Chapitre 5 : Tu as le droit de respirer

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La pluie bat à plein régime depuis trop longtemps.
L'humidité et l'air glacial, à travers ma veste et mon tee-shirt, me pénètrent jusqu'aux os. J'attends déjà depuis deux heures, je n'ai jamais eu aussi froid de ma vie.
Nous sommes jeudi. Il est presque vingt-trois heures et il n'est toujours pas arrivé. Après l'annonce de Sarah lundi, je n'ai pas arrêté de réfléchir au pourquoi du comment. Notre conversation surgissait tout le temps dans ma tête. Puis mercredi, mes doigts ont pianoté sur l'écran de mon téléphone un message destiné à Maxence, sans espoir qu'il n'y réponde. Il est peut-être déjà parti. Je ne sais pas quand est son vol. Il ne m'a toujours pas reparlé depuis le week-end dernier. Après tout, comment peut-on pardonner des mots aussi durs et froids ?
Assise sous le seul arbre du skatepark, la planche dans mes bras, je frissonne et resserre ma veste contre mon torse trempé. Personne ne passe par ici à une heure aussi tardive. Pas même les trafiquants. Mes yeux fatigués commencent à picoter. Il faudrait que je trouve un endroit où il fait plus chaud et plus sec mais je me rappelle que c'est le lieu de rencontre. Alors j'attends.

Les minutes passent trop lentement. Je pose ma planche à côté de moi et me lève pour me dégourdir les jambes. Mon jeans me colle à la peau et mes baskets font un bruit horrible lorsque je fais quelques pas. A mes pieds, une flaque de boue noircit les bouts des sangles de mon sac gîsant tout proche.
Je l'attrape brusquement et son contenu se répand un peu partout sur la pelouse.

- ¡ Joder de mierda ! (Putain de merde !)

Je ramasse à la va vite mes blocs de dessins et mes crayons quand je remarque un papier qui flotte sur la flaque. Je le prends, essuie la boue sur mon jeans et le déplie. Quand je lis ce qu'il y a de marqué, je souris. J'ai gardé ce bout de papier depuis lundi. Je me rappelle encore la sensation que j'ai éprouvée lorsque j'ai répondu à mon mystérieux correspondant. Mon coeur battait légèrement plus vite que d'habitude. Dans mes mains moites, mon crayon dérapait, glissait. Je m'y suis reprise à trois fois avant que mes mots ressemblent à quelque chose de plus ou moins lisible.

"On ne t'a jamais dit qu'il fallait lire les petits caractères en bas de la page avant de signer ? :)"

C'était ça ma réponse. Un peu ironique et piquante.
La première chose que j'ai faite en entrant en espagnol mercredi a été de fourrer ma main parmi les chewing-gums, à la recherche d'un nouveau message. J'étais comme une enfant le soir de Noël devant les cadeaux au pied du sapin. Je me rappelle avoir lâché un petit rire lorsque j'ai attrapé son mot. J'en ai déduit qu'il avait donc cours mardi.

"Quels caratères ? Mon contrat était vierge..."

Lorsque j'ai levé les yeux vers le tableau, il était déjà recouvert de l'écriture petite et serrée du professeur. Je n'ai pas attendu cinq minutes avant de trouver une réponse à offrir à un nouveau morceau de papier, jaune cette fois-ci.

"Vierge ou pas, la vie t'a fait la peau avant que tu sois né."

- Salut...

Je froisse le papier dans ma main et me retourne, comme prise sur le fait.
Devant moi, se tient mon meilleur ami, le dos bien droit. Ses traits son tirés, ses cheveux blonds cachés sous un bonnet noir.

- Je ne pensais pas te voir ce soir.

- C'était compliqué pour venir.

J'en déduis que ses parents lui ont encore fait tout un cirque. Je range le papier dans une des poches arrière de mon jeans et m'avance à petit pas vers Max.

- Tu es trempée.

- Très perspicace, le petit, raillé-je.

Il enlève sa veste et me la tend. Je secoue la tête en signe de refus. Max n'est pas de cet avis, il s'approche rapidement de moi et la pose sur mes épaules.

- Arrête de faire ta tête de mule et accepte-la !

Je souffle mais ne réponds rien. Pas besoin d'envenimer les choses.

- Bon, pourquoi ce rendez-vous ?

- Tu ne peux pas...

- Je ne peux pas quoi Andy ?

La pluie commence à s'arrêter. Mes cheveux dégoulinent mais c'est le cadet de mes soucis.

- Partir.

- Je n'ai pas choisi, crois-moi.

- Tu as bientôt dix-huit ans ! Négocie avec eux.

- Je suis désolé...

Son tee-shirt blanc n'arrive plus à absorber l'eau. Il devient transparent par endroit. Ses yeux ne cessent de me demander pardon. Ça devrait être moi qui m'excuse.

- Ils m'ont menacé, commence-t-il, la gorge nouée. Si je reste, ils me couperont les vivres.

- Tu pourras venir habiter chez moi et trouver un boulot. Il existe toujours des solutions.

- Tu ne comprends pas Andy. Ce n'est pas comme ça que ça aurait dû se passer. S'il n'était pas parti, s'il avait pensé un peu aux autres, tout aurait été différent aujourd'hui. Mais parfois, je comprends son acte.

- Max...

