Le peintre et le fonctionnaire

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— Salut Laurent, tu vas bien ? Entonna Roger en l’apercevant de loin, avançant l’un vers l’autre sur le même trottoir.

Après quelques mètres, la mine renfrognée habituelle, Laurent lui rendait son salut en lui tendant la main et en regardant ses chaussures. Il n’était pas à l’aise avec Roger. L’envie de ce dernier, depuis qu’ils se connaissaient, de vouloir être copain l’emmerdait, car il ne pouvait pas se résoudre à lui dire toutes les saloperies qu’il pensait de lui. Roger était avant tout, et resterait à ses yeux quoi qu’il arrive, un fonctionnaire.

— Salut, Roger, toujours à ne rien branler comme d’habitude ?

— Oui, aujourd’hui j’ai fini plus tôt, je t’offre un café ?

Roger était d’autant plus horripilant qu’il paraissait ne jamais se rendre compte à quel point il était chiant, mais en plus il avait toujours les bons arguments pour qu’on ne lui fasse pas trop remarquer non plus.

— Bon cinq minutes alors, moi j’ai du boulot, un nouveau chantier au bout de la rue.

Roger était peintre. L’un des meilleurs du quartier et au-delà parait-il. Il travaillait au black de petit chantier en petit chantier. Pour des personnes âgées du quartier ou bien recommandé par les concierges ou les voisins pour repeindre les appartements de jeunes n’ayant aucune compétence dans ce domaine et qui allait emménager ou au contraire déménager.

Ils poussèrent la porte vitrée du petit bar et en guise de café commandèrent deux demi de bière. « Faut pas déconner non plus, à partir de cinq heures le café ce n’est pas bon pour la santé » justifia Laurent de sa voix sourde et d’un ton railleur.

Au bout du comptoir se trouvait un couple visiblement en train de se disputer en essayant de le faire le plus discrètement possible. Dans la salle était assis tout seul le petit vieux tout rabougri qui le reste du temps attendait la retraite en travaillant au salon de coiffure sur la place. Il se leva en prenant son verre vide pour le poser sur le comptoir.

— Un autre s’il te plait. Comment allez-vous, messieurs ? demanda-t-il comme une permission de s’incruster dans le groupe.

— Salut la tarlouse, tu n’as pas de client à cette heure-ci ? ironisa Laurent.

— C’est lundi aujourd’hui…

— Ah bien c’est vrai ça ! les tarlouses ça ne bosse pas le lundi ! Allez viens boire un coup avec nous, c’est moi qui régale. Patron, une tournée s’il te plait.

— Merci Roger, mais arrête avec tes « tarlouses », tu sais que je n’aime pas.

— Ben ce n’est pas de ma faute si tous les coiffeurs sont homos. Non ! Sont gay comme on dit maintenant.

— Pfffff, tu fais chier avec ça.

— Bon OK, j’arrête. Je pourrais prendre une amende à ce qu’il parait. Homophobie. Moi j’appelle surtout ça un manque d’humour de ceux qui font les lois. Ça ou pisser dans un violon, c’est du pareil au même. Tout ça, c’est encore à cause de cette connerie d’internet. Tu vois, dans la vraie vie, on rigole au bar, les paroles s’envolent, qui veux-tu qui viennent nous faire chier avec ça dans notre troquet pourri ? Mais sur internet, ce n’est pas la même, ce qui est écrit est lu par tout le monde, même les empêcheurs de pisser en rond. Alors faut bien qu’un jour ils portent le pet plus haut et demandent des lois. Du coup, je peux plus traiter mon copain de tarlouse !

— Putain Roger arrête avec ça je te dis, ça m’énerve.

— OK, on va changer de disque alors. C’est vrai, on n’a plus de raison de stigmatiser les coiffeurs, maintenant, des pédés il y en a partout. J’ai même deux collègues maçons qui se sont mis en couple ! Ah les mecs, tu les vois, jamais tu ne peux les imaginer jouant à touche pipi, ni l’un ni l’autre. Deux gros singes à moustache, style! Les coiffeurs, passe encore, mais alors là, c’est l’épidémie générale. Depuis qu’ils ont attrapé le SIDA, ils se reproduisent comme des lapins ! Comme disait Coluche, les pédés, ils ne peuvent pas se reproduire, mais il y en a de plus en plus.

