Chapitre 15

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Le charpentier avait déjà commencé les réparations sur le navire. Earl l’observait faire, il n’avait rien d’autre à faire après tout. Après le départ de la frégate marchande, ils s’étaient retrouvés en panne de vent et le capitaine n’avait pas donné d’ordre. Le nouveau mousse observait Badic s’affairé sur le pont, appuyer contre un bastingage en mesurant la longueur de la fissure dans le bois, calculant les pouces qu’il lui faudra à boucher.

— C’est fréquent ?

— De quoi tu parles ?

— Les tempêtes comme celle-ci ? Et les pannes de vents ?

Le plus vieux se gratta la tête, la sueur coulait de son front et s’échouait sur ses paupières, lui piquant les yeux à cause du sel marin.

— Les ouragans ne sont pas fréquents, et les vagues scélérates sont rares. Mais nous étions en haute mer, donc c’est pas étonnant. C’est plus calme quand on navigue dans les archipels.

— Et les pannes de vent ?

— C’est le microclimat de Thorrak. Je n’aime pas trop trainer dans ce coin de Culith.

Earl releva un sourcil, perdu dans les explications du marin. Sans une carte sous les yeux, il lui était difficile de visualiser Manhal. Le charpentier sembla le remarquer et s’arrêta dans sa tâche pour se tourner vers lui.

— Manhal est divisé en trois grands archipels : Culith, Ashur et Oseba. On se trouve actuellement au sud de Culith, dans l’archipel de Thorrak, proche de la ville de Thorrak et Anouk.

— Et nous nous dirigeons vers Thorrak pour nous y amarrer.

— Exactement. Le souci avec cet archipel ce sont ces ilots pointus et escarpés, qui fournissent peu de visibilité lorsqu’on navigue et elles offrent des zones parfaites pour les embuscades.

— C’est ce que tu redoutes ?

— J’ai confiance en Helm, il est un excellent timonier. Mais je ne suis tout de même pas serein.

Earl observa le barreur derrière le gouvernail, les yeux rivés sur l’horizon. Il ne semblait pas très vieux, mais le mousse ne l’avait jamais vu rater une seule manœuvre, malgré la taille imposante du bâtiment et les passages étroits qu’ils avaient empruntés jusqu’à présent.

— A-t-il toujours été timonier ?

— Oui. Il était déjà à bord lorsque j’ai rejoint l’équipage, il accompagnait Arawn.

— Que faisais-tu avant de te retrouver sur le Phoenix ?

Le silence lui répondit et le jeune homme comprit qu’il avait dépassé une limite concernant la vie privée des hommes à bord.

— Désolé. Je ne voulais pas être indiscret…

— C’est pas grave, je serais aussi curieux à ta place.

Badic se leva en délaissant ses outils et s’installa à côté du garçon, assis sur des caisses en bois proche du grand mât.

— J’étais charpentier dans un arsenal militaire à Nelak. Je construisais des navires pour la marine royale, réparait les épaves qui avaient affronté des tempêtes ou des forbans.

— Et comment es-tu arrivé ici ?

— J’ai été renvoyé après avoir causé un incendie.

Les yeux du brun s’écarquillèrent, ce qui fit rire son interlocuteur.

— Je n’y étais pour rien. L’un des idiots qui me servaient d’apprenti avait trouvé la bonne idée de bruler le stock de bois cassé pour le faire disparaitre… Cet abruti a bien failli y passer. J’ai fait sortir le plus d’ouvriers possible, je ne me suis pas soucié des flammes qui embrasaient l’arsenal. Après avoir éteint l’incendie, le chef du chantier m’a relevé de mes fonctions pour avoir fait passer la vie des hommes avant la valeur de la marchandise.

— Ce n’est pas logique !

— Ils s’en foutent d’être logiques. Tout ce qui importe à leurs yeux, c’est l’argent. Mais je ne regrette rien. Je suis heureux d’avoir sauvé des pères de famille et des fils d’une mort atroce. Et puis je suis bien ici, entouré de canailles aussi déjantées que moi.

Il reçut un coup sur la tête en réponse d’Ocon, qui s’installa à leur côté, attiré par leur conversation.

— Et toi Ocon, comment as-tu réussi à venir nous emmerder à bord ?

— C’est Syllas qui m’a proposé ! Je savais que Kora s'ennuyais à mourir dans le pub dans lequel ils jouaient, alors je suis allé le chercher, et nous avons ramené Asan.

— Que faisait-il ? demanda Earl.

— De ce que je sais, il était soldat dans l’armée. Il a fui après avoir massacré son supérieur et bruler son navire.

— Pourquoi…?

— Cet homme avait assassiné son père en faisait passé ça pour un devoir. Une trahison et un meurtre ne sont pas des choses qu’il accepte facilement, surtout envers un membre de sa famille. Je me rappelle le jour où nous l’avons trouvé affalé sur cette table, dans le coin d’un pub, des dizaines de bouteilles de rhum vidées. Il n’avait pas du tout la même prestance qu’aujourd’hui.

