Le souk

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Le souk

 

Hoc se réveille brutalement. Quelqu’un lui pique l’épaule avec un bâton pointu. Il ouvre des yeux bouffis de sommeil et aperçoit deux visages de gamins penchés sur lui. Les enfants se reculent en lançant une injure tandis qu’il se redresse sur ses coudes. Il s’est assoupi entre deux monticules qui l’ont protégé du vent. Les premières lueurs du jour sont allumées, des groupes d’hommes s’agite au loin. Il ne se souvient pas avoir compté le dernier camion.

L’enfant saute sur ses jambes, s’étire et secoue la tête. Il constate que son sac de plastique est toujours près de lui, et que le flacon se trouve dans sa poche. Ces gamins le croyaient mort, sinon ils lui auraient déjà tout volé. Ils le toisent d’un air effronté. Leurs joues sont noires de terre.

 - Des objets ? Tu as des objets ? Lance-le plus déluré des deux.

- Qu’est ce que tu dis ?

- Tu as des objets ?

Hoc craint qu’ils n’aient vu son trésor. Mais ces gamins sauvages ne lui en donneront pas le prix qu’il vaut. Il fouille dans son sac, en retire son cahier d’images en couleurs.

- Ca t’intéresse ?

Le gosse s’en saisit, le feuillette dans tous les sens.

- Milles riels pour tout, lance t-il sans trahir le moindre intérêt pour la chose.

Hoc a une envie furieuse de le secouer. Mais son estomac le rappelle à l’ordre.

- D’accord.

Tandis que le gamin sort de sa chemise sale une boîte en métal, Hoc réalise qu’il se défait de son livre à rêver. Mais cela ne lui procure aucune émotion particulière. Il verra les vraies couleurs en entrant dans Zangor.

Avec une habileté infinie, le gamin déplie d’une main un billet de mille riels qu’il lui tend, enfouit le livre sous sa ceinture. Puis il continue son chemin sans se retourner.

Le relief est plus accidenté et plus habité. Il doit parfois sauter par-dessus des fossés remplis d’eau. Il ne distingue plus l’horizon, seulement le monticule suivant. Des personnages hirsutes chuchotent en le croisant des questions qu’il ne comprend pas. Tous sont mieux habillés et mieux nourris que dans son secteur, les paniers sont remplis d’outils et de bibelots divers et inconnus. Les hommes sont coiffés de chapeaux bariolés. Les femmes portent un fichu sur la tête. Ils n’ont pas de masque.

Parvenu au sommet d’une colline, Hoc repère l’immense terrain qui descend en pente douce vers une vallée. Des centaines de récupérateurs sont au travail. Ils vont et viennent, une hotte accrochée sur le dos, sur le gigantesque tas de déchets que des camions verts viennent de renverser. Les crochets retournent des amas de bois, de métal, des paquets de revues, des meubles encore assemblés. Une manne qui n’a rien de commun avec les reliefs misérables du secteur B2542.

Plus loin, en contrebas, d’autres camions, jaunes identiques à ceux qu’il connaît depuis son enfance, se font remplir la panse par une armée de travailleurs munis de pelle.

- Que font-ils ? Marmonne t-il.

Il tente de comprendre cet étrange spectacle. La fébrilité est une denrée que partagent ici hommes et machines. Tout devient limpide. Les bennes vertes déchargent chaque jour ce que la grande ville évacue. Les jaunes se remplissent de tout ce qui a déjà été trié pour les emporter plus loin, vers les secteurs les plus reculés. Voilà comment dans ce courant permanent, dans ce redéploiement sans fin des excréments de la grande cité se perpétue la misère aux confins de Zangor.

Hoc n’est pas venu pour comprendre cela. A son retour il enseignera ce qu’il a vu aux gens de la favela.

Tout en bas il distingue un assemblage de cabanes. Depuis qu’il a quitté son secteur Hoc n’a pas rencontré d’autre village que celui des Mongs. Celui-ci parait immense. Au fur et à mesure qu’il s’en approche, il découvre que les maisons sont plus solides et mieux protégées. Elles sont recouvertes de tôles en bon état. La plupart sont peintes de couleurs vives.

- Le souk, murmure-t-il. Le grand souk !

 

