Vodka et pilmini

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Surprise, j'écarquillai un peu les yeux.

— Vous ne voulez pas que je vous parle plus du projet ? fis-je, étonnée.

Lev se releva, et jeta un rapide coup d'œil à sa montre.

— Vous avez déjà mangé ?

— Euh, non, répondis-je sans comprendre où il voulait en venir. Évidemment non.

— Vous avez un rendez-vous, tout de suite ? continua-t-il.

— Non... Ne vous inquiétez pas pour ça, j'ai bloqué ma journée. Si vous voulez que je vous détaille plus en avant le projet, j'ai tout le temps que vous voulez.

— Très bien, dit-il alors. Vous allez manger avec moi. Si ça ne vous dérange pas, bien sûr.

Je bafouillai un maladroit démenti et me retrouvai bien vite dehors, sur les pas de Lev. Il avait noué une grosse écharpe rouge bordeaux autour de son cou, qui contrastait avec le noir uniforme du long manteau, des gants en cuir, du pull et du jean qu'il portait. Même ses bottes fourrées, des UGG très basses, étaient noires.

— Je propose qu'on retourne à Hesa, proposa-t-il une fois dehors. Je connais un très bon restaurant russe. Vous aimez les pilmini ?

Je hochai la tête en signe d'assentiment, sans être trop sûre de me souvenir de ce qu'étaient des pilmini. Mes parents n’étaient pas vraiment russophiles. Lev me fit monter dans sa voiture, qui n'était pas, comme on aurait pu s'y attendre, une voiture de sport italienne mais un 4x4 de luxe certes, sûrement plus adapté aux routes finnoises souvent enneigées, jeta son manteau à l'arrière et s'installa au volant. Alors qu'il était occupé à manœuvrer, je jetais un coup d'œil au lecteur, qui était aussi un GPS et une télé. Lev posa son doigt dessus et le plan de la route d'Helsinki s'afficha, accompagné d'une voix féminine japonaise dont je ne pus comprendre un traitre mot.

— J'ai acheté cette voiture au Japon, murmura-t-il en guise d'explication. La mienne a été emboutie par un ours il y a deux semaines, alors que je rentrais chez moi. Le finnois n'était pas dans la liste des langues disponibles du GPS.

— Mais vous comprenez ce qu'elle dit ? demandais-je, incrédule.

— Oui, répondit-il. J'ai parlé le japonais avant le russe.

Et il n'a pas la moindre trace d'accent en finnois, pensai-je en moi-même. Impressionnant.

À chaque fois que la voiture s'arrêtait à un stop ou un feu rouge, le plan laissait place à la télé finnoise. J'étais fascinée par ce GPS.

— Vous pouvez changer de chaîne, me lança-t-il après un rapide coup d'œil sur mon visage étonné. Et cessez de faire cette tête : au Japon, toutes les voitures sont équipées avec ce genre de GPS.

J'appuyai sur un bouton au hasard. Cela mit en marche la radio, et je décidai de ne plus y toucher, satisfaite comme ça.

Lev me posa tout un tas de questions sur Les Amis de la Terre et mon engagement dedans pendant le trajet, de telle sorte que moi, en contrepartie, je ne pus lui en poser une seule. J'étais curieuse, notamment, de savoir s'il était marié. Il ne portait pas d'alliance, ni aucun bijou d'aucune sorte, d'ailleurs, mais avec les hommes d'affaires, on ne sait jamais... Arrivé au centre d'Helsinki, il s'arrêta juste devant un restaurant russe que je connaissais de nom, mais où je n'étais jamais allée. Il donna ses clefs à un voiturier et y entra, accueillit par le patron qui trainait derrière le bar en faisant ses comptes. Ce dernier lui adressa la parole en russe, et s'ensuivit une conversation dans cette langue que j'eus du mal à suivre, en dépit de mes quatre ans de russe obligatoires au collège. Puis après m'avoir fait un sourire obséquieux, le patron nous conduisit à une table dans le restaurant vide.

