? Il doit passer tout son temps à bosser, réalisais-je, incrédule. Ce type n'est pas humain.

— Et vous ? enchaina-t-il avec curiosité, ayant probablement aperçu mon air stupéfait face à ses réponses. Qu'est-ce que vous faites en dehors du boulot ?

Je baissai les yeux, souriant à l'idée de la révélation que j'allais lui faire.

— En fait, lui avouai-je, mes actions militantes ne sont qu'un de mes passe-temps. Mon véritable travail, c'est chanteuse lyrique. Je gagne ma vie comme ça. Je fais partie d'un groupe de métal depuis quelques années, dans lequel jouent les gens qui vivent avec moi en collocation, et dans lequel je chante. Le troll est notre nouveau guitariste. Helmut est notre batteur, Gudrun notre clavier, et il y a un second guitariste, Martii. Quant au reste du temps... Eh bien, je le passe en jouant à la console, au cinéma, à aller voir des concerts et des opéras, ou à lire.

Effectivement, cette révélation parut surprendre grandement mon interlocuteur.

— Je l'ignorais totalement, dit-il. Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit avant ?

— Ce n'est que la troisième fois que l'on se parle, Lev, fis-je en riant. Je n'allais tout de même vous parler de ma vie personnelle dans un cadre professionnel... Même si l’association ne fait pas partie de mon travail.

— Je le pensais vraiment, tant vous êtes convaincante dans ce rôle. Vraiment, Fassa, vous m'impressionnez !

— Dites plutôt que je vous impressionne parce que c'est la première fois que vous rencontrez une personne un peu artiste. D'après ce que vous me dites, vous avez passé tout votre temps dans le monde de la finance, ou à l'armée. Ce sont deux mondes très éloignés du mien.

—C'est vrai, remarqua Lev. Vous avez raison.

— Dans votre monde, le pragmatisme et la logique sont rois, continuai-je, dans le mien, c'est le rêve et l'imaginaire. Alors que vous calculez vos coups à l'avance, moi je me laisse aller au gré de mon instinct. C'est comme ça que l'on s'est rencontré, d'ailleurs. Mon instinct me disait qu'il faillait que j'aille vous parler, et c'est comme ça que je me suis retrouvé devant vous, sans suivre un plan préétabli.

— Vous êtes sûre de cela, Fassa ? fit Lev mystérieusement. Qu'est-ce qui vous fait croire que votre vie ne suit pas les lignes d'un plan déjà décidé bien longtemps à l'avance ? C'est la théorie du chaos : tous vos actes sont conditionnés par une toute petite goutte aux effets pouvant être immenses, que vous le vouliez ou non.

La conversation commençait à prendre un tour métaphysique, tout comme on pouvait s'y attendre de la part d'un scientifique habitué à flirter avec des nombres astronomiques. Mais ce n'était pas pour me déplaire.

— C'est là que s'exprime votre façon de penser, dis-je. Je ne nie pas les relations de cause à effet, je dis seulement qu'elles peuvent s'exprimer dans une sphère, celle du rêve et de l'imaginaire, qui nous les rend accessibles autrement que par la logique pure. Je sais parfaitement pourquoi je suis venue vous parler, Lev : c'est parce que vous êtes un homme particulièrement attirant, et qu'en plus, vous ressemblez exactement à l'image que je me faisais du prince charmant. Je vous l'avais dit, d'ailleurs.

Et maintenant, la balle est dans ton camp, pensai-je, assez fière d'avoir réussi à avouer mes sentiments d'une manière aussi profonde. Je me demandais comment Lev allait pouvoir garder le niveau, et surtout, comment il allait réagir.

Pour le moment, Lev me considérait avec une curiosité sans limites. Il est en train de réfléchir à quelque chose, devinai-je, amusée.

— Vous êtes vraiment une personne hors du commun, Fassa, dit-il finalement. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un comme vous !

Je me mis à rire.

— Mais je pense exactement la même chose de vous, répondis-je. Dans mon entourage, les gens comme moi font légion, mais c'est la première fois que je tombe sur un homme d'affaire russe, qui tout en étant matheux et ex-militaire, accomplit l'exploit d'être mystérieux et charmant.

— Je vous dirais la même chose, Fassa. Vous ne cessez de me surprendre. Et cela faisait longtemps que je n'avais pas été surpris par quelqu'un. Ça me manquait !

— Est-ce pour cela que vous dites-vous ennuyer sans moi ? fis-je, taquine.

— Exactement. Je m'ennuie terriblement quand vous n'êtes pas là, et je ne cesse de penser à la prochaine fois où je pourrais vous voir, dit-il très sérieusement.

Pour ma part, je ne m'ennuyais pas sans Lev, mais j'avais un besoin quasi-vital de le voir. Après cet épisode du « Trou du Hobbit », il ne cessa pas de m'appeler, pour me poser des questions très concrètes amenant des rencontres au cours desquelles je lui faisais découvrir mon monde. Lev était intelligent et curieux, et nous devinrent très vite des amis. Nous nous voyions dès que nous avions la moindre plage de libre dans nos agendas respectivement très chargés, et bientôt, nous étions inséparables comme les deux doigts de la main. J'avais avec lui des conversations qui pouvaient durer toute une nuit, mais aucun rapprochement physique ne s'était encore opéré entre nous. J'avais l'impression que Lev me respectait beaucoup, et il était tellement, comment dire, discipliné peut-être, qu'il ne tenta jamais le moindre geste déplacé envers moi.

Mais même s'il me bombardait de questions, Lev m'en disait très peu sur lui, et je continuais à être assez ignorante à son sujet. Quel genre de vie il avait, ce qu'il avait fait avant, aimait ou détestait, tout cela faisait partie des choses qu'il gardait soigneusement cachées. En fait, il avait une réserve que je pensais être toute scandinave, et c'était très difficile d'avoir accès à ses véritables pensées.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0