Une bien étrange rencontre

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Nevernight est un groupe de metal symphonique finlandais originaire de Helsinki. Formé en 1996 à l’initiative d’une élève du conservatoire d’Helsinki, Fassa Aaristi, une soprano lyrique possédant une étendue vocale de trois octaves. Le groupe est considéré comme l’un des chefs de file du mouvement et comme responsable du regain de popularité que connut le metal symphonique au début des années 2000, et jouit, depuis leur second album studio, d’une renommée internationale. Nevernight sera en tête d’affiche du festival de metal historique programmé en Suisse dans deux ans, prévu pour être le plus grand évènement jamais organisé pour ce genre musical.

Page wikipedia du groupe de metal finlandais Nevernight

La Maison de la Noblesse était éclairée de mille feux. La neige avait cessé de tomber sur les sapins entassés devant sa façade néogothique. Quelques lumignons diffusant une lueur d’or pâle pendaient aux branches, préfigurant les festivités de Noël – ou quelque sacrifice à un ancien dieu païen pas encore oublié. Je payai le taxi – avec l’argent fourni par l’association – et descendis sur le parvis.

Markus m'attendait sur les marches, avec l'invitation que lui avait fourni son journal. Il portait un costume sobre et classe.

— Je vois que tu as troqué tes doc marteens contre des escarpins, remarqua-t-il d’un air appréciateur, les mains dans les poches. Tu as bien fait de suivre mes conseils. Cela te va très bien.

— Tu sais bien que je le fais pour les bébés phoques, les tigres et les orangs-outans ! le taquinai-je.

Markus présentait comme un dragueur, mais c’était une posture qu’il affectait, sans lourdeur, avec toutes les femmes.

— Erik n’est pas venu ? s’enquit-il en passant une main dans ses cheveux châtains clair.

— Non. Il a dit qu’il avait mieux à faire. Il m’a félicité sur ma tenue, lui aussi. En me demandant si ma robe avait été attaquée par des chats.

Le rire de Markus sonna étouffé contre la ouate de la neige.

— Ton ami est vraiment très intéressant, remarqua-t-il. Il faudra que tu songes à me le présenter plus formellement, un jour. Pourquoi pas chez Tante Marit ?

— Erik ne sort que très rarement, lui répondis-je. Il est casanier. Dans le groupe, on l’appelle « le troll ».

Je tendis mon manteau de fausse fourrure au vestiaire. Markus, lui, regardait ses ongles manucurés d’un air concerné.

— Tu sais, j’ai beaucoup de contacts à Hesa, finit-il par dire. Je pourrais lui décrocher de beaux contrats, pour l’asso…

— Il est très militant, mais pas au point de sortir de son antre pour dîner avec un inconnu, Mark. Je suis désolée. Je ne pense même pas que… Tu vois ce que je veux dire.

Markus chassa cette idée d’un revers de la main.

— C’est pour les amis de la Terre que je dis ça. Pas pour moi, Fassa.

Je fis semblant de croire que la blondeur solaire, la moue bougonne et le physique d’Antinoüs de mon nouveau guitariste n’avait aucun rapport avec son insistance à l’aider.

J'étais partie optimiste, mais je ne réussis pas à intéresser de nombreux patrons avec mon programme. La plupart m'ignoraient et la soirée trainait en longueur. Postée au bar avec Markus, je piochai dans le buffet pour faire passer le temps. Je laissais promener mon regard machinalement sur l'assistance. Un type en costume noir venait d'entrer. J'allais me servir un nouveau verre lorsqu'il se tourna vers moi. Je restai alors bloquée, paralysée : il portait de longs cheveux gris, attachés derrière la nuque.

— Tu connais cet homme ? osai-je demander à Markus. Le grand là, avec les cheveux blonds cendrés ?