Les larmes lui montent aux yeux. Ses mots me font l'effet d'un poignard qu'on enfonce dans mon coeur. Il ne peux penser la dernière phrase qu'il m'a dite. Il ne devrait même pas parler de ça maintenant. Mais c'est la façon qu'il a de m'expliquer qu'il est pied et poing lié.

- Je ne peux pas les abandonner. Ils ont déjà assez souffert.

- Tu as le droit de respirer. Ils comprendront si tu leur expliques.

Une larmes s'échappe et coule le long de sa joue. Il veut répondre mais sa voix se noue. Il est en train de craquer. Je pose ma main sur sa joue mais il recule.

- Je ne peux pas à mon tour les décevoir. Mon père compte beaucoup trop sur moi.

- Mais tu as le droit de vivre !

- Tu ne me feras pas changer d'avis Andy, me menace-t-il, les yeux vitreux. C'est impossible...

Un lourd silence s'installe entre nous. Je m'approche de lui à pas de loup avant d'envoler ses larges épaules de mes bras. Il sent la menthe. Ça me rappelle qu'il a toujours une de ces friandises à la menthe dans la bouche. Trop forte à mon goût.

- Tu continueras à m'envoyer des messages ?

- Je ferai même mieux. Je t'enverrai un porte-clé de la tour Eiffel, rit-il.

Je me recule de quelques centimètres et lève les sourcils.

- Tu n'es pas sérieux ? Un porte-clé !

- Bah quoi ?

- Ça fait beaucoup trop touriste. Moi, je voudrais plutôt une de ces oeuvres d'art que les artistes de rue peignent.

- Ah oui, carrément ?

Je rigole en le voyant sourire. J'aurais ma peinture.
Je me cale à nouveau dans ses bras. Sa tête repose sur mes cheveux. Son tee-shirt est froid.

- Tu sais, je n'aurais jamais penser dire ça un jour, mais je suis content de partir.

- Pardon ?

Je recule définitivement d'un bon mètre, les sourcils froncés.

- Si tu me laissais parler, tu comprendrais.

Je souffle. Un petit sourire en coin s'affiche sur son visage.

- Le soir où ils m'ont annoncé la grande nouvelle, j'étais hors de moi. Je ne pouvais plus contenir tout cette colère qui me rongeait. Les mots n'arrêtaient pas de sortir de ma bouche. J'étais incontrôlable. Vraiment. Même lorsqu'il a fait ça, je n'étais pas autant empli de colère, de haine. J'ai même crû à un moment que ma mère allait s'évanouir et que mon père allait m'en mettre une. Mais rien de tout cela ne s'est passé. Ils m'ont écouté jusqu'au bout en silence, encaissant chacun de mes mots. Puis, mon père est parti et ma mère a fondu en larmes.

- Tu leur as tout dit ?

- Oui, tout. Je leur ai avoué que ce que je voulais faire de ma vie c'était du surf et que l'entreprise n'était rien d'autre qu'un poid pour moi. Qu'ils ne savaient faire rien d'autre que me pourrir la vie. Qu'ils détestaient que je vienne te voir parce que c'était un signe de défi selon eux. Qu'ils pouvaient brûler en enfer si cela leur permettaient d'enfin voir que je souffre autant qu'eux de sa disparition.

Je souris légèrement en entendant ses paroles. Cette anonce aura au moins servi à quelque chose.

- Ma mère est venue me voir le lendemain et m'a promis qu'elle m'aiderait à trouver un entraîneur. Même si c'était dans le dos de mon père.

- Et pour l'entreprise ?

Suspendue à ses lèvres, j'attends avec impatience que les mots sortent.

- Elle a ajouté que je n'avais pas porté ce fardeau éternellement et qu'elle en parlerait avec lui.

- Donc...

- Donc, on verra ce que la vie me donne enfin ou me prend encore.

Nous nous regardons en silence pendant quelques minutes avant qu'il le brise à nouveau.

- Mon vol est demain, à seize heures.

Je sais ce que ces mots veulent dire. Je ne pourrais pas lui dire au revoir à l'aéroport. Je serais en cours d'espagnol. C'est maintenant, pendant ces quelques minutes qu'il nous reste ensemble.

- Pardonne-moi.

- C'est déjà fait depuis longtemps.

Il m'attrape les épaules et me plaque délicatement contre lui. Les larmes me montent aux yeux. Il ne m'en a jamais voulu. Je me suis pris la tête pendant près d'une semaine avec ça, alors qu'il était déjà passé à autre chose. Il ne donnait tout simplement pas de nouvelles parce qu'il était trop occupé à se battre contre ses parents.

- Je crois que je ne t'ai jamais vu aussi heureux depuis longtemps.

C'est vrai. Il a pu enfin se libérer d'un poids qu'il traînait depuis bien trop longtemps. Il mérite de vivre avec un bonheur sans fin.

- Je ne me rappelais plus vraiment ce que cela faisait, avoue-t-il. J'aimerais que tu ressentes ce que je ressens à nouveau.

- Promets-moi de rester heureux le plus longtemps possible. Pour nous deux.

- Je te le promets, Andy.

Nous restons dans les bras l'un de l'autres pendant, ce qu'il me semble, une éternité. Le silence plane, la pluie a cessé. Ceci n'est pas un adieu. Ce n'est qu'un au revoir parmi tant d'autres.

KL.Phoenix

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