Le feu de camp

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Le feu de camp

 

Devant Hoc s’étale un plateau immense dont il ne perçoit pas les limites. Une plaine de cette ampleur, il n’en a jamais connu. C’est une étendue de cailloux, de terre molle et de déchets parsemée d’auréoles blanchâtres. Aucun arbrisseau, aucun buisson ne semble y prendre vie. Les épaves se font rares. Elles sont racornies, émiettées, rongées par le sel. Pas de trace de ravak. Seulement la monotonie. La vue porte si loin que ce vaste espace de rien a quelque chose d’effrayant. Il se sent plus prisonnier que dans sa cahute les nuits de forte pluie. Hoc sait que la sécurité n’existe pas quand le regard fuit sans obstacle. Parfois des amalgames de déchets mélangés au sel proposent d’étranges sculptures. Des épines jaillissent du sol, piquantes et sauvages. Hoc suit des yeux son ombre qui s’étire si loin qu’elle lui indique le chemin. Il se voit en insecte monstrueux aux pattes allongées. Il avance tout droit, la lumière lui lèche le dos. Il marche sans quitter des yeux l’horizon. Ce spectacle aride porte la beauté de la nouveauté.

Parfois, très loin des humains avancent en file indienne. Des hommes, des femmes, beaucoup d’enfants qui ferment la marche. Il distingue des groupes composés de quelques individus, cinq ou six personnes qui avancent sans se retourner. Ils se courbent sous le poids du sac qui doit contenir leurs richesses. Au fil des heures, ces alignements mouvants deviennent plus nombreux. Parfois ils se rejoignent et n’en forment plus qu’un. Ils poursuivent leur route, long filament fatigué, vers une destination inconnue.

Le soir commence à s’installer. Hoc ne discerne toujours aucun abri à l’horizon. Aucun monticule au pied duquel se cacher, aucun entassement où se glisser. Depuis son départ, c’est la première fois qu’il se trouve ainsi découvert. Il scrute de tous côtés, mais rien n’émerge de cette plaine qui obscurcit chaque minute un peu plus. Rien à faire qu’à continuer sa marche.


A présent la nuit est noire. Un vent tiède s’est levé qui fait voler sa tignasse brune et quelques sacs de plastiques éventrés. Hoc peut marcher toute la nuit, il en a la force. Au petit matin il aura sûrement dépassé cette plaine infinie. Mais il n’est plus sûr d’avancer dans le même sens. Il débite machinalement un pied devant l’autre.

Dans le ciel assombri se dessine un croissant de lune qui dispense un filet de clarté.

 

Voilà deux bonnes heures qu’il marche dans l’ombre. Il est parvenu à oublier la fatigue. C’est la faim qui se manifeste. D’abord insidieuse, maintenant prégnante. Elle l’empêche de penser. Hoc n’a rien mangé depuis la veille. Alors, dans cette traversée d’un océan vide, pour la première fois depuis longtemps Hoc pense à la mort. Il sait qu’elle peut prendre une apparence anodine pour emporter n’importe lequel des miséreux de la décharge. Des morts, Hoc en a beaucoup vus. Il n’a pas oublié leurs yeux vitreux et le souffle de la vie qui fuit. Elle a souvent pris l’apparence d’une délivrance. Elle ne lui fait pas peur. Il erre dans le néant. Quand le jour viendra, il aura tourné en rond toute la nuit. Ses forces l’auront quitté et il tombera. Personne ne sera là pour l’aider.

Tout à ses sombres pensées, il distingue une lueur, incongrue dans ce paysage déserté. Elle est encore loin. Il ne réalise pas si elle le fait dévier de sa trajectoire. Qu’importe, cette lumière dans ce désert est un appel.

A présent, il devine des flammes agitées. Des lumières dansantes dans ce néant d’obscurité. En approchant davantage, il distingue des ombres tout autour. Ces ombres dansent sans qu’il perçoive le moindre son. Puis, encore plus près, des gémissements entourent une douce mélopée. Cette mélopée rappelle celle qui suinte de la radio des camions. Il s’approche encore, happé par la lumière et par la musique. Plus rien ne compte. Ni le danger de ces silhouettes inconnues, ni la crainte de perdre son chemin. Ce feu qui lèche la nuit s’adresse à lui.