— Nous sommes les seuls clients ? demandai-je à Lev après avoir regardé autour de moi.

— Le restaurant est fermé le midi, répondit-il en me tendant la carte. Mais je connais bien le patron, et j'ai demandé à Ava de lui téléphoner avant de venir.

— Bien sûr, murmurai-je.

— Moi, je vais prendre des pilmini, dit-il en me regardant. Mais vous, vous pouvez commander tout ce que vous voulez. Je vous conseille de bien manger.

Je n'avais aucune envie de me bâfrer de caviar, de bortsch bien rouge ou de bœuf stroganov devant Lev, aussi décidai-je de prendre la même chose que lui, faisant confiance à son jugement en matière de cuisine russe. Du reste, l'énorme assiette de pilmini, des raviolis bouillis à l'eau du même genre que ceux que j'avais mangé un jour dans le seul restaurant tibétain de la ville, qu'on ne tarda pas à nous apporter m'assura que rien qu'avec ça j'allais être calée. On les mangeait en les trempant dans une espèce de sauce au paprika très forte et de la crème, sûrement pour faire passer le feu. Le patron finit par arriver avec une bouteille de vodka glacée alors qu'on n'avait rien commandé de la sorte, et me servit d'office un grand verre à ras bord, le sourire aux lèvres.

— Vous allez boire tout ça ? me demanda Lev lorsqu'il fut reparti.

— Non, répondis-je. Surtout pas à midi.

— Je vous comprend, fit Lev en prenant mon verre pour en verser la moitié dans le sien. Moi non plus, je ne bois pas à midi. D'ailleurs, je ne bois pas souvent.

— Étrange, pour un Russe, remarquai-je.

— Il ne faut pas croire tout ce qu'on dit, répondit Lev en souriant. Tous les Russes ne se descendent pas une bouteille de vodka au petit déjeuner !

Mais les Finnois si, pensai-je en me remémorant mon ex-petit copain, qui s'était avéré être un alcoolique notoire et que j'avais fini par larguer, lassée.

Lev grignota deux ou trois pilmini, laissant le reste dans l'assiette, puis se replongea dans la lecture du dossier que je lui avais laissé. Moi qui avais très faim, je mangeai un bon nombre de pilmini, à la fois rassurée de ne pas avoir à dévorer sous ses yeux et étonnée qu'il mange si peu. Tous les hommes que je connaissais mangeaient comme quatre, et je m'étais attendue à ce que Lev, avec sa taille frisant le mètre quatre-vingt-dix, soit habitué à dévorer comme un ogre. Mais ce n'était pas le cas.

— Vous pensez vraiment qu'il suffit d'un an pour rappeler toutes les chaînes délocalisées et relancer la production en Finlande ? demanda-t-il soudain en relevant le nez du rapport.

Surprise qu'il en vienne si vite au fait, je m'essuyai la bouche de ma serviette rapidement, et je l'espère, discrètement.

— Ce sont les chiffres que l’association avance, basés sur les résultats des entreprises qui l'ont déjà fait, répondis-je.

— Novka est une grosse société, dit-il en refermant le dossier, qu'il avait déjà fini de lire. Cela prendra bien plus de temps. Combien de boîtes ont déjà expérimenté ce plan ?

Je pris mon temps pour répondre.

— Environ une vingtaine, pour la plupart scandinaves ou hollandaises, comme Sush, ou Max Kavelaar, par exemple. Ikea a signé récemment, mais on ne connait pas encore ses résultats.

— Ikea délocalise partout, fit Lev en croisant ses doigts sur la table. C'est comme ça qu'ils garantissent des prix aussi bas. Ils vont avoir du mal à s'y tenir, croyez-moi. Mais pour ma part, je centre le gros de la production en Finlande, donc j'estime à environ deux ans et demi le temps qu'il faudra avant de pouvoir atteindre un certain équilibre. Mais j'ai déjà une idée pour contrebalancer les pertes des premières années.

