Le vieil homme

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Le vieil homme

 

Hoc est persuadé d’avoir toujours marché dans la même direction. Il suit des traces de camions. Si les norias viennent de Zangor, il suffit de remonter les profonds sillons laissés sur leur passage.

Au bout de son chemin, tout en bas, il découvre un village de Mongs. Facilement reconnaissable aux innombrables chariots remplis d’objets qui encombrent les rues et les places. Les cabanes des marchands sont alignées, construites en matériaux solides, les murs fermés, avec un perron bien visible au dessus duquel jaillissent de grosses lettres de couleurs criardes. Ces inscriptions sont faites pour attirer l’œil dans l’univers terne de la décharge, où peu de monde sait lire.

Les marchands affichent ce visage impassible caractéristique des Mongs, mais ceux-ci sont mieux habillés. Ils sont vêtus d’une longue robe lourdement ornée qui frôle la terre boueuse. Leur attitude est plus noble, leurs mains sont fines et leurs ongles peints. Mais ils s’appliquent à se montrer aussi virulents et âpres en négociation que leurs confrères des secteurs plus reculés. Devant chaque maison trône un plateau de pesée où l’on peut flanquer un chariot entier, et que Hoc identifie à la grande flèche qui oscille. Les récupérateurs poussent leur cargaison sur la plaque de métal.

- Vingt-cinq kilos. Ce qui fait cent riels !  Lâche d’un ton neutre le Mong, les mains repliées sur sa poitrine. Ses yeux sont si bridés que Hoc pense qu’il les a fermés.

Le marchand a très peu tourné la tête vers la course de l’aiguille de métal.
Le récupérateur qui n’en croit pas ses yeux, en face de lui, est un homme usé. C’est son âge qui le dit. C’est un grand-père au dos voûté et à la mâchoire édentée. Ses rides sur le front sont si profondes que ses sourcils ont disparu. Il a enfoncé un immense chapeau de paille sur son crâne. Sa colère allume une flamme combattive dans ses yeux. Il a réussi à tirer seul son lourd chariot jusque là.

- Cent riels ? Tu veux rire. J’ai travaillé trois jours pour accumuler tout çà.

Le Mong ne bouge aucune partie de son corps. Seulement un mouvement de tête qui signifie que la parole de la balance est sacrée.

- Vingt-cinq kilos, cent riels, répète t-il.

- Vingt-cinq kilos. Je voudrais t’y voir à transporter ces Vingt-cinq kilos. Sur ta balance, personne ici ne dépasse trente kilos !

Le Mong secoue la tête, imperturbable. Cette remarque ne l’intéresse pas. Il toise le vieil homme de la tête aux pieds.

- Toi peser trente kilos.

- Ce sont des yeux d’automobiles en très bon état. Je suis le premier chaque matin sur la casse pour les récupérer. C’est moi qui propose la meilleure qualité. Le meilleur état de tout le marché.

- Les yeux d’automobiles ne valent que leur poids en métal.

Hoc songe à son flacon, à la réaction des recéleurs quand il a quitté son secteur. Ce ne sera pas facile sur ce marché.

Le vieil homme n’insiste plus. Il porte dans ses mouvements la fatigue de sa journée de travail,  pour conclure par cette vente médiocre. Il piétine encore sur place en bougonnant, tandis que le Mong considère la tractation achevée. Le marchand lance un ordre vers un commis minuscule qui entreprend de décharger la marchandise. Puis il compte et recompte les billets avant de les tendre au vieil homme.

 

Hoc voudrait interroger le marchand. Mais ce n’est pas prudent. Il ne veut pas encore d’une bagarre et d’une fuite. Il préfère suivre le vieillard qui est reparti en tirant sa carriole vide sans cesser de maugréer.

Quand Hoc estime qu’ils se sont suffisamment éloignés et que le marché n’est plus qu’un petit amas de maisons indolentes, il l’interpelle :

- Eh, grand-père !

Le vieil homme s’interrompt aussitôt. Il pivote son cou pour apercevoir le garçon campé sur ses deux jambes, les bras croisés. Il hausse les épaules devant l’insignifiance de ce qu’il voit, puis reprend son chemin.

Hoc avance de quelques dizaines de mètres. Il recommence :

- Laisse-moi te poser une question !

- Je n’ai rien. répond le vieil homme sans se retourner. Ce n’est jamais bon de poser des questions.

- Dis-moi si tu habites ce secteur.

Le vieil homme est épuisé. Il s’arrête une nouvelle fois pour reprendre son souffle sur la piste qui monte rudement. Il toise l’enfant avec dédain.

- Et toi, tu habites où ?

- Je viens de B2542 ;

- Je sais pas où c’est et ça m’intéresse pas. C’est strictement défendu de quitter le secteur où on vit. Retourne d’où tu viens avant de m’attirer des histoires. Sinon je vais le raconter aux Mongs. Tu as de la chance que je les déteste, sinon ce serait déjà fait ! Eux ils sauront toujours vendre cette information.

