Le Ricard

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Comme tous les soirs, il rentrait du bureau. Il poussait la lourde porte de verre, á l’aide de l’un des deux grands tubes de laiton polis par le temps. Dans le café on l’attendait. Du moins c’est ce que les saluts lui laissaient penser. Il faisait partie des meubles. Son teint jauni par les gitanes maïs et la réaction hépatique au Ricard, concordait parfaitement avec la couleur des murs dont la peinture n’avait pas été rafraichie depuis mille ans. Le temps s’était arrêté dans le mobilier des années soixante-dix. C’est là que la décadence des bars de quartier avait initié son insidieuse destruction. De fermeture en fermeture, il ne restait plus que celui-là et le bar PMU à l’autre bout de l’avenue qui traversait le quartier. Banlieue grise qui fut rouge. Il rentrait dans le bar tous les soir a dix-sept heures trente pour entendre les « salut Michel » qui lui rappelait quelque part la beaufitude de son prénom. Mais il assumait. Enfin presque, il lui fallait tous les jours sa dizaine de Ricard pour cela. Le Ricard, le petit jaune, le dernier amour de sa vie, la dernière passion de son existence. Plus rien d’autre n’existait, ni le bureau où on l’avait mis dans un placard, ni la famille éloignée depuis longtemps, ni rien du reste du monde. Sa paye passait dans les tournées du comptoir qui se succédaient de quart d’heure en quart d’heure, de jour en jour, d’année en année. Même le temps n’existait plus.

« Allez encore un petit jaune pour la santé, l’alcool ça conserve »

« Et un petit dernier pour la route » quand il savait que son chemin s’était inexorablement arrêté dans cet endroit glauque et depuis quinze ans y tournait en rond.

Au début, il y a maintenant une éternité, il était le roi de ce lieu, le prince de la fête des soirées du quartier. Il se vantait d’être de ceux qui pouvait restait bien après que le patron affable avait tiré le rideau. Alors à quatre ou cinq, ils restaient parfois jusqu’à deux heures du matin, jusqu’à que le patron mesure que le rythme des tournées avait tellement diminué qu’il valait mieux fermer que travailler pour du beurre. Et le lendemain, il était fier de raconter aux autres, dans quel état lamentable ils s’étaient mis la nuit d’avant. Et à quelle heure impossible ils s’étaient couchés malgré l’obligation de bosser le lendemain. Et les épiques moqueries de qui avait glissé en allant aux chiottes et s’était fracassé la tête par terre, de qui avait pissé sur les bacs á fleurs de la petite vieille, celle qui vivait à côté en se plaignant régulièrement du bar et des clients. De l’autre, qui avait fait un doigt d’honneur à la voiture de police et qui avait fini poste pour la nuit. Tout était drôle, magique, extraordinaire. Ces rois de la nuit, bien loin du stras et des paillettes, construisaient chaque soir un monde qui repoussait les frontières de leur liberté. Puis l’habitude les a mangé, un par un, peu á peu. Maintenant ils ne faisaient plus rien de spécial, le bar fermait à huit heures tous les jours, plus personne ne restait derrière le rideau. Il ne leur restait que se raconter ses vieux souvenirs de beuverie pour se donner l’impression qu’ils vivaient encore un peu cette époque. De toute façon, de cette époque il ne restait que trois clients, et puis Martin qui était arrivé sur la fin et á qui on avait pris l’habitude de raconter toutes ces histoires qu’il connaissait par cœur. Les autres, c’étaient des jeunes, et les jeunes c’était plus pareil, ils ne savaient plus déconner, comme les vieux d’avant quand ils étaient jeunes. L’habitude et l’âge avaient englouti cette génération. De tournées en tournées, l’heure de la fermeture était déjà là. Il fallait régler l’addition puis sortir. Pour aller où ? Pour revenir dans le monde des vivants, les tout frais tout roses, ceux qui laissaient les rues vides à cette heure-ci, ceux qui depuis longtemps étaient rentrés chez eux pour regarder la télévision.

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