À chaque fois, Roger se retenait, mais au bout d’un moment il ne pouvait pas s’empêcher de lui répondre. Il avait essayé l’humour, le discours argumenté philosophique, la morale chrétienne, l’énervement et l’exaspération, mais jamais il n’était arrivé à le raisonner. Il faut dire que ce qu’il disait était affreux au point d’en être drôle. Et avec sa grande gueule, il faisait rire tout son auditoire, ce qui le rendait quelque part invulnérable. Ceux qui le connaissaient disaient qu’il ne pensait que la moitié de ce qu’il disait, mais entre humour cynique et ironie on ne savait pas de quelle moitié il s’agissait.

— Bon Laurent, tu ne peux pas faire de l’humour sans insulter une minorité, qu’est-ce qu’ils t’ont fait les homos finalement ? Je suis sûr qu’il y a une autre raison, c’est évident. Mais bon je ne t’apprends rien, termina-t-il l’air sous-entendu.

— Mais de quoi tu parles ?

— Ben tu sais bien ce que tout le monde dit. Je ne vais pas te faire un dessin...

— Oui c’est ça, pas besoin de faire un dessin, je ne marche pas dans ta combine. Ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire des grimaces, retorqua t il avec orgueil.

Laurent en imposait, la cinquantaine, sa salopette de peintre mettait en valeur son ventre arrondi. Il avait toujours des tache de peinture sur la salopette et sur les main, on dirait qu’il ne les lavait que juste ce qu’il fallait pour laisser les marques du métier dont il était fier.

— Bon ben laisse le comme ça, mais à force tout le monde va se foutre de ta gueule avec cette histoire. Sourit Roger

— Mais putain, de quoi tu parles ? N’importe quoi…

— Bon tu sais bien, l’histoire du placard… le coming out… tout ça quoi…

— Houla ! le petit fonctionnaire, il a fondu un fusible !

— Moi je ne crois pas que tu devrais lui dire, renchérit le coiffeur en s’adressant à Roger.

— Haaaaa, mais voilà que la tapette de salon va s’y mettre elle aussi ? Et elle croit que je vais marcher. Non, mais vous êtes trop malin vous deux. Vous devriez vous mettre en couple, frisette et pipo qu’on vous appellerez ! Et puis vous passeriez à la télé, émission style complément d’enquête : Comment l’argent du contribuable est détourné par la bite d’un coiffeur. Vis ma vis : Un coiffeur souteneur de prostitués fonctionnaires au bois de Vincennes. Ou une émission sur les finances publiques : le trou de la sécu est en fait un trou du cul !

— Mais tu es complètement dingo mon pauvre, tu t’en rends compte que ça veut ne rien dire ce que tu racontes, tu ne montres rien là, termina Roger en reprenant son verre pour boire un coup comme pour se calmer.

— Moi je ne connais qu’une seule phrase qui veut dire quelque chose : patron sert nous une tournée. Parce qu’à part ça, frisette et pipo elles nous abreuvent de leur petit théâtre, mais qui ne veut pas dire grand-chose non plus.

— Le coming out, prononça pensivement et lentement Roger, qu’est-ce que le coming out ? Ce n’est pas le problème de l’anglais, c’est juste de la culture générale. Ce qui se passe avant le coming out, c’est en fait ce qui ici nous intéresse. Mais pour le comprendre, il faut savoir ce qu’est le coming out…

