Partie 01 : Sous les étoiles

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Les hommes se rassemblent et se mettent en place au centre de cette foule compacte, dans un brouhaha général. La frénésie typique des balkans et, plus anciennement, du nord de l'Inde, règne dans cette chaleur presque chaotique, brillante de sourires sincères, bruyante d'éclats de rire de ces femmes regroupées en arrière, comme pour anticiper l'honneur que tous s'apprêtent à porter à l'interlude qui arrive. Le chef de groupe et désigné ; ce sera Adam, le sage de la communauté. Après un bref échange de commentaires approbateurs, épouses, demoiselles et enfants se calment et s'installent autour du feu ancestral, en un cercle suffisamment grand pour que tous puissent y évoluer avec aisance. Les musiciens préparent leurs accordéons et leurs violons et, en réponse au discret clin d'œil lancé par le meneur, leurs premières notes s'élèvent dans le ciel étoilé de cet été gascon. Le coup d'envoi de ce troisième jour de festivités vient d'être lancé.

La danse des garçons, véritable tradition en Roumanie, inscrite au patrimoine culturel immatériel de l'humanité, débute avec Adam, bondissant avec grâce et légèreté, jouant de ses jambes longues et encore souples, virevoltant de plus en plus vite, de plus en plus haut, comme pour saisir, figer et s'approprier cette chorégraphie exécutée les yeux fermés. Tous admirent et envient sa virtuosité, puis encouragent avec force applaudissements et sifflets les passages suivants, ces compagnons, ces cousins, ces frères de sang, ces époux, ces descendants... Les flammes ondulent et bouillonnent au même rythme que les battements de leurs cœurs, à la même cadence que la musique. Chacun y va de son pas favori, travaillé, inscrit dans les gènes par cette transmission générationnelle qui les anime depuis la nuit des temps. Ce ballet devient l'occasion de se distinguer devant la foule, souligner son rang, sa position sociale et, plus ou moins explicitement, séduire la gente féminine non encore mariée, ainsi que leurs parents...

Les danseurs se positionnent ensuite en une ronde parfaite, se tenant par les épaules comme pour renforcer cette cohésion indispensable à leur survie, puis se lancent dans des tours. Le tzigane parle avec les pieds. Le tzigane roumain y ajoute la complexité de son histoire. Les vedettes claquent, elles balancent, elles tapent dans des mouvements réguliers et synchronisés. Ils communiquent, crient et sourient pour mieux marquer ces dernières heures d'une pierre blanche. Oui, c'est un jour spécial. À dix-huit ans, Cosmina, la petite fille d'Ilinka la matriarche, s'est unie à Marius, un gentil gaillard de bonne famille, de deux ans son aîné. Les applaudissements jaillissent soudain avec panache, emportés par le vent, la fumée et la liesse ainsi formée à l'issue de ce numéro de danse forçant le respect. Véritable témoignage de leurs racines.

Le camp célèbre la vie. Celle qui continue coûte que coûte à travers les voyages, les échanges, les mariages, les naissances... Celle qui leur revient en mémoire au souvenir des ancêtres. Celle qui se rend aérienne et gracile aux détours de ces robes à froufrous accompagnant des pas chaloupés, sur des hanches ornées de tissus à franges, aux creux des volutes produites par ces poignets ondulants sublimés de nombreux bracelets clinquants, au pied de ces demi-pointes se promenant sur l'herbe. Les unes ont revêtu leurs plus beaux châles, les autres ont tenu à porter leurs plus jolies chemises. Les jours de fête ne se comptent pas dans leur quotidien. Les horizons divers se succèdent, les vocalises vibrent et les lendemains s'abandonnent au hasard de leur pérégrination. C'est là tout le sel des nomades. C'est là tout leur trésor.