Ce dernier se pencha vers moi pour me glisser à l'oreille :

— C'est Lev Haakonen, le PDG de Novka telekom. Une des plus grosses fortunes de Finlande, mais c'est quelqu'un de très agréable. Tu devrais aller le voir, si tu arrives à le sensibiliser à ta cause, Ystävät aura d'énormes subventions.

Markus avait raison. Il fallait que j'aille lui parler. Après tout, j'étais là pour ça.

Je finis mon verre d'un trait et me rapprochai. Lev Haakonen était en pleine conversation avec un gros type qu'il écoutait patiemment, et en effet, il avait l'air d'être quelqu'un de très attentif et poli. Alors que je n'étais qu'à un mètre de lui, il croisa mon regard. Ses yeux très en amande étaient d'un vert clair extraordinaire, tirant sur le bleu aquatique. Ils restèrent posés sur moi un quart de seconde, et pendant ce bref intervalle, j'eus l'impression d'être transpercée par ce regard coupant. Mais il reporta son attention sur son interlocuteur. Lev fit un commentaire au gros type que je ne pus entendre, puis ce dernier s'en alla. Il se tourna vers moi. Je tombai quasiment nez à nez avec lui, qui de près était encore plus grand que je le pensais. Il devait bien dépasser de dix centimètres mon mètre soixante-quinze.

— Vous êtes venue me tirer de mon ennui ? fit-il avec un léger sourire, le coude appuyé sur un pilier et le poing sur sa joue.

Non seulement il était beau comme le jour, mais en plus il avait une voix profonde, chaleureuse, grave, et oserai-je dire, sensuelle.

Je décidai de jouer le tout pour le tout.

— Savez-vous que vous êtes le portrait exact d'un prince russe sur un tableau conservé en Suède ? dis-je de but en blanc en mettant de côté ma timidité.

— Je l'ignorais, répondit Lev en souriant chaleureusement. C'est la première fois qu'on me dit une chose pareille.

— Ce tableau est un mystère pour les historiens de l'art, repris-je, lancée. Il représente un chef de guerre sous Ivan V, qui a la particularité de porter un sabre japonais et d'avoir de longs cheveux d’un blond si clair qu’il en paraît blanc. Malgré les recherches de dizaines de passionnés, il n'a jamais été retrouvé de documents faisant mention de ce prince Ulfasso Tchevsky, et ce tableau est le seul le représentant. Il semblerait qu'il soit dû uniquement à l'imagination de l'auteur… N'est-ce pas fascinant ?

— Ça l'est, en effet, répondit Lev après m'avoir écouté avec attention. Mais ce qui m'impressionne le plus dans cette histoire, c'est l'érudition rare dont vous faites preuve !

Son compliment me fit rougir, mais plus de honte que de modestie. Je passais toujours pour la Hermione Granger de la bande – un reliquat de mes années de première de la classe – et ce n'était surtout pas l'impression que je voulais donner à cet homme. Enfin, qu'y pouvais-je ? Je décidai de continuer à être sincère.

— Lorsque j'étais plus jeune, et que mes yeux se sont posés pour la première fois sur cette peinture conservée dans un château du dix-septième, je suis tombée en arrêt devant. C'est un tableau très impressionnant. Je m'imaginais que ce prince était un vampire, et que c'était pour cela qu'aucun document ne le mentionnait : on aurait rayé son nom des archives… J'en avais même fait un personnage du jeu de rôle auquel je jouais avec mes amis à l'époque !

Lev éclata de rire.

— Vous êtes décidément la fille la plus intéressante de cette soirée ! Avant que vous veniez me parler, je m'ennuyais. Comment est-ce possible qu'une personne aussi imaginative que vous soit dans cette mortelle assemblée d'éléphants de la finance ?

— Je suis venue pour promouvoir le programme des Amis de la Terre, répondis-je en souriant, heureuse de le faire rire. Ils pensent que je présente bien.

— Et ils ont parfaitement raison. Moi, dans ces conditions, je signe tout de suite. Et est-ce qu'on a droit à un troll gratuit pour le coup ?