Ils lancèrent un regard en direction du gaillard avant où se tenait le second capitaine qui discutait avec l’un des hommes. Ses cheveux albâtre fascinaient Earl par leur blancheur, ainsi que sa carrure beaucoup plus grande et imposante que la sienne. Il était aussi grand que le capitaine et le quartier-maître, et l’impressionnait à chaque fois qu’il venait lui parler.

— Vous êtes impressionnant… murmura-t-il plus pour lui-même que pour les marins à ses côtés.

— Nous ne sommes que des vagabonds sur ces eaux, lui répondit Badic.

— Vous êtes des pirates ! Ce n’est pas rien !

— Nous ne sommes pas des pirates, arrête de nous appeler comme ça !

Iter était intervenu dans leur discussion, et semblait en colère contre le jeune mousse. Mais ce dernier ne se laissa pas intimider. Il en avait marre de tourner autour du pot. Que Meribi ne puisse pas lui en parler soit, mais les plus vieux pouvaient lui donner des réponses, et il allait les obtenir.

— Comment dois-je vous appeler dans ce cas ? Vous n’êtes pas des pirates, mais vous n’êtes pas non plus des corsaires ou des flibustiers ? Pas même des marchands, des pêcheurs. De simple marin ? Sans but précis ? Vous errez sur ces mers comme des fantômes sans nom ? J’ai du mal à y croire. Vous semblez protéger ces eaux et instaurer des règles strictes. Vous revendiquez le nom de pirate, mais le gouvernement vous considère comme tel. Alors, dites-moi : qu’êtes-vous précisément ?

Tous se tuent face à l’emportement d’Earl. Ce fut Asan qui vint lui répondre.

— Des Vinmeri. Un équipage qui obéit aux ordres d’un cardinal de Manhal. Un haut rang parmi les marins de ces océans, avec une responsabilité et une certaine notoriété.

— Un cardinal ?

— C’est compliqué à expliquer, ce sera à Arawn de t’en parler.

Iter regarda ses compagnons présents sur le pont.

— D’ailleurs, ou est-il ?

— Dans sa cabine, il n’en est pas sorti depuis notre rencontre avec le marchand.

Earl examina la porte close sous le gaillard d’arrière, là où il avait passé la nuit à l’abri et au sec.

— Iter et Ocon, aidez Badic pour la réparation du beaupré, il va avoir besoin de bras.

Les trois hommes quittèrent les caisses en bois pour aller chercher les planches stockées dans la cale afin de procéder aux réparations.

— Earl, tu peux aller tenir compagnie à Meribi. Il n’aime pas l’ennui, surtout quand il n’a le droit de rien faire.

Le jeune homme acquissa et abandonna le second sur le pont pour rejoindre le faux-pont.


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Ennuyeux. Voilà comment Earl définissait la journée. Pas un pet de vent, aucune tâche à lui fournir, rien. Ils étaient assis contre le grand mât, la tête levée vers le ciel. Meribi comptait les oiseaux qui passaient au-dessus du navire pour rejoindre les ilots, tandis qu’Earl se perdait dans ses pensées. Il n’avait pas eu d’autre information concernant le titre de cardinal d’Arawn ni d’explication plus poussé sur le terme de Vinmeri de l’équipage.

Des chuchotements dans leur dos attirèrent sa curiosité. Il pivota la tête vers la gauche et tomba sur Mannly et Wynric qui se tenait proche de la porte menant aux cales. Meribi les remarqua également, car un rire lui échappa en les observant.

— Qu’est-ce qui te fait rire ?

— Ils vont se faire prendre.

— Comment ça ?

— À tous les coups, ils sont en train de planifier un moyen de chiper du rhum dans les réserves.

— Ils ont le droit ?

— Bien sûr que non, et c’est ce qui rend la chose intéressante.

Ils épièrent les deux camarades qui se disparurent dans le faux-pont. Earl lança un coup d’œil à son ami qui lui sourit calmement, l’incitant à attendre encore un peu. De longues minutes s’écoulèrent, jusqu’à ce que la porte de la cale s’ouvre à nouveau sur les deux voleurs accompagnés du quartier-maitre. Alors que Meribi ricanait de leur mésaventure, Earl s’inquiétait pour eux en observant l’expression sévère de Syllas. Ils traversèrent le pont et entrèrent dans la cabine du capitaine sans s’annoncer.

— Que va-t-il leur arriver ? Arawn va les renvoyés de l’équipage ?

— Mais qu’est-ce que tu racontes ! Bien sûr que non !

Meribi était surpris par les châtiments qu’énonçait son ami, un soupçon d’inquiétude dans le regard.

— Qui t’a dit qu’on faisait ça à bord ?

— …Personne.

— Alors arrêtent de déblatérer des inepties pareilles. Nous sommes un équipage certes, mais on reste une sorte de famille. Les gars ont essayé d’enfreindre une règle, ils vont être punis à la façon du capitaine.

