Partie 02 : Lune noire

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Droite comme la justice, la chevelure épaisse et rebelle relevée tant bien que mal en un chignon haut détendu, les épaules rejetées en arrière, les mains rendues moites par la nervosité, Dilane inspecte une dernière fois la bonne tenue de sa robe longue, la plus longue qu'elle ait trouvée pour dissimuler sa prothèse, puis ouvre la porte à un Théo plus que jamais éblouissant d'assurance et d'une aura sauvage. Parfaitement ajusté à sa morphologie, son costume bleu nuit souligne la blancheur blonde de sa peau et la transparence azurée de ses yeux déjà intenses et pétillants de malice.

- Bonsoir, Dilane. Fin prête pour dîner en ma compagnie ?

Un instant déstabilisée, la jeune femme reprend contenance et tous deux se dirigent vers le véhicule de Théo. Ce dernier lui ouvre la portière, au départ comme à l'arrivée, et la précède à l'entrée d'un restaurant qu'il tient visiblement à lui faire connaître. L'entrée du bâtiment, encadrée de deux belles colonnes en pierre blanche, s'ouvre sur un hall ouvragé, très haut de plafond, au centre duquel évolue une hôtesse aux courbes opulentes, aux jambes interminables, perchée sur des escarpins vertigineux, le tout derrière un comptoir oblong tout en longueur. Instinctivement, Dilane remarque les yeux quelque peu baladeurs de Théo sur la plastique déconcertante de cette géante aux échasses. Légèrement piquée dans son enthousiasme, elle choisit toutefois de ne pas s'y attarder pour profiter pleinement de sa soirée avec celui qui commence tout doucement à faire battre son coeur.

Face à lui et au sourire éclatant qu'il lui offre au même moment, Dilane se surprend à canaliser la moindre réaction de sa part, persuadée qu'elle doit gommer le plus possible ses origines tziganes dans sa façon de se tenir et de se mouvoir. Je veux être parfaite... Elle lui sourit en retour plus timidement, comme pour ne pas abîmer cet instant hors du temps qui s'offre à eux.

- Dilane, ce soir, tu es ravissante. Peut-être même un peu troublante.

Soudain muette et rouge pivoine, le rire de Théo éclate dans l'air, franc, spontané et profond.

- Ne me dis pas que je suis ton premier rendez-vous ?

- Si, justement...

- Ah bon ? Alors, j'en suis très fier !

Galvanisée dès lors par cette affirmation inattendue et inespérée, Dilane prend de plus en plus d'assurance et se détend. Les sourires marqués et les regards appuyés se succèdent au fil du dîner, et nos deux protagonistes poursuivent sans effort leur discussion à bâton rompu, comme pour briser une glace qui n'a plus lieu d'être entre eux. Théo se révèle ambitieux, déterminé à croire en son potentiel général, fier, droit et ouvert. Dilane remarque qu'elle peut aborder les sujets qui la passionnent sans avoir l'impression d'être jugée ou méprisée. Le temps s'écoule, s'échappe sans qu'elle ne prenne garde à ce torrent : elle concentre son attention et sa douceur sur celui qui l'encourage à s'ouvrir, qui l'écoute, la conseille, s'assure de l'entendre rire à ses propos. Une bulle hors des âges les enveloppe, les berce, les protège. Pas de mots plus hauts que d'autres. Pas d'éclats de voix. Pas de blessure à l'âme. Enfin un peu de repos, un fenêtre ouverte sur un ailleurs peut-être possible dès aujourd'hui. Un ailleurs empreint de délicatesse, de sincérité, d'échanges riches et variés, de respect mutuel, de tendresse naissante mais toutefois contenue par un accès commun de pudeur.

À leur sortie de la bâtisse, la nuit claire les accueille comme pour leur murmurer qu'ils peuvent encore profiter l'un de l'autre dans son secret. Le duo chemine tranquillement dans la ville, ne tarissant toujours pas de remarques intelligentes ni de plaisanteries mutines. Leurs pas insouciants et légers les mènent bientôt sur un ponton libre d'accès, dominant la vallée en contrebas, offrant un panorama unique sur les montagnes frontalières avec l'Espagne. Tous deux interrompent leur bavardage un instant devant ce spectacle saisissant. La tranquillité de la nature, cette nature majestueuse et honorable, l'honneur des Hommes et de la Vie.

Émue par cette image saisie sur le moment, Dilane réalise soudain que Babette avait raison. Que ses grand-mères avaient raison. Que Cosmina avait raison. Elle pourra toujours tenter de renier son appartenance à la communauté tzigane ; l'appel du lointain la rattrapera inlassablement. Elle comprend que l'évasion, même de quelques jours, fera battre son cœur à jamais, que son équilibre entre le voyage et son quotidien ici n'est pas encore établi pleinement.

Absorbée par la contemplation du paysage, elle est surprise de sentir la main de Théo prendre la sienne. Le bleu de ses yeux est devenu brillant, très clair, presque hypnotique. Le regard qu'il lui porte se montre bienveillant, doux et volontaire. Portée par un élan dont elle ne se sentait pas capable, Dilane se tourne vers lui, ses yeux sombres plantés dans la lumière des siens.

Ils sentent leur respiration s'intensifier, leur cœur percutant plus ardemment leur poitrine, leurs doigts se chercher.

Comme encouragé par la bénédiction silencieuse de ces hautes montagnes au loin, Théo s'avance, caresse d'une main la joue de Dilane, suit délicatement la ligne de ses lèvres avec son pouce... et la magie opère...

La magie prend vie, les couve d'une brise légère et réconfortante, comme un ange envelopperait de ses ailes tous ceux qui le lui demandent.

Heureux de leur rapprochement chaste et romantique à souhait, Théo entreprend de raccompagner Dilane désormais en apesanteur. Un dernier baiser à l'abri du moindre regard, et la belle laisse son corps la porter jusqu'à sa chambre tandis que le moteur du bolide de Théo résonne au loin.

Ce soir, Morphée peut lui aussi dormir sur ses deux oreilles : le sourire éclairant le visage de la jeune femme suffit pour illuminer sa veillée.

Un peu plus tard dans la nuit, allongée sur son lit, Dilane ressent une douleur fulgurante, comme un coup de poignard dans l'estomac. Son intuition se réveille, la jeune femme se redresse brusquement en sueur, la respiration coupée. L'image de Sorina apparaît alors dans sa tête. Elle lui parle mais ne comprend pas vraiment ce qu'elle lui dit. Dilane... courage... Dilane... trop tard... Elle croit soudain comprendre le message mais refuse d'y croire. Paniquée, une boule dans la gorge de plus en plus douloureuse à cause de sanglots contenus, elle s'habille prestement et rejoint la gare.

Arrivée au petit matin au campement, après avoir couru tout le long du chemin, Dilane s'immobilise à l'entrée. Ilinka et Cosmina s'entretiennent à l'extérieur, l'air grave. La jeune femme s'avance alors lentement, cherchant du regard l'objet de son inquiétude fulgurante. En vain. Ilinka se tourne alors vers elle, silencieuse, impuissante. Et Dilane comprend... Cezar... Cet ange tombé du ciel...

Et un cri, remontant du plus profond de ses entrailles, déchire le jour devenu nuit...

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