— Le troll n'est pas venu ce soir, fis-je en pensant immédiatement à notre nouveau guitariste. Il fuit les soirées mondaines.

— Comme tous les trolls, j'imagine !

Je me mis à rire. Après cela, je ne sus plus quoi dire. Les conversations, le tintement des verres en cristal et des couverts dorés sur les assiettes blanches, le rire aigu des femmes, tous ces bruits de la réalité ordinaire reprirent leurs droits. Une odeur de cannelle s'imposa à mes sens, alors qu'un serveur passait avec un plateau de petits fours.

Mais Lev était toujours là. Son regard d'absinthe, de jungle primale, affûté et patient, restait posé sur moi.

Je lui tendis ma main, essayant tant bien que mal d'avoir l'air sûre de moi.

— Je m'appelle Fassa Aaristi, je suis représentante de Maan Ystävät Ry à Helsinki pour cette année.

Après une seconde d'hésitation, il me tendit sa main. Elle était grande et serra la mienne avec force, mais sans l'écraser.

— Lev Haakonen, fit-il avec un franc sourire. Enchanté.

— Vous êtes le PDG de Novka, n'est-ce pas ?

C’était un lieu commun. À part moi, qui, dans cette pièce, ignorait cela ? Mais je voulais tellement continuer à lui parler que j’étais prête à débiter toutes les banalités possibles.

— On ne peut rien vous cacher... Vous avez besoin d'un téléphone ? fit-il d'un air interrogatif, le sourcil légèrement levé.

J'en restai interdite.

— Je plaisante, dit-il enfin. Alors, qu'est ce qui vous amène ici, Mlle Fassa ? Hormis le fait que je ressemble à un prince russe figurant sur un tableau du dix-septième siècle, bien entendu.

Sa façon de poser les questions, en les retournant pour se positionner dans la situation de la personne de qui on attend quelque chose, avait quelque chose de glaçant. Elle me faisait penser à la manière dont on dépeignait les interrogatoires dans les films de guerre ou d'espionnage, avec des agents nazis ou soviétiques toujours très polis et chaleureux, mais dont on pouvait deviner le sadisme impitoyable derrière le ton badin. A chaque fois en regardant ce genre de scènes, je redoutais le moment où leur véritable visage se révèlerait, tout comme, probablement, la victime qui avouait avant même la première menace clairement énoncée.

— J'essaye de sensibiliser les hommes d'affaires aux problèmes environnementaux, répondis-je franchement, en oubliant mon speech habituel.

Lev m'avait complètement fait perdre mes moyens.

— Et ça marche bien ? demanda-t-il avec une curiosité non feinte, se positionnant d'emblée en complice et non en cible potentielle.

— Eh bien, pas tant que ça, lui avouai-je. J'ai du mal à convaincre des gens qui se font beaucoup d'argent d'abandonner des méthodes de production nuisibles mais rentables. Ils ne comprennent pas l'intérêt des pratiques modernes et éco-responsables, du gain réel qu'ils ont à gagner à se projeter dans l'avenir, a évoluer avec notre temps.

— J'imagine, fit-il comme si le problème ne le concernait pas. Mais laissez-moi vous donner un conseil : dites-leur que ces méthodes sont sur le long terme plus gagnantes en bénéfices et leur amèneront de nouveaux clients en redorant l'image de leur boîte !

— C'est un argument que j'utilise, en effet. Mais ils ne me croient pas. Comme je ne suis pas du milieu, ils me prennent pour une gourde inexpérimentée.

Lev me fit un sourire candide.

— Venez avec moi, je vais vous faire avoir un contrat, murmura-t-il en m'entrainant par le bras.

Avant même que je puisse protester, il m'amena au milieu d'un groupe en pleine conversation, mon bras dans le sien.