Il peut compter à présent les gens assis autour du feu. Une dizaine, posés en rond, immobiles. C’est de leur gorge que monte le chant triste. Le foyer qui danse devant eux aplatit les visages. Magnifié par les lueurs rouges et dorées, un homme se contorsionne disputant aux flammes l’excitation et la souffrance. Il parait remuer sous le simple effet de la brise. Hoc se trouve à présent tout près du groupe. Il fait encore un pas. Son ombre vient se mêler à celle du danseur. Aucun des participants ne prête attention à cet étranger. Ils ne quittent pas des yeux un être étrange qui ondule dans sa transe silencieuse. La chaleur des flammes vient lécher les jambes du garçon.

 

Hoc aperçoit le grand récipient posé à même le sol où il devine du riz cuit. Ici, l’odeur du riz est plus forte.

Les hommes et les femmes immobiles restent fascinés par le danseur pris de soubresauts. Hoc fait un pas vers le riz. Il est si affamé qu’il oublie l’absurdité de la scène. Il n’a rien mangé depuis son départ. Il se penche mécaniquement, plonge sa main dans la grande bassine pour en retirer une poignée de grains chauds qu’il engloutit goulument. Le riz fait mal et infiniment de bien en passant dans la gorge. Hoc est si avide qu’il ne prend pas le temps de mâcher. Soudain, une autre main, sèche et ferme, le saisit par le poignet.
- Doucement mon petit, doucement.

C’est une vieille femme qui l’a interrompu. Son menton est avancé, couvert de poils gris. Ses cheveux sont rares et hirsutes. Elle lui rappelle la sorcière de la favela qui lui a abandonné sa cahute. Celle-ci sourit béatement en découvrant son unique dent. Elle le fixe d’un regard vitreux.

- D’où tu viens petit ange ?

Hoc a un mouvement de recul. Le danseur s’agite frénétiquement, il envoie ses bras vers le ciel, entrecroise ses jambes. La mélopée devient  plus forte.

- Du secteur B2542. Lâche-moi, tu me fais mal

- Où vas-tu petit ange ?

Hoc hésite à croiser son regard. Dans la favela, on ne regarde jamais les vieux dans les yeux.

- Au souk. Je cherche le souk.

- Le souk ? Tu as donc quelque chose à acheter ? Tu as des riels ?

Elle lui palpe le corps avec une grande agilité. Elle s’arrête sur le flacon qu’elle a senti au travers du tissu.

- Ou bien quelque chose à vendre ? Quelque chose de vénéneux ?

- Laisse-moi tranquille.

Hoc tente de la repousser. Il gobe le riz encore collé sur ses doigts. Elle lui a saisit l’autre poignet et regarde attentivement le creux de sa main.

- Tu cherches une étoile ?

- Qu’est ce que tu racontes, je cherche mon ami Vana.

- Tu cherches quelque chose qui brille, qui est rempli de venin !

Hoc tremble en entendant ces mots.

Au loin un ronronnement de moteur attire son attention. Un ronronnement familier. Il retire sa main sans ménagement et s’éloigne du feu. Dans la nuit, il devine les masses sombres et indolentes d’un convoi de camions qui avance vers eux.

- Une noria ? Une noria en pleine nuit ?

Hoc court vers le bruit. Il repère les silhouettes des bennes, leurs gros yeux allumés. Celles-là mêmes qui montent chaque semaine vers le secteur B2542. Les camions défilent, impénétrables. La file semble infinie. Derrière l’enfant la mélopée n’a pas cessé. Le danseur, exténué, s’agite toujours. Il danse face aux camions. Les hommes et les femmes tout à l’heure attroupés autour de lui se sont levés. Ils tendent leurs bras vers le convoi qui passe. Certains sont tombés à terre et prient.

 

Hoc ne sait pas où vont ces bennes et il n’a aucune envie de les accompagner. Mais il sait qu’elles viennent de Zangor pour lui indiquer le chemin. Il demeure longtemps au même endroit. Puis, quand le premier camion a disparu dans le noir, Hoc remonte la file à contre courant. Quand il aura atteint le bout de ce défilé il fera jour, et les traces profondes dans le sol le maintiendront dans la bonne direction.


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