Dans ce dédale de rues de terre l’animation bat son plein. Toutes sortes de catégories d’êtres humains semblent s’être donné rendez-vous pour se croiser, se heurter, s’invectiver. De longs énergumènes aux jambes maigres avancent les bras ballants en s’excusant. Des femmes lascives et couvertes de bijoux clinquants houspillent des vendeurs révérencieux. Des familles entières habillées de haillons se tiennent par un col ou une manche pour ne pas se perdre. Hoc croise aussi des Mongs le chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, des filles à la peau noire enroulées dans des fichus multicolores. Il évite les groupes d’enfants qui chapardent et fuient en riant. Jamais il ne s’est frayé un chemin dans une telle cohue. Dans les allées du souk bondées  il doit jouer des coudes et des épaules pour avancer. Les étals des marchands regorgent d’objets inattendus et d’une grande diversité. Ils envahissent des présentoirs de fortune ou jonchent le sol, dans un savant entassement qui défie les équilibres : poteries ébréchées, piles de chapeaux de paille, montagnes de boîtes en carton. Des étals de fruits à peine abimés proposent des mangues, des canabos et des bombos coupés en morceaux. Hoc reconnaît une corde tressée en queues de ravaks, des coiffes en plumes noires. Et puis, il trouve tout un tas d’objets inconnus : des instruments de musique dont il ne connaitra jamais le son, des machines à moteurs qui n’ont aucune chance de fonctionner, des vêtements aux usages inimaginables. Les marchands sont faciles à reconnaître. Ils sont habillés d’une tunique aux couleurs chatoyantes qui leur tombe jusqu’aux pieds, et leur tête est coiffée d’un large turban. La plupart soignent leur longue barbe qui rappelle celle de Van Thi. Ils se tiennent droit devant leur boutique et parlent sans arrêt, surtout si personne ne fait attention à eux. Les mains jointes au dessus de leur ventre arrondi, posées sur la sacoche pleine de riels, ils affichent un rictus énigmatique. Hoc est tout excité devant tant de trésors. Il voudrait s’attarder sur ces raretés insensées, mais ne sait plus où donner de la tête devant tant de pièces dénichées sur la décharge et à peu près remises en état.

Au bout de l’allée des tables encombrées de verres vides attendent le client. Sur d’autres des hommes boivent le thé en avalant goulument un bol de riz, puis en aspirant fortement sur un gros cigare. Un homme maigre au visage cireux et aux cheveux gris qui tombent sur ses épaules l’interpelle :

- Un bol de riz étranger ? La récupération a été bonne aujourd’hui.

Hoc secoue d’abord la tête avec méfiance. Mais l’idée du bol de riz a réveillé son estomac.

- Combien pour un bol ?

- C’est quatre cents riels.

- D’accord

Il a répondu sans réfléchir car la valeur d’un bol de riz lui est étrangère ici.

Hoc s’assoit avec assurance. Le type apporte une soucoupe remplie d’un thé clair brûlant, et un bol de riz fumant. Puis il s’accoude devant lui et le dévisage.

- Tu payes tout de suite ?

Tandis que Hoc compte ses riels, le type le détaille sans vergogne.

- Tu viens d’où ? Tu ne ressembles pas aux gamins d’ici.

- Je viens du secteur B2542.

L’homme ne parait pas comprendre car ses lèvres se nouent en une mimique très exagérée.

- Je sais pas où c’est. Mais ça parait loin.

Son rire est devenu si large qu’il coupe son visage en deux. Ses sourcils ont pris la forme de deux chapeaux Mongs.

- Je marche depuis huit jours, reprend Hoc.

- Huit jours ? Tu viens de la zone de relégation ?

- Je ne sais pas ce qu’est la zone de relégation.

L’homme baisse subitement la voix en se penchant vers lui.

- Je ne te dénoncerai pas. Est- ce que tu as des objets ?

- Des objets ?

- Oui, des trucs à vendre.

- Non !

- Petit menteur. Tous ceux qui viennent ici ont des objets à vendre. Réfléchis bien. Je t’en offrirai toujours un bon prix.

- Quel genre d’objet ?

- Tout se vend ici.

- Zangor est encore loin ?

- Zangor n’est jamais loin. Tu apercevras les tours quand tu auras franchi les trois prochaines collines. Si tu as besoin d’un passeur, je peux aussi te négocier un bon prix.

- Est-ce que tu connais un marchand de flacons dans le souk ?

- De flacons ? Je connais le parfumeur qui s’appelle Ali. Il possède sa boutique sur l’allée sud. Attention c’est un sacré voleur. Il nous a beaucoup appris. Pourquoi cherches-tu Ali petit cachotier?

- Je ne cherche pas Ali. Je cherche quelqu’un qui peux me parler des flacons.

- Seulement parler ? Alors va voir Ali, il est intarissable sur le sujet.
Sur le champ le garçon ne l’intéresse plus. Il pousse un grand soupir, se lève et retourne à ses occupations. Avant que Hoc ne disparaisse il lance :

- Surtout dis-lui bien que tu viens de ma part !

 

Le souk bout comme un immense chaudron dans lequel se mêlent les odeurs. Des senteurs variées, douces, acres, prenantes, embaument chaque recoin : des aromes d’épices secrètes, des relents de fritures rances et de viandes rôties, les effluves des peaux écorchées et pendues à des crochets. Certaines pénètrent dans la gorge, se glissent jusqu’aux tempes, s’incrustent dans la tête. D’autres plus épicées aspirent les larmes hors des yeux. Un type maigre, voûté comme un vieillard, agite ses bras devant son échoppe. Sur deux tréteaux il a posé un étal où fument des bâtonnets de bananiers. Deux filles outrageusement fardées ont dévoilé leurs petits seins. Elles sont jeunes mais leurs yeux couverts de noir de suie  et leurs bouches exagérément rouges aguichent le passant. Un homme bouscule tout le monde en courant derrière un voleur que personne ne songe à arrêter.