— Ah là là, je suis peintre en bâtiment. C’est ça le problème. Au CAP peinture, il n’y a pas option anglais, pas de lecture philosophique, etc. Donc, nous sommes des cons. C’est facile comme ça, tu soulèves la jupe et tu vois à peu près le niveau d’intelligence de la gonzesse. Il y a juste un tout petit détail qui va clocher là. C’est qu’après les études, il y a le boulot. Enfin chez nous, les gens normaux, pas comme pour les fonctionnaires, donc je conçois que c’est dur à imaginer pour toi. Alors le boulot, tu sais, un truc bizarre où il faut se lever tôt, et s’activer toute la journée pour gagner son pain, et en plus accessoirement financer les repas des fonctionnaires. Donc dans ce boulot, comme c’est difficile, tu vois, le boulot, et bien on a des trucs pour tenir le coup. Comme vous, par exemple, il vous faut des pauses, assez nombreuses pour tenir le coup entre les ragots des secrétaires qui n’arrêtent pas de parler en se faisant les ongles. Ben pour nous aussi c’est dur, mais autrement. Alors, pour tenir le coup, on a un truc pour nous occuper l’esprit, et que les journées passent plus vite, c’est la radio. Tu remarqueras, les peintres, ils adorent avoir la radio. Alors tu vois avec la radio, ben on a toutes les informations sur ce qui se passe dans le monde, enfin... les infos filtrées par les rescapés de la Shoah, les dernières chansons à la mode, et puis toutes les émissions tendances. Et en ce moment, la tendance c’est les homos. Toute l’année dernière, on a eu droit au débat sur le mariage homo. Ensuite sur l’homophobie. Maintenant, c’est l’adoption. Alors des homos, ils nous en gavent la tête tous les jours. Du coup, on est super cultivés, on a même de quoi à tenir une conversation au café du commerce du quartier !

— Ben alors, si tu sais ce que c’est que le coming out, tu sais en quoi ça te concerne. En fait il y a comme un avant et un après. Après, on s’est déclaré, tout le monde est au courant, plus de stress, plus besoin de se cacher, d’avoir peur des jugements qu’on imagine, de serrer les dents face aux blagues homophobes. Après, c’est relax. Il y a encore quelques problèmes, mais bon c’est plus clair, rien n’est caché, il y a moins de stress et de frustration. Par contre avant…

Silence. Pour le coup Laurent attendait la suite, mais elle n’avait pas l’air de venir. Fier de son effet, Roger sirotais sa bière.

— Oui ? Bon, alors avant ? Quel rapport avec la choucroute ?

— Ah oui avant… Ben avant tout est plus compliqué. Du coup si tous les après se ressemblent souvent, les « avants » sont souvent très différents selon les homos. Mais ils sont tous contraints par les mêmes paradigmes. Le premier c’est : personne ne doit se rendre compte. Le deuxième c’est : je ne peux pas tomber amoureux. Le troisième c’est : je dois accepter l’humiliation permanente et même aller jusqu’à l’auto humiliation. Bref, cela génère souvent tant de frustrations que beaucoup dépriment et vont jusqu’au suicide. L’avant c’est grave…

— Mais c’est qu’elles vont nous plomber l’ambiance les deux folasses ! Ben oui, qu’est-ce que tu veux, ils dépriment. La dépression c’est une maladie, une maladie mentale… Tu vois où je veux en venir… Mais chut, il ne faut pas faire d’allusion à ça, c’est de l’homophobie. Les homos, ils sont dépressifs, ça ne va donc pas bien dans leur tête, mais c’est la dépression la maladie, pas l’homosexualité, hein ?

— Ben oui, la preuve c’est qu’après leur coming out, ils vont beaucoup mieux. Et dans les sociétés sans homophobie, ils vont bien aussi, dans une famille avec des parents compréhensifs et tolérants, là aussi ils vont bien…

— Oui, ils vont bien, bon ils n’arrivent pas à avoir un gout, une attirance pour le sexe opposé, mais ils vont très bien remarqua Laurent, goguenard.

— Par contre, avant le coming out, quand ils sont soumis à la pression négative de la société, là ils vont moins bien. Du coup certains deviennent extrémistes, ils en font trop. Ils se sentent si mal qu’ils pensent qu’en exagérant ils se protègent. En disant les trucs les plus pourris sur les homos, ils arriveront peut-être à se convaincre de changer, et au moins ça leur évite la peur du regard des autres. Ils ont souvent peur de leur propre honte.

— Ha OK ! C’est à ça que tu voulais en venir. Tu m’as démasqué, je fais partie de la bande !

