Partie 02 : Souvenirs d'Ilinka

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Immobile sur son petit tabouret d'appoint devant la roulotte de Cosmina, ses mains froissant son tablier et le regard perdu dans le crépitement des braises, Ilinka replonge en elle. En sa mémoire. Les rires de Cezar chevauchant son tricyle s'estompent peu à peu pour ne devenir que de vagues chuchotements à sa conscience. Miruna... Elena... Cosmina... Dilane... Toutes quatre parties pour une vie qu'elles ont officiellement choisie. Toutes quatre libérées de son autorité. Toutes quatre à l'écoute de leurs envies personnelles. Et si j'avais échoué en tous points ? Me suis-je montrée trop ferme ? Comment nier que je n'ai pas voulu leur imposer mes choix ?

Au cœur de la nuit couvant le camp en ébullition lors de cette chaude soirée d'été, la fête bat son plein. Les enfants dansent, rient, s'agitent en tous sens, repus et sauvagement guillerets. Le feu hypnotique, véritable centre névralgique de la communauté, est ravivé régulièrement. L'odeur de la fumée envahit l'espace sans pour autant le saturer. Certaies danseuses ont encore la force de vibrer aux sons des violons, faisant cliqueter leurs bijoux. D'autres devisent tranquillement, insouciantes et rêveuses à des lendemains grandioses et fastueux.

Un semaine auparavant, Traïan ne s'est pas réveillé. C'est arrivé comme ça, sans que je m'en aperçoive. J'ai paniqué, crié et prié de toutes mes forces. Des membres de la communauté ont accouru. Je me débattais. Puis, dans un volte-face rapide, j'ai croisé le regard de Miruna. Ma première fille. Pendant les trois jours qui ont suivi pour la veillée, elle s'est murée dans sa tempête intérieure, nourrissant de plus en plus cette rage dont, à l'évidence, je ne soupçonnais pas la puissance. Cependant, il est courant dans notre culture de considérer la mort comme partie intégrante de la vie. Tout suit son cours, juste parce qu'il en est ainsi.

Et, ce soir, nous sommes censés célébrer ensemble une naissance. Comme un renouvellement perpétuel que nous considérons à sa juste valeur. Elena, ma seconde fille et future maman de Cosmina et Cezar bien des années plus tard, semble plus ouverte à la discussion. Je l'observe un moment échanger avec ses amies et cousines, et mon cœur se remplit de fierté. Je comprends alors qu'elle est plus forte que je ne le croyais, trop occupée que j'étais à vouloir la couver davantage. Mais nos enfants viennent au monde avec une âme quileur est propre. C'est là une base que nul ne peut façonner comme bon lui plaît. Je cherche Miruna dans la foule, en vain. Les oreilles soudain bourdonnante, je me lève prestement et parcours les alentours, luttant pour occulter les souvenirs qui se téléscopent. Je l'appelle, mais seul le silence me répond. Je presse le pas et la retrouve finalement assise à l'orée du champs, ses poings serrés autour de ses genoux. Je réalise alors pleinement que Miruna est habitée depuis toujours de cette impétuosité n'aspirant qu'à la justice et la liberté de chacun.

Je m'approche d'elle en douceur ; peut-être me permettra-t-elle d'essayer de la réconforter... Je ne sais pas de quelle façon agor avec elle puisque les mots d'amour m'ont toujours été étrangers.

- Miruna, il ne reviendra pas.

- ... Je le sais.

- Viens avec moi.

- Non.

Sans trop comprendre pourquoi, je m'agace et me ferme à ma fille.

- Miruna, attention ! Je suis ta mère, pas ton amie !

- Je le sais !

- Une semaine que tu te tais ! Je suis fatiguée ! Tu ne nous rends pas service !

- ...

- Écoute, dépêche-toi de nous rejoindre. Ta colère n'a pas sa place, ce soir.

- Oh, mais peut-être que ma place n'est pas parmi vous ?

- Qu'est-ce qui te prends ?!

- Un médecin serait intervenu pour un tzigane sédentaire !

- Ne dis pas n'importe quoi ! Les gadjos nous détestent ! Il en a toujours été ainsi !

- Et certains d'entre nous le leur rendent bien ! Sommes-nous obligés de subir ce cycle infernal ? Maintenant que papa n'est plus là, pour rester ici ? Pourquoi ne pas nous établir quelque part et nous éloigner de tous ces problèmes ?

- Nous sommes nés nomades et nous le resteront. Nous avons le voyage dans le sang. Plus que jamais et jamais trop. Bientôt, je te trouverai un homme qui te guidera en ce sens.

- Je n'ai besoin de personne pour comprendre ce qui se passe autour de moi ! Je ne veux pas d'une tradition d'un autre temps ! Pourquoi ne pas s'ouvrir aux gadjos ?

- S'ouvrit aux gadjos ? N'y pense même pas. Ils nous insultent, nous maudissent et ne respectent pas nos droits !

- Et nous ? Sommes-nous exemplaires envers eux ?

- Écoute-moi bien attentivement. Ne t'avise pas une seconde à rêver d'un quelconque exil en compagnie des gadjos. Tu as dix-huit ans. Dès demain, je te cherche un mari. Il est temps que tu grandisses. La vie n'est pas un paradis et tu devras t'y habituer.

- ... Les gadjos ne sont pas tous mauvais.

- Mais enfin, à quoi joues-tu ?! D'où te viennent ces idées ?!

- De ce que je constate chaque jour ici !

- Arrête tout de suite ce petit jeu avec moi !

- De ton côté, ne me tiens pas rigueur de ne pas te ressembler !

- ...

- Les temps ont changé. Tu as plié et rompu sous le poids de l'Histoire. Je ne suivrai pas ton chemin.

- C'est également ton héritage !

- Je ne suivrai pas ton chemin.

- Miruna !

Sur cet éclat de voix, ma fille, à qui je ne saurais témoigner mon affection comme elle le voudrait, s'éloigne d'un pas rapide pour s'enfermer dans notre roulotte. Fébrile et tremblante, je rejoins le reste des miens tout en gardant le refuge de ma première née dans mon champs de vision. Quelques temps plus tard, Elena endormie dans mes bras, je ne tarde pas à regagner aussi ma couche. Miruna semble nager au milieu de ses songes. L'orage s'est calmé.

Mais au petit matin, lon lit est vide. Je réalise alors que je me suis lourdement trompée. Que j me suis obstinée à fermer les yeux sur une évidence criante de détresse. Ma fille a plié bagage pour d'autres horizons. Pour une vie qu'elle a choisie. Pour écrire son histoire.

Des années plus tard, Elena s'exilera en Angleterre avec son mari pour y travailler, me confiant Cosmina et Cezar jusqu'à leur retour inespéré. Cosmina s'inscrira dans la tradition avec ferveur, se persuadant de maîtriser ses décisions. Et Dilane... à sa nouvelle vie...

Les rires de Cezar se rapprochent progressivement de la conscience d'Ilinka, jusqu'à ce qu'elle puisse les percevoir pleinement. Les cris d'un nouveau-né jaillissent de la roulotte de Cosmina. La famille accueille un membre supplémentaire ! Le visage de la matriarche s'illumine alors dans un sourire craquellant sa peau tanée... Enfin... Une nouvelle vie...

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