La nuit est silencieuse et paisible. Confortablement emmitouflée dans ses couvertures, Dilane guette un sommeil qui tarde à venir. Habituée à laisser ses volets entrouverts pour éviter d'être plongée dans le noir total et préserver un semblant de ses habitudes nomades, elle contemple son espace ouvert à la lumière de la lune. Ce soir, la jeune femme s'est confiée à cet astre d'une douceur majestueuse. Elle a fait appel à sa magie pour recevoir des réponses de ses guides invisibles dans le but d'apaiser son cœur sensible et encore éprouvé. Dans cette pièce confortable lovée dans la pénombre, tout semble alors prendre une autre vie. Un mouvement teinté de magie, d'énergies plus subtiles, d'images hautement symboliques. Les ombres jouent avec les piles de livres lus et à lire, riches d'enseignements sur la méditation, l'alignement des chakras, les canalisations d'états d'esprits à distance, la cartomancie, la radhiestésie, la médiumnité... et le lien de flammes jumelles. Ces jumeaux qui se ressentent à distance car connectés. Ces moitiés qui s'attirent et se fuient. Ces deux qui forment un tout souvent bien compliqué à reconstituer. Puis son corps se détend enfin et le monde onirique l'accueille...

La taille serrée dans son tablier traditionnel, Sorina, mon arrière grand-mère, se présente à moi en souriant, comme à son habitude. Ses longs cheveux gris rassemblés en deux nattes sur les côtés, elle porte sa robe longue favorite, parsemée de fleurs délavées par un autre temps. Tout bouge autour de nous, comme si nous étions toutes deux noyées dans une masse anonyme, frénétique, pressée, et le son me parvient lointain, comme en écho. Elle me fait face et me tend la main, comme pour me montrer un chemin jusqu'ici inconnu. Après quelques très longues secondes, je la rejoins, à la fois heureuse de la revoir et toujours aussi confiante en sa bienveillance. Son regard se pose alors sur moi, emprunt d'une tendresse que je lui reconnais immédiatement.

- Il n'est pas clair sur ses intentions avec toi, tu sais. Théo. Il est en route. Il est sur son chemin vers une prise de conscience de vos liens, mais sa sensibilité est différente de la tienne. Il a besoin de temps et tu auras encore l'impression qu'il sera en retard ou qu'il sera lent, mais il viendra à nouveau vers toi. C'est pour bientôt. Tout ira bien si tu prends l'initiative d'aller chercher des réponses à tes questions. Il se dit que c'est un défi. Il n'est pas habitué à ce genre de situation. Il voudrait revenir, mais ce n'est pas pour tout de suite ; il se porte bien. Ne t'inquiète plus, ma chérie. N'attends plus et agis, va au front et obtiens ce que tu désires pour prendre enfin une décision en toute connaissance de cause. Tu y parviendras. Tu as la grandeur de l'âme et de l'esprit, ce qui est rare. Prends confiance en toi, affirme-toi et vas...

Puis j'entends une autre voix, si familière que mon coeur rate un battement.

- Je veille sur toi et je suis en paix. Ne t'en fais pas. Je sais que le temps peut parfois sembler long, mais dis-toi que nous nous reverrons et qu'en attendant, je préfère te voir danser et rire...

- Cezar !

- Je t'aime et je te le dis tous les jours. Je ne veux pas te voir malheureuse...

Sur ces révélations réconfortantes et ô combien inespérées, Sorina et Cezar s'évaporent en un nuage flou qui m'engloutit pour finalement s'estomper devant Théo. Je suis d'abord ravie de le voir mais je remarque très vite que quelque chose ne lui convient pas. Son attention braquée sur moi, il fronce les sourcils et semble contrarié.

- C'est bon, Dilane, je vais revenir, laisse-moi du temps ! Je sens que tu penses à moi ; je ressens tes énergies, mais j'ai besoin de temps !

Soudain pleinement réveillée, Dilane promène son regard sur tous les éléments familiers de sa chambre, puis, tout doucement, comme pour ne rien oublier de ce rêve porteur de si doux messages, elle se rallonge et reporte à nouveau son regard vers la lune.

- Merci...

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Une centaine de kilomètres plus loin, assis sur son lit, ses yeux bleus plongés dans l'immensité de la lune, Théo se laisse aller à penser à sa vie. Aux souvenirs entretenus sur ce qu'il a vécu avec Dilane. Son regard sombre en amande, ses longs cheveux bouclés, son ouverture particulière au monde qui l'entoure, sa volonté de Voir en lui...

Un léger bruissement dans son dos détourne son attention sur Chloé. Allongée sur le ventre, profondément endormie, pas même libérée d'un maquillage outrancier appliqué en couches épaisses la veille, elle profite de sa nuit, terriblement confiante en sa plastique artificielle et prête à l'emploi. Un genou replié sur le côté, les draps semblent vouloir fuir sa peau en dévoilant sa cuisse au derrière de laquelle est tatoué un ruban pareil à ceux qui ornent les paquets cadeaux...

En silence, Théo enfile un caleçon et se dirige dans sa cuisine sans trop savoir pour quelle raison, juste pour se déplacer et pouvoir penser.

Pour quelle raison est-ce que je pense encore à elle ? Plus aucune femme ne me rejette et son message... Je pensais pourtant maîtriser la situation. Alors, quand j'ai vu qu'elle me demandait un quelconque soutien, j'ai fui. C'est devenu une habitude pour moi. C'est plus facile ainsi. Comme avec toutes ces autres dont je fais ce que je veux, quand je veux... J'ai l'embarras du choix et je ne m'attache pas. Pas de considération, ni de tendresse et encore moins d'amour... surtout avec ce genre de personnalités... Même si, à chaque fois, je finis pas ressentir une grande solitude puisqu'elles n'ont absolument aucune conversation. Mais, finalement, pourquoi penser à de potentiels sentiments ? N'est-ce pas synonyme de poids supplémentaire ? De potentiel abandon ? Non, je refuse de revivre ce moment... La carapace que je me suis construite m'est devenue indispensable... Dilane est différente de toutes celles que je m'obstine à côtoyer... Mais pourquoi se tourner vers moi ? Certes, je lui ai peut-être dit ce qu'elle voulait entendre... mais elle aurait dû s'attendre à ce que je fuie... Elle m'a trahi, de toute façon... et j'ai beaucoup de mal à lui pardonner... D'ailleurs, mérite-t-elle que je lui pardonne ? Son contact me plaisait. Beaucoup. Peut-être trop... Trop de douceur, trop d'attention, trop de profondeur... mais pourquoi ai-je voulu aller plus en avant avec elle ? Et si, comme je me suprends à le vouloir quelquefois, je reprenais contact avec elle, quelle serait sa réaction ? Quand bien même les retrouvailles seraient heureuses, comment pourrait-on avancer ensemble, en confiance ? Pourquoi hante-t-elle mes pensées ?

Après un long soupir triste et amer, Théo regagne son lit et, sans aucune préoccupation pour celle qui dort à poings fermés à ses côtés, reporte à nouveau son regard vers la lune...

- Pourquoi ?