Le jeune couple

5 minutes de lecture

Le jeune couple

 

Cette nuit est inoubliable.

Au petit matin, les yeux embués de larmes et la tête ivre de lueurs multicolores, le garçon a repris sa route plus déterminé que jamais. Il sait qu’il doit avancer, poursuivre sa marche obstinée. Il croise sans arrêt des travailleurs. D’autres qui avancent dans la même direction que lui, un maigre sac sur le côté. Il se décide à interroger un couple qu’il suit depuis un bon moment déjà. La femme porte sur son dos un enfant enroulé dans un grand foulard à carreau.

- Vous allez à Zangor ?

- De quoi te mêles-tu ?

- Moi je vais à Zangor.

Le couple continue son chemin sans se retourner. Mais Hoc persiste. Ces trois là ont quelque chose qui lui rappelle sa favela. Quand ils s’arrêtent pour se partager une maigre ration de riz, Hoc s’approche. Il est tenaillé par la faim. L’homme tente de le chasser.

- File d’ici, maudit fouineur. Tu n’as rien à faire là.

- Je viens du secteur B2542, lance Hoc à tout hasard.

La femme lève un regard intrigué. Elle parait seulement remarquer sa présence. Puis elle échange des mots avec son compagnon dans une langue que Hoc ne comprend pas. Elle remplit un bol avec du riz de sa casserole, et le tend au garçon.

Hoc a très faim. Il saisit le bol à deux mains. Au moment d’engloutir sa ration, il sent les larmes lui monter aux yeux. Les larmes sont quelque chose de très particulier. Elles ne viennent jamais quand il chasse le ravak ou fait bouillir de l’eau. Mais parfois, dans des moments de relâchement, elles surgissent sans prévenir. Ce riz est délicieux. Le bébé rompt le silence par des vagissements aigus. La femme le serre dans ses bras en marmonnant des mots, puis sort un sein flasque qu’elle lui donne à téter. Quand le silence revient, l’homme s’adresse au jeune inconnu :

- Tu es ici pour passer ?

Hoc mâche méthodiquement. Il veut savourer chaque grain. Il ne saisit pas tout de suite ce que l’homme veut dire.

- Je suis ici pour rentrer dans Zangor.
L’homme hoche la tête. D’un geste de main il attrape une poignée de riz gluant qu’il enfourne dans sa bouche. Il n’a pas finit de mastiquer quand il répète :

- Tu as trouvé un passeur ?

- Je ne connais pas de passeur.

- Tu as de l’argent pour en payer un ?
Son œil s’est allumé. Hoc sait que les yeux des gens brillent d’un éclat particulier quand ils parlent de riels.

- Non. Je n’ai pas d’argent. Pas de parent. Pas de passeur.

- Tu as des objets alors.

- J’ai vendu mon livre d’images pour manger.

- Tu es fou ou inconscient. Un fou peut s’en tirer en fuyant d’ici, un inconscient va mourir.

- Je ne suis pas ici pour mourir.

- On n’entre pas dans Zangor parce qu’on le veut. Zangor ne veut pas qu’on revienne.

- Je ne comprends pas.
- Zangor nous a rejetés comme ses déchets.

- Nous sommes des déchets ?

- Oui, nous ne servons plus à rien. Notre temps est fini !

- Autrefois Zangor avait besoin de nous.

- C’est terminé tout ça. La cité veut se protéger, et se débarrasser de ceux qui lui inutiles. Elle les regroupe dans des quartiers ghettos à la périphérie, et puis elle recule. Elle déplace ses murailles.

- Tu veux dire que Zangor s’étendait plus loin qu’aujourd’hui ? Jusqu’ici ?

- Je sais pas d’où tu viens mon garçon. Tu m’as l’air bien niais et je ne donne pas un riel sur tes chances de survie.

Tous ces mots se heurtent dans le cerveau de Hoc.

- Zangor abandonne ses terres aux gens de la décharge ?