— Parfait, dis-je. Vous êtes toujours d'accord pour signer ?

— Oui, répondit-il avant de rouvrir le dossier. Mais d'abord, j'aurais quelques questions à vous poser.

Lev me fit passer un véritable interrogatoire, qui me laissa épuisée. Alors qu'il s'était lancé tête baissée dans le projet avant même que je lui en ai parlé, il ne laissa par la suite aucun point au hasard. Ce type est une bête de travail, pensais-je assise en face de lui, alors que les heures passaient, entrecoupées des visites plutôt intrusives du patron qui faisait des apparitions régulières pour nous apporter du thé et des biscuits, dans lesquels Lev piochait sans conviction et surtout sans cesser de m'assaillir de questions. Il notait tout ce que je disais, en russe, dans un carnet ouvert sur la table, écrivant de la main gauche, et se lançait dans des calculs à la fois astronomiques et savants qui me donnaient mal à la tête. Moi qui l'avait trouvé plutôt léger au début, pensant qu'il passait le minimum de temps au bureau, je me rendis compte du sérieux et du professionnalisme dont il faisait preuve jusque dans un restaurant de quartier. Il me relâcha à la fin de la journée, alors que les clients du soir commençaient à affluer, apposant enfin sa signature aux longs caractères penchés sur ma feuille. Je l'ai gagnée de haute lutte, celle-là, me dis-je mentalement avant de fourrer dans mon sac le contrat.

— Merci, dit-il après m'avoir serré la main, d'avoir répondu si patiemment à toutes mes questions. Mais vous voulez peut-être remanger ? demanda-t-il en constatant l'heure. (Il rit doucement). Je vous ai épuisée…

— Non merci, ça va, fis-je avec un sourire contraint, tirant sur ma robe froissée par les longues heures en station assise.

— Bon, statua-t-il, c'est comme vous voulez », et il se retourna pour interpeller en russe le patron qui ne tarda pas à arriver au terme d'une petite course faussement pressante.

Lev le paya avec une liasse de roubles sans même regarder la note, ce qui m'étonna d'un type si impressionnant en algèbre. En fait, il avait déjà tout calculé mentalement, incluant à la somme le pourboire qu'il allait laisser.

Ce type doit tenir à la cocaïne, ce n’est pas possible, pensai-je avant de m'interroger sur le trafic bizarre qui nécessitât qu'il paye en roubles russes.

— Merci de m'avoir invitée, fis-je, embarrassée, alors qu'il venait de refuser les billets (finnois) que je lui tendais.

Lev me fit un sourire chaleureux.

— Mais non, c'est moi qui vous remercie, dit-il. Grâce à vous, j'ai passé une journée très amusante. Les Amis de la Terre peuvent s'enorgueillir de vous avoir, Fassa !

Ça, c'est sûr, pensai-je en tentant de ne pas afficher sur mon visage ma stupéfaction face à la révélation que Lev s'était « amusé » en passant sa journée à faire le bilan sans calculette des tenants et des aboutissants imposés par le plan de l’association à Novka.

Pour moi qui avais toujours eu du mal à compter passé les dizaines, les matheux étaient des extraterrestres, que j'estimais résultants d'une mutation bizarre dont le symptôme s'exprimait par ce qu'on appelait communément « la bosse des maths ». C'est parfaitement impossible que je m'entende avec l'un d'eux, pensai-je en regardant Lev nouer son écharpe autour du cou, apparemment encore absorbé par sa méditation sur ce que lui coûterait exactement la délocalisation d'une obscure chaîne de montage en Thaïlande dans dix ans, toutes conjonctures comprises. Devant un pragmatisme aussi effrayant, j'étais forcée de rendre les armes, et je renonçai sur le moment à profiter des minutes qu'il me restait avec lui pour tenter de le draguer.

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