— C’est-à-dire ?

La porte de la cabine s’ouvrit de nouveau et les quatre hommes en sortirent. Arawn les accompagna jusque dans la cale, sous les regards attentifs des plus jeunes. Quelques instants après, Syllas et le capitaine remontèrent sur le pont et disparurent dans la cahute.

— Suis-moi.

Meribi tira son ami à sa suite pour s’engouffrer dans la trappe. Ils descendirent silencieusement les marches pour rejoindre la cale. Il arrêta Earl à mi-chemin dans les escaliers et se pencha pour observer les deux voleurs en train de faire leur punition. Le canonnier lui fit signe de ne pas faire un bruit, et lui laissa une place pour épier leur camarade.

Les deux hommes étaient accroupis autour de deux grosses caisses en bois contenant des balles de pistolet, et semblaient les compter une par une.

— 88… 89… 90… 91…

— 15, 16, 17.

— 101… 102…

— Argh ! Mais compte dans ta tête ! Tu m’emmêles !

— C’est de ta faute si on en est là.

— Ma faute ?! C’est toi qui n’as pas su tenir ta langue !

— Si tu ne t’étais pas emmêlé les pieds dans les cordes, Syllas ne nous aurait pas chopés !

Et ils continuèrent à se relancer la faute sous les yeux malicieux des plus jeunes. Meribi s’approcha du visage de son ami pour qu’il soit le seul à entendre ses chuchotements.

— Les punitions du capitaine sont souvent comme ça : des corvées ingrates que personne ne veut faire. Elles sont donc réservées à ceux qui franchissent les limites de la chasse-partie.

— La quoi ?

Le canonnier lui sourit gentiment en lui faisant signe de remonter, abandonnant les deux voleurs à leur pénitence. Ils remontèrent sur le pont et allèrent s’asseoir sur les bastingages du gaillard avant, observé par certains hommes.

— C’est vrai que tu n’as pas de notion nautique, ou tout ce qui touche à un navire et à ses règles.

— Je connais plus de choses sur les mythes et légendes. J’ai appris le reste par mon… père.

— Où as-tu appris les contes de Manhal ?

— Dans de vieux bouquins, un héritage de ma mère. Ils ont malheureusement coulé avec l’Isenor et le reste de mes affaires…

— Tu es sûre ? Il me semble que le capitaine les gardes dans sa cabine.

— Quoi ? Tu es sûre ?

— Il faudra le lui demander, mais il avait donné l’ordre à Syllas ou Asan de ranger tes affaires et de les ramener à bord.

Earl n’en croyait pas ses oreilles, il semblait qu’un poids s’envolait de sa poitrine. Pour sûr, il ira parler à Arawn pour pouvoir récupérer ses biens. Mais son ami le coupa dans ses réflexions.

— Alors ! Une chasse-partie, c’est le code de la piraterie. Il a été mis en place il y a quelques années par un certain Roberts, et a depuis été réutilisé sur de nombreux navires. Mais chaque équipage possède son code à respecter.

— Comment ça ?

— Par exemple, le code que nous respectons à bord n’est pas le même que sur le Kingston ou le Silent Mary.

Au regard incertain d’Earl, le canonnier comprit qu’il l’avait perdu dans l’énonciation de ces bateaux.

— Ce sont des exemples, je ne vais pas commencer à te faire l’histoire des équipages qui voguent sur ces eaux. Ce serait trop long et trop ennuyeux. Puis je ne les connais pas tous.

— Donc chaque capitaine instaure son code à bord ?

— C’est ça ! À bord, nous respectons douze règles qui se rapprochent de celle de Roberts. Mais Arawn est indulgent sur certaines sentences, il a besoin de nous et sait que trop peu d’hommes accepteraient de rejoindre l’équipage.

— Pourquoi ?

— Très peu de personnes souhaitent travailler sous le commandement d’un cardinal.

Un cardinal. Asan en avait parlé sans détails précis. Il s’apprêta à continuer ses questions, mais son ami l’arrêta avant qu’il ne puisse ouvrir la bouche.

— Si tu des questions à ce sujet, pose-les à Arawn. Il sera le plus apte à y répondre.

Le nouveau mousse grimaça, ce qui fit ricaner Meribi. Depuis son arrivée à bord, il ne s’était adressé au capitaine que lorsque ce dernier avait besoin de parler avec lui. Il n’avait jamais pris l’initiative de lui parler, en particulier sur un sujet qui semblait sensible.

— Aller, ça va le faire. Ce n’est pas un monstre.

— Pas avec son équipage…

— Il ne va rien te faire, sinon ce serait déjà fait.

— C’est-à-dire ?

— Tu verras par toi-même. Va le voir.

Meribi pointa la porte close de la cabine d’Arawn et l’incita muettement à se lancer.

— Plus facile à dire qu’à faire…

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