Il reprend sa pénible montée. Hoc le saisit par la manche.

- Grand-père, tu as l’air de bien connaître les Mongs.

- Je connais rien de ces voleurs. Qu’ils aillent rôtir en enfer.

- Connais-tu des marchands recéleurs ?

- Tu poses beaucoup de questions, vaurien, tu as volé quelque chose ?

- Je ne suis pas un voleur Grand-père. J’ai quitté mon secteur pour retrouver Vana.

- Qui est Vana ?

L’homme continue sa marche toujours avec peine sans tourner la tête.

- C’est mon ami.

- C’est quoi un ami ?

- C’est quelqu’un qui vous manque quand il n’est pas là.
Le vieil homme ne répond pas. Il attend quelques minutes avant de reprendre.

- Qu’est ce que tu veux vendre à un recéleur ?

Van Thi a conseillé de ne pas trop parler. La cupidité et l’avidité peuvent se cacher derrière un vieil homme à l’allure inoffensive.

- Quelque chose de rare. J’ai besoin de riels pour continuer ma route jusqu’à Zangor.

Le vieil homme éclate d’un rire qui ouvre tout grand sa mâchoire vide, et qui sonne fort pour un si vieil homme.

- Zangor ? Tu manques pas de culot. Tu n’arriveras jamais à Zangor !

- Je rentrerai dans Zangor ! Réplique Hoc vexé.

L’homme s’arrête cette fois-ci, exaspéré par ce gêneur. Il tend un index menaçant.

- Tu n’iras pas à Zangor, petit prétentieux. Parce que Zangor ne veut pas de toi. Il ne veut pas d’un va-nu-pieds qui n’a rien à offrir.

- J’ai quelque chose à offrir.

- Tiens donc ! Tes cheveux sales ?

- Ca !

Hoc tend le flacon transparent entre deux doigts. Le liquide rose qu’il contient parait plus pâle. Le vieil homme jette un œil torve sur l’objet. Sa bouche se tord en une étrange grimace. Puis il fixe le garçon.
- Qu’est ce que c’est que çà ?

- Un flacon !

- Un flacon de quoi ? 

- Un flacon de parfum.

Le regard de l’homme revient sur l’objet et le fixe comme pour lui trouver une signification. Tenue avec délicatesse entre les doigts fins du garçon, l’apparition incongrue dans cet univers le laisse pensif. Aucune idée précise de l’intérêt de la chose n’éclaire son esprit. Il  hausse les épaules et reprend son chemin en ruminant :

- Ecoute gamin, je veux bien t’en dire plus. Mais toi, qu’est ce que tu peux me donner ? Tout a une valeur sur la décharge !

 

Assis à même le sol une heure plus tard, ils mastiquent ensemble avec application. A travers la fumée noire qui s’élève avec lenteur, Hoc observe le vieil homme qui montre l’appétit de celui qui n’a rien mangé depuis plusieurs jours. Il ne comprend pas comment sa mâchoire édentée peut détacher la viande de l’os avec autant d’efficacité. Mais l’homme semble éprouver un tel plaisir qu’il ne veut pas le déranger. Il a baissé ses paupières pour savourer chaque bouchée.

- Je ne me rappelais plus le goût de la viande, lance t-il en essuyant ses lèvres du revers de la manche. Je dois reconnaître que tu es un bon chasseur Hoc. Je donnais pas cher de ta peau quand on s’est rencontrés, mais débrouillard comme tu es, tu survivras encore un jour ou deux.

- Je veux pas seulement survivre, je veux me rendre à Zangor.

L’homme éclate d’un rire forcé. Il se penche en arrière et manque de s'étouffer par une violente quinte de toux qu’il parvient difficilement à arrêter.

- A Zangor ? J’ai dit que tu survivras si tu es débrouillard, pas si tu es sourd et fou.

- J'ai déjà vu Zangor à l’horizon, quand le temps est clair. Je ne la crois pas dangereuse, ni agressive. J'avais même l'impression qu'elle m'appelait.

- Ne sois pas ridicule. Il te reste encore du chemin. Tu es vigoureux, tu peux le parcourir. Mais tu n’entreras pas dans Zangor.

- Pourquoi ?

Le vieil homme s’étonne de l’intérêt particulier qu’éveille en lui ce jeune écervelé si déterminé.

- Parce que Zangor est une ville paranoïaque.

Hoc lève les sourcils, il ne comprend pas ce mot.

- La ville est protégée. Beaucoup d’enragés comme toi pensent quitter la décharge. Vous êtes peut-être bien des millions. On ne sait pas très bien. La rumeur est très volage sur ce sujet. Mais la ville n’en veut pas. Elle est bien gardée, entourée de fils de fers électrifiés, coupants et mortels. Avec des miradors. Et des soldats qui ont ordre de tirer sur la moindre mouche qui approche.

- Je me mêlerai à ceux qui peuvent entrer ou sortir.