Un peu à l'écart du groupe, en plein milieu du champ de blé attenant au camp, Dilane sautille au son des chants traditionnels entonnés par sa famille rassemblée près du foyer. Grande et mince, sa ressemblance avec sa cousine du même âge, la reine de la soirée, est frappante. Mais ce soir, elle est libre. Libre de ressentir cette musique martelant le sol, libre de savourer les pulsations du rythme dans sa cage thoracique. Ses longs cheveux bruns et bouclés laissés au vent, elle tourbillonne et rêve un instant qu'elle ne boite plus, qu'elle est simple, entière... acceptée telle quelle par son clan. Oublier brièvement que ses origines paternelles leur déplaisent. Que sa prothèse tibiale ne sera jamais assez invisible, malgré ses robes longues et volantées. Que, d'une façon ou d'une autre, elle boitillera jusqu'à son dernier jour... Littéralement. Symboliquement. Qu'une partie de son essence et de son identité est un mystère entretenu farouchement par son aïeule et l'obstination de sa mère.

Au détour d'une pirouette, elle sourit en voyant son cousin Cezar la rejoindre en enjambant avec enthousiasme les sillons de terre labourée. La tendresse toute particulière qu'ils partagent résulte d'un amour filial honnête et infaillible. Indestructible. Dilane observe un instant le petit garçon se trémousser, les bras levés, respirant le bonheur simple au travers de petites lunettes rondes, le pantalon retenu par des bretelles. Il est heureux. Il perçoit notre monde différemment, avec ses propres couleurs, ces angles atténués, ces douceurs intensifiées, ces moments de colère exacerbés à cause de l'impossibilité de les exprimer autrement. Le mot est tombé, un jour, quand elle écoutait une conversation entre sa grand-mère Ilinka et le médecin, à moitié cachée derrière une porte qui avait failli lui coincer les doigts. Cezar est autiste. Certes. Mais la jeune femme n'a eu de cesse de le considérer également comme un être humain ayant besoin du même amour. Ainsi est-il devenu le petit protégé de toute la communauté. Hors de question de l'abandonner. Et pour Dilane, hors de question de l'aimer moins fort. Au contraire.

Alors, comme deux enfants innocents mais déjà bien trop cabossés par les coups du sort, ils rient à gorge déployée, se tiennent la main, tournent, crient, sautent à pieds joints en avant, sur les côtés, reculent, et finissent par s'allonger à même la terre, à bout de souffle, pour admirer en silence, chacun à leur façon, le ciel étoilé, leur toit perpétuel, leur voie culturelle.

Confortablement installée en place d'honneur, Ilinka observe sa petite fille, celle qu'elle a élevée, devenue à présent une jeune femme respectable grâce à son mariage. Ce soir encore, la matriarche assiste à un symbolique renouveau humain. Comme une floraison voulue et attendue avec ferveur. Comme un salut pour l'âme. Un devoir accompli. Cosmina sera à l'abri du besoin et restera entourée des siens quand je partirai. Cezar gardera ses repères. Après tout, c'est son petit frère. J'ai pris la bonne décision en approuvant cette alliance. Les cartes me l'ont confirmé. La bonne décision. Ilinka est fière. Coiffée de son plus beau foulard bordé de breloques, l'émotion l'envahit. D'un geste rapide à l'aide de son tablier, elle essuie ses yeux sombres et sourit en s'apercevant que la mariée s'est assise près d'elle.

Vêtue d'une robe blanche simple et chaste, Cosmina prend la main de sa grand-mère dans la sienne et dépose un baiser sur son front ridé. En signe de remerciement pour cette belle opportunité conforme aux exigences sociales de sa communauté, elle se redresse et se concentre. Sa longue chevelure châtain relevée en un chignon tressé très haut, la jeune épousée arbore de grandes créoles pour toute coquetterie, ses yeux bleus intenses suffisant à la sublimer. Depuis sa plus tendre enfance, ses journées sont marquées par des tours de chants à travers l'apprentissage assidu et zélé de tous les discours soulignant l'extraordinaire beauté des paysages roumains d'avant guerre, l'insouciance indispensable au souffle des tziganes, la force révélée par les récits transmis oralement autour du feu en joie, le pouvoir fédérateur de la musique, de leurs notes, leurs tempos...

L'accordéon entonne doucement cet air connu de tous dès la naissance. Celui qui parvient à figer le présent dans le cœur pour y perfuser les images du passé à ne pas perdre de vue. La voix de Cosmina, grave, légèrement râpeuse et dissonante, prend alors son envol dans un silence général impérieux. La voix de Cosmina remonte le temps.

Lentement, la magie opère dans l'esprit de sa grand-mère...

https://www.youtube.com/watch?v=-XCOyB7WStI

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