— Non pas du tout. Ce que je dis, c’est qu’à force de le paraitre, les gens vont finir par le croire. J’ai déjà entendu des ragots. Et c’est dur de prouver le contraire puisque tu as un comportement typique de l’homo refoulé qui attend son coming out...

— Mais je n’en ai rien à carrer moi des ragots des uns et des autres. J’ai mes amis ça me suffit. Les autres peuvent penser ce qu’ils veulent ils ne me connaissent pas.

— Tes amis, oui. Ça aussi, mais bon ce n’est pas tout à fait la même chose.

— Quoi ? Qu’est ce qu’il y a avec mes amis ?

— Non, rien, personne ne les connait, on ne peut donc rien en penser. Enfin, sur eux.

— Ben crache là ton info ! Quel est le problème ?

— Justement que personne n’en connait un seul. Du coup les gens disent que tu n’en a pas. Et c’est normal parce que les homos, tu comprends… dit-il l’air entendu.

— Mais qu’est-ce que tu racontes avec les homos ? Tu veux dire que j’ai des amis homos ?

— Ah, je ne crois pas non. Par contre tu sais, c’est comme dans la chanson d’Aznavour…

— Quelle chanson ?

— Patron tu peux nous passer du Aznavour, ça nous changera de ta variétoche de merde…

— Qu’est ce que vous voulez ? Quel titre ? Il va falloir se taper la chèvre, pourtant lui aussi à l’époque c’était de la variétoche de merde. Mais comme c’est vieux, ça fait partie du patrimoine, patacouffin… alors maintenant c’est bien.

— Ouai, bon, la chanson sur les homos…

— Ah oui, je cherche sur Google… « comme ils disent » ? c’est ça ?

Tout à coup le café se remplit de cette voix sentimentale et nostalgique. Laurent écoute d’un air qu’il simule distrait. Le coiffeur a les yeux qui partent dans le vide, Roger accompagne les paroles d’un signe de oui de la tête á chaque fois qu’il est d’accord sur le fond.

— Il n’y a pas à dire, mais on en fait plus des chanteurs comme ça. Ça avait un autre caché la musique classique et de vrais poèmes en guise de parole.

— La tradition de la chanson française n’est pas perdue ne t’inquiète pas, et ces accents de vérité critique non plus.

— Ah bon, tu en connais des chanteurs actuels de ce calibre toi ?

— Oui quelques-uns. Mais c’est vrai que ceux que je connais font surtout partie du Rap.

— Ah ben oui hein, comme tout bon bobo gaucho, il faut écouter de la musique contestataire de jeune. Ça fait mieux !

— Côté contestataire je te l’accorde, même s’il existe aussi pas mal de Rap varietoche. Par contre de jeune..Ça fait un moment le rap.. NTM et IAM c’est des cinquantenaires quand même !

— Alors quand même comparer l’autre taré de Joe Starr avec Aznavour, faut le faire !

— OK tu veux voir un truc. Patron tu peux nous passer la vidéo de Joe Starr gare au jaguar ?

— Ca je veux bien, parce que les vieilleries, ça va faire fuir les clients, déclara il assez fort pour le couple du bout du comptoir apparemment rabiboché lui prête attention.

— Nous Aznavour on aime bien il y a pas de soucis. Et les vieux trucs de rap aussi !

— Bon, tu veux quel titre ? demanda le patron.

— Vas y met la vidéo du morceau « métèque ».

Les images noir et blanc au contraste sobre commencèrent à dérouler sur l’écran. L’annonce mimant une sorte de présentation de combat de boxe entraina la réaction de Laurent.

— Bon je vois qu’il reste quand même dans le registre de la violence ton copain, se moqua Laurent.

— Regarde un peu ça plutôt…

Une série de scratchings accompagna une arrivée sur scène imitant celle de de jacques Brel á l’Olympia. Joey Starr s’emparant d’un gros microphone vintage métallique dans la lumière d’un seul et unique projecteur, lance son flow, lent régulier, efficace. Un texte pur et brut comme il se doit, chanté par ce rocher indémodable. Sur ce coup Laurent reste silencieux, écoutant les paroles, étonné.

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