- Zangor n’abandonne pas. Elle se recroqueville, comme un vieillard. Pour faire de la place à toujours plus de déchets, refouler les plus remuants de ses habitants. Écoute-moi bien grand nigaud : à chaque fois qu’elle recule, elle dynamite les routes et les ponts, puis elle reconstruit sa muraille un peu en retrait. Alors les miséreux de la décharge les plus audacieux s’avancent, ils s’emparent de la terre, s’improvisent préfets. Ils mettent en place des norias pour repousser les ordures un peu plus loin. Ils imposent l’Ankar. Finalement la misère s’installe partout !

 

Hoc revoit la favela du secteur B2542 où n’arrivent que les déchets des déchets. Personne ne pense à partir. Van Thi n’a jamais quitté Zangor. La ville s’étendait autrefois jusqu’au secteur B2542. C’est la ville qui l’a abandonné. C’est difficile à imaginer, mais c’est une évidence. Van Thi a réellement connu la couleur du ciel. Il a sûrement vu d’autres flacons avant le sien.

 

- C’est pour cela que les tours montent sans arrêt vers le ciel ? Van Thi savait tout cela.

- Qui est Van Thi ?

Hoc n’a pas le cœur à répondre.

- Pourtant, il y a des déchets qui reviennent derrière les murailles ! Tous ces récupérateurs qui trouvent des choses à revendre aux Mongs. Les Mongs les revendent à Zangor.

- Pas tout. Seulement ce qui est rare.

- Et qu’est ce qui est rare ?

- Zangor ne sait plus rien produire de nouveau. Ses savants sont tous occupés à d’autre chose. Il n’a plus rien à extraire du sol. Tout est épuisé. Alors il nous fait trier, et rachète ce qui lui manque.

- Mais Zangor rachète aussi des enfants.

L’homme s’arrête un instant de mastiquer. Il regarde sa femme qui a baissé la tête, puis reprend doucement :

- Pour la même raison.

- Qu’en font-ils ?
L’homme le regarde d’un air attendri.

- Tu es différent des autres de la décharge toi.

- Je viens du secteur B2542

- Nous du secteur A3945

- Je ne sais pas où c’est.
- Peu importe. Si loin de la grande ville, les secteurs se valent tous.

- Pourtant, certains secteurs sont différents.

- Les décharges ne reçoivent pas les mêmes déchets. Ici les automobiles, là les produits technologiques, là-bas les aliments. On a vécu dans d’autres secteurs avant de prendre la route. Il y a même des endroits secrets et interdits, pour tout ce qui est poison

- Qu’est ce qui est poison ?

- Des choses que les hommes fabriquent dans leurs laboratoires. Les seules choses où la grande cité innove depuis qu’elle n’investit plus dans le progrès.

 

Hoc prend sa tête dans les mains. Tout ce que dit cet homme est ahurissant. Personne dans son secteur ne comprendrait des choses pareilles. Pourtant, Hoc sait que tout ce que raconte cet homme est vrai.

- Des gens habitent aussi dans ces secteurs là ?

- Oui. Mais ils ne vivent pas vieux.

- Vous voulez entrer dans Zangor. Vous n’avez pas beaucoup plus de chance que moi.

- C’est notre problème. Tu n’as pas à savoir. Maintenant va t-en. On ne peut pas continuer avec quelqu’un de plus.

- Dites-moi où je peux trouver des passeurs.

- Tu es fou. Tu n’as aucune chance.

- C’est vous qui n’avez aucune chance.

- Un passeur, çà coute cher. Il te faut de quoi le payer.

- J’ai de quoi le payer. Vous êtes plus misérables que moi.

Le couple se lance un regard de connivence. Celui de la femme est noyé de chagrin. Hoc a l’impression qu’elle a envie de parler, mais c’est l’homme qui tranche.

-Va t-en, tu te mêles de ce qui te regardes pas. Va mourir sur les murailles.

Hoc se lève. L’homme rajoute, comme à regret.

- Les passeurs, tu les trouveras près de la grande carrière. Autant que ton argent serve à quelqu’un.

L’homme se penche vers sa femme pour lui reprocher ses larmes. Le jeune garçon s’éloigne sans se retourner. Devant lui, les tours de Zangor ne sont plus que des silhouettes tremblotantes.


Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire zangor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0