Jean ou la mort du père

de Image de profil de Jean-Marc LerescheJean-Marc Leresche

Avec le soutien de  ennkhala, korinne 
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Le paysage défilait à travers les vitres du car qui emmenait Jean au village. Cela faisait maintenant plus de trente ans qu’il n’y était plus revenu. Plus personne ne le connaissait. Et lui, à part quelques noms lointains, il n’avait plus de connaissances. Il aurait préféré ne jamais y revenir, mais il le fallait bien.

À mesure que le car avalait les kilomètres, Jean sentait quelque chose se nouer au creux de l’estomac. Le village avait peu changé : des villas familiales avaient remplacé ce qui n’était, à l’époque, que des champs cultivés. Entrant plus avant, il reconnut sans peine « Le Château », maison de maître qu’on avait surnommée ainsi à cause de ses dimensions imposantes et des deux tourelles qui ornaient son toit couvert de tuiles vertes et rouges. Le bus passa devant sans s’arrêter. Image fugace.

Jean devait descendre au deuxième arrêt après la gare. C’est ce que disait la lettre qu’il avait reçue voilà une quinzaine. Il faut dire que ce n’est que longtemps après son départ, dans les années 80, qu’une ligne de bus commença à desservir la région, en plus de la ligne de chemin de fer. La lettre, il l’avait pliée et fourrée au fond de la poche de son blouson de cuir. Cette maudite lettre écrite par la Vieille. C’est ainsi qu’il appelait la dame de compagnie de son père. C’était à cause d’elle, à cause de lui qu’il devait revenir. Jean leur en voulait à tous les deux.

Le bus était maintenant sur la place. Il ne restait, assis au fond, que deux touristes qui visitaient la région sac au dos. La douleur au ventre s’intensifia un peu plus. Il allait revoir son père et cela le terrifiait. Il aurait tout donné pour ne pas être là, pour faire demi-tour. Mais, il le fallait. Pas le choix ! Il appuya machinalement sur le bouton Stop. Après quelques mètres, à la sortie du virage, il découvrit à sa droite la maison paternelle : rien n’avait changé, sinon les volets mi-clos désormais. Le bus s’immobilisa, les portes s’ouvrirent et Jean descendit. Le bus redémarra. Le bruit de son moteur se perdit au détour du virage suivant et l’écho s’estompa dans la côte.

Jean prit une profonde inspiration, laissant l’air frais de cet après-midi de fin d’été pénétrer ses narines, ses bronches, ses poumons jusqu’à son ventre qui se contracta une fois de plus. Il porta sa main au niveau de son abdomen et le massa doucement. Cela le soulagea un peu.

Jean était parti voilà plus de trente ans, mais rien n’avait vraiment changé. Il examina la maison dans ses moindres détails et tout lui revint. La douleur se fit encore plus intense : elle devint insupportable, à tel point qu’elle le fit grimacer. Jetant son sac de voyage par-dessus son épaule, il traversa la route et s’arrêta devant la porte. Grande, en bois foncé, elle était ouvragée et il y avait un carreau de verre dépoli derrière des arabesques en fer forgé.

Jean recula d’un pas, parcourut du regard le cadre de la porte, cherchant un bouton ou un cordon pour sonner, mais comme à l’époque, il n’y en avait pas. Il frappa alors au carreau, passant sa main entre deux croisillons un peu rouillés. Il espéra un instant que personne ne réponde. Il pourrait ainsi repartir, sans être vu. D’ailleurs, qui le connaissait encore au village depuis tout ce temps ? Des bruits à l’intérieur interrompirent le cours de ses pensées : une porte grinça, des pas claquèrent sur le carrelage du couloir. La porte d’entrée s’ouvrit et Jean croisa son regard. Elle était là devant lui. Elle non plus n’avait pas changé. Tout au plus, ses cheveux étaient-ils devenus blancs et des rides creusaient-elles encore plus la maigreur de son visage. La Vieille était là, devant lui. Elle ne dit rien. Lui non plus. Elle se retourna et s’engagea dans le couloir. Ses pas frappèrent le sol carrelé dans l’autre sens. Jean entra, ferma la porte derrière lui, laissa son sac et la suivit. Il vit l’escalier au fond du couloir. Il savait très bien qu’il conduisait au salon du premier étage et il savait aussi que là-haut tout lui reviendrait, que la rencontre devenait à chaque pas inéluctable. Il ne pouvait plus fuir. Son ventre le brûlait, lui faisant affreusement mal. L’idée de revoir son père en tête-à-tête lui était tout simplement insupportable. Il gravit les marches comme un condamné à mort monte à l’échafaud.