— Désolé de vous interrompre, annonça-t-il de sa voix grave si chaleureuse, mais je tiens absolument à vous présenter une amie à moi, Fassa Aaristi. Elle est représentante des Amis de la Terre pour cette année – un groupe que nous connaissons tous ici – et comme vous savez que Novka lance cette année un plan de revue des méthodes de production en partenariat avec eux, j’ai pensé que c'était le moment de la faire venir pour qu'elle vous dise ce qu'elle peut proposer pour rendre vos entreprises plus productives et éco-responsables. Je vous prie de l'écouter avec attention !

Je jetai un rapide regard à Lev, un peu surprise. Il me fit un clin d'œil et disparut, me laissant seule avec une dizaine de PDG qui se précipitèrent sur moi en dégainant leurs cartes. Je me sentis un peu débordée, mais j'étais tout de même contente de pouvoir rentrer en disant que j'avais accompli ce pour quoi on m'avait fait revenir. Et si jamais j'obtenais la signature de Novka… Quoi qu'il arrive, il ne fallait pas que je laisse passer cette chance. Je devais tout faire pour qu'il signe, ne pas le lâcher, maintenant que je l'avais accroché.

Quand j'en eus fini avec tout ce groupe, je le cherchai partout. Est-ce qu'il en avait profité pour filer ? Cela me paraissait peu probable. Je le retrouvai finalement sur la terrasse, en train de boire du champagne en regardant le jardin éclairé. De jour, ce jardin ne payait pas de mine, mais la nuit, avec tous ces luminaires et cette perspective sur la baie, il était féérique.

— Merci pour votre aide inespérée, fis-je en le rejoignant. Grâce à vous, j'ai obtenu plus de contact ce soir qu'en un mois de démarchage. Mais étiez-vous sérieux quand vous disiez que Novka allait se lancer dans un plan de restructuration avec Ystävät ? Depuis quand l'avez-vous décidé ?

Lev me répondit avec naturel, comme s'il avait toujours su que j'allais le rejoindre.

— Bien sûr que j'étais sérieux. Je l'ai décidé aujourd'hui, en parlant avec vous. Vous êtes très convaincante, Mlle Fassa.

— Mais je ne vous ai rien dit sur notre programme, fis-je en fronçant légèrement les sourcils. Je ne vous ai pas présenté le plan, ni rien du tout.

Lev se retourna face à moi, s'appuyant contre la rambarde en marbre de la terrasse.

— Croyez-vous donc que c'est pour cela que votre ONG vous a envoyé ? S'il ne s'agissait que de faire un cours bête et méchant sur les méthodes de production, croyez-moi, ils auraient convoqué votre ami le troll, par exemple. Mais vous, vous êtes charmante et passionnée. De quoi faire fléchir les vilains PDG pollueurs comme moi !

— Novka ne figure pas dans la liste noire des Amis de la Terre, me défendis-je.

— Et elle n'y sera pas, dit-il en sortant sa carte de sa veste. Appelez-moi quand vous aurez le temps, pour m'exposer votre plan. Je pars en voyage d'affaires demain, mais à partir de la semaine prochaine, je serai à Helsinki.

Je pris la carte qu'il me tendait de sa main gauche, et la rangeai dans mon sac.

— Je suis désolée, je n'ai pas de carte, m'excusai-je.

— Pensez à vous en faire faire. C'est important lorsqu'on fait des relations publiques. J'attends de vos nouvelles à partir de la semaine prochaine, Mlle Fassa, dit-il en faisant mine de partir. Mais ne m'envoyez pas votre ami le troll, c'est vous que je veux voir dans mon bureau. Sur ce, excusez-moi. J'ai été ravi de vous rencontrer.

— Moi aussi, répondis je en balbutiant quelque peu.

Lev me fit un signe de la main, puis il traversa la terrasse d'un pas martial, posant sa coupe de champagne sur la plateau d’un commis au passage. Je le regardai s'éloigner, puis après être restée seule dehors à contempler le jardin, pensive, je retournai dans la grande salle. La soirée avait soudain perdu tout son attrait.

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