 

- Où se trouve l’échoppe d’Ali ? Hurle Hoc à ceux qu’ils croisent dans ce tumulte. Personne ne lui répond. Tous paraissent si préoccupés par leurs recherches qu’ils ne prêtent aucune attention à ce gamin en haillons. Des billets circulent discrètement de main en main, les regards furtifs et suspicieux se croisent. Ils s’insinuent dans les poches, les sacoches et les pensées. Hoc bouscule des épaules, pousse de sa main pour se frayer un chemin. Curieusement, cette foule compacte ne l’effraie pas. C’est même une forte excitation qui s’empare de lui de se retrouver dans une communauté tant affairée.

 

Il trouve la boutique d’Ali un peu en retrait de la grande allée encombrée d’hommes et de chariots. Elle attire l’œil par l’éclat de sa devanture où s’empilent bouteilles et fioles qui étincèlent dans la lueur des lampes à huile. Hoc cligne des yeux. Tout ici est dérangeant. Des dizaines de flacons de toutes tailles et de toutes formes s’alignent sur des étagères, protégées des voleurs par une grille métallique à la grosse serrure apparente. Ils sont vides pour la plupart. Mais certains contiennent des liquides  aux couleurs translucides. Dans leur diversité et leur préciosité, ces minuscules récipients offrent au regard leur scintillement. Ils se présentent sous milles aspects : certains dodus, d’autres crénelés, longilignes, haussent du col, les plus timides se tassent au niveau de l’étal. Ils ont tous la particularité d’être minuscules et de présenter un travail minutieux.

Hoc n’ose plus avancer. Devant cette caverne aux trésors, son flacon lui paraît soudain terriblement banal. Le marchand détaille à intervalles réguliers les passants d’un regard hautain, aussi roublard que celui de ses comparses. A coup sûr il ne lui proposera pas les dix mille riels du Mong.

Planté devant la boutique, Hoc observe les gestes sûrs et précis de l’homme occupé dans une affaire de savants dosages de liquides entre les fioles. Il ne semble pas avoir remarqué le garçon indécis et immobile à deux pas de lui. Il nettoie méticuleusement chaque flacon à l’aide d’un chiffon de soie, puis le pose délicatement sur une minuscule balance de pesée. Il dépose enfin quelques gouttes d’un liquide bleu qu’il distille à l’aide d’une fine pipette.

- Que fais tu de tous ces flacons ?

Hoc a serré instinctivement sa main dans la poche. Le toucher du verre le rassure.

Le marchand lève la tête sans surprise. Il n’a pas l’air bien vieux, mais son front ridé et ses yeux fatigués ajoutent à ses joues creuses. Il affiche une mine agacée d’être ainsi dérangé.

- Pourquoi demandes tu cela ? D’où viens-tu ?

- Je viens du secteur B2542

- Je ne connais pas. Probablement un secteur de relégation.  Que fais-tu là ?

Hoc n’a cure des questions qui ne l’intéressent pas.

- A qui vends-tu ces flacons ?

L’homme hausse les épaules.

- A ceux qui peuvent payer. Je vends des objets rares. Personne dans la zone de relégation ne s’aventure jusqu’ici !

- Pourquoi achètent-ils des flacons ?

- Pour ce qu’ils contiennent, bougre d’âne.

- Qu’est ce qui vaut le plus d’argent, le flacon ou le contenu ?

- D’où sors-tu va-nu-pieds ? Le contenant ne peut que refléter le contenu.

- Est-ce que Zangor achète tes flacons ?

L’homme lui lance un regard en coin plein de suspicion.

- Bien sûr que Zangor m’en achète. Mes produits sont trop précieux. Sur la décharge, je te défie de rencontrer quelqu’un qui a gardé un reste d’odorat. Personne ne peut apprécier un parfum. Seuls les habitants de Zangor savent faire la différence entre l’arome d’une fleur et la puanteur d’un ravak en décomposition !

-Tu paierais combien pour celui-ci ?

L’homme semble éberlué par l’objet que le gamin a flanqué sous son nez en un clin d’œil. Autour d’eux la foule continue de se bousculer. Les voleurs sont partout. Le flacon rejoint aussitôt sa poche.

- Où as-tu trouvé çà ?

- Combien tu m’en donnes ?

- Je ne vends pas ce genre de chose. File d’ici avant que j’appelle la police, petit voleur.

- Je ne l’ai pas volé. Je l’ai trouvé, il est à moi.
- Va t-en d’ici ou je te roue de coups. Tu as de la chance que je ne veux pas d’ennuis !

L’homme est pâle. Il agite une main tremblante pour pousser l’enfant plus loin.

-Tu es un marchand bizarre et bien peu commerçant !


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