Arrivé au salon, Jean devina le mobilier et son père dans la pénombre. Le soleil ne parvenait qu’à passer à travers les étroites ouvertures des volets, créant des jeux de lumières dessinant des stries sur les murs et les meubles. La Vieille s’assit aux côtés de son père sans un mot. A cet instant, tout lui revint en plein visage, en plein coeur : les gifles, les coups de ceinturon, malgré les cris et les supplications. Quand son père était saoul, il n’entendait plus rien. Il frappait et rien ne pouvait le calmer. Il fallait que l’ouragan se déchaîne ! Tout était là maintenant si présent, si palpable. Tout. Il ressentait même le métal glacé du canon du fusil ce jour-là sur la tempe : « Je vais te tuer! » avait-il craché au visage de son fils. Jean crut son dernier jour arrivé. Quinze ans, c’est trop tôt pour mourir ! La menace s’était soldée finalement par une baffe, une de plus et plus forte encore, injustifiée, comme toutes les autres. Le soir même, il s’était enfui pour se réfugier chez son oncle, dans le village voisin et il n’avait rien osé dire. Il avait évoqué une dispute, une de plus, celle de trop. Son oncle avait arrangé les choses, paraît-il. A quinze ans, Jean avait été engagé par son oncle sur l’exploitation. Son père n’avait rien dit. Il n’avait pas cherché à reprendre contact. Puis, il avait fait son service militaire, avait déménagé, terminé brillamment une formation de comptable et avait trouvé une place dans une fiduciaire. Il était resté célibataire.

Pendant toutes ces années, il avait gardé en lui ce terrible secret, celui du jour où son père avait voulu le tuer, aurait pu le tuer, comme cela, sans même en avoir conscience. Une crispation sur la détente et le coup partait. Depuis ce jour, il s’était promis de ne jamais plus retourner dans la maison paternelle et de ne plus y rencontrer ce regard paternel.

Jamais. Le temps avait passé, mais il n’avait rien effacé. Jean chancela, se reprit. Il devait tenir coûte que coûte. Il était là maintenant. Il avait fait tout ce chemin pour ce moment-là. Il devait affronter ce père qu’il avait fui depuis toutes ces années, devant qui il avait toujours cédé. Il ne baisserait plus les yeux désormais. Il n’était plus le « petit mioche » qui pleurnichait, suppliant son père d’arrêter, qu’il obéirait désormais, qui promettait tout ce que le Vieux voulait entendre pourvu que les coups s’arrêtent !

Le père était là. Jean était prêt à l’affronter une dernière fois, même si cette douleur ne le quittait plus et lui dévorait l’estomac. Il irait jusqu’au bout. Il le savait. Il le fallait. Jean s’approcha. Lui non plus n’avait pas changé ; l’alcool rend vieux prématurément. Il faillit reculer, comme à l’époque. Mais non, pas maintenant, pas si près du but ! Il s’approcha encore. La Vieille tourna à peine la tête, comme un témoin figé de cet instant suspendu dans le temps. Elle regarda tour à tour le père puis Jean. Pas un mot. Rien. Comme à l’époque, elle n’avait rien dit.

Jean ferma doucement le couvercle du cercueil. Malgré toutes ses précautions, le claquement résonna dans toute la pièce comme un coup de fouet, les faisant sursauter tous les deux. Pour la première fois, ils eurent la même réaction. Jean recula.

Jean fit demi-tour sans un mot, laissant la Vieille dans son dos, dans son tête-à-tête à elle avec la mort. Il descendit l’escalier, traversa le couloir, saisit son sac et sortit. La lumière du jour l’aveugla. Il porta la main à ses yeux et les frotta un instant. Il inspira une bouffée d’air frais.

La douleur au creux de son ventre avait disparu. Complètement. Le père n’était plus. Il pourrait alors vivre, vivre désormais. Il fouilla dans sa poche et en sortit la lettre qui annonçait que son père était à l’agonie et que c’était son devoir de fils que d’être là, au moins pour les adieux. Jean avait hésité… longtemps. Il s’était résigné à aller le voir une dernière fois, revenant sur la promesse qu’il s’était faite à l’époque. C’était fait maintenant. Il froissa le papier et fourra la boule dans la boîte aux lettres de la maison.

Le prochain bus arriverait dans une vingtaine de minutes. Il le prendra pour la dernière fois. Pour ne jamais revenir.

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Jean ou la mort du pèreChapitre5 messages | 6 ans

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