- Tu n’as pas compris. Personne n’entre ou ne sort. C’est çà la paranoïa.

- Les camions sortent ! Des norias entières ! Elles chargent tout ce que la ville ne veut plus pour les rejeter à l’extérieur. Ce sont ces norias qui font vivre la décharge. Je saurai m’accrocher à une benne !

- Pauvre fou. Aucune benne ne pénètre dans la ville. Zangor jette ses déchets par-dessus les murailles, à l’aide d’immenses machines. Les camions que tu connais, ils ne viennent pas de Zangor ! Ils partent de la décharge elle-même pour répartir la manne.

- Je suis sûr que des gens passent les portes, qu’ils attendent la nuit pour s’infiltrer !

- Officiellement non. Beaucoup tentent le coup. Peu réussissent. Toujours avec l’aide de passeurs. Eux, ce sont des professionnels qui prennent beaucoup de riels et aucun risque.

- Ceux qui partent vivent dans Zangor à présent ?
Le vieil homme relève à nouveau la tête. Son visage est triste cette fois. Ses yeux sont mouillés.

- Je ne sais pas. Je voudrais tant le savoir ! Mon fils a disparu il y a vingt ans. Je ne l’ai plus jamais revu. Alors je rêve qu’il s’est construit une vie là-bas.

- Vous croyez que c’est possible ?

- Personne ne peut savoir. La rumeur raconte tant de choses. Et la contre rumeur efface tout. Ce qui est vrai, c’est qu’on a jamais vu revenir personne.

- C’est donc un crime de rentrer dans la ville ?

- Tu comprendras si tu parviens plus loin. Mais je te conseille plutôt de retourner chez toi. De chasser des ravaks avec ton habileté. Et d’oublier Zangor.

- Je dois retrouver Vana.

- Personne n’a d’ami sur la décharge.

- Moi j’ai Vana. Et je veux savoir pourquoi on l’a enlevé. On dit que les enfants peuvent entrer dans Zangor.

- Comme tu veux.

- Dis-moi à qui je peux vendre mon flacon. J’ai besoin d’argent. A Zangor, chasser ne suffira pas pour survivre.

- Tu es sage pour un gamin. Montre-moi l’objet une nouvelle fois.

Hoc fouille dans sa poche et fait apparaître le précieux récipient. L’homme l’examine minutieusement. Il le tend vers la lumière qui traverse les parois, l’agite pour faire briller le petit liquide rose. 

- J’ai connu cela il y a très longtemps. J’avais presque oublié. Où l’as-tu trouvé ?

Hoc n’aime pas cette question.

- Peu importe. Dis-moi seulement où je peux le vendre. C’est tout ce que je te demande.

- Tu dois pouvoir négocier avec les hommes au turban si tu es malin. Mais ils te voleront à coup sûr. Ils sont plus finauds et plus retords que les Mongs, mais ils aiment les pièces rares. Ils sont installés dans le souk. Tu trouveras là-bas un parfumeur.

- Un parfumeur ?

 

- Continue toujours dans cette direction. Tu traverseras d’abord le lac salé. Si tu ne deviens pas fou, alors tu entreras dans un secteur très animé. C’est le souk. Des centaines de marchands vivent là-bas, prêts à tout acheter et tout vendre. Bien sûr tout ce qui est précieux, curieux, ou rare. Des choses que des récupérateurs rapportent des quatre coins de la décharge dans l’espoir de faire fortune. Des choses qui sont parvenues dans leur main par chance ou par erreur. Ces marchands sont voraces. Plus tu approcheras de Zangor, plus les hommes te sembleront âpres au gain.

En plus des marchands, les voleurs sont nombreux. Je sais qu’il existe là-bas un parfumeur et un seul. Il sera sûrement intéressé par ce genre de chose. C’est sa spécialité.

 

- Tu crois que je peux le vendre un bon prix ?

- Je ne sais pas. Il y a si longtemps que je ne n’en ai plus vu que je ne me rappelle plus leur prix.

-Autrefois tu achetais des flacons ?

- Je crois bien. Ils étaient courants à Zangor. Et très appréciés. C’était le plus beau cadeau à offrir.

- Quand on connaissait l’amour ?

Le vieil homme esquisse un sourire nostalgique.
- Oui, je crois. Ca aussi j’ai oublié.


Le garçon pense qu’il en sait assez.

- Est-ce que tu sais lire, vieil homme ? Il y a des inscriptions sur le flacon.

- Non petit, ça non plus je ne sais plus faire depuis fort longtemps.

Hoc prend congé du grand-père aux yeux remplis de larmes. Il se lève subitement. Il veut impérativement poursuivre son chemin. Le vieil homme s’est remis à ronger l’os de ravak avec gloutonnerie. Hoc serre fort son flacon avant de le remettre dans sa poche. Il est persuadé de détenir un réel trésor. Il sait qu’il en aura besoin pour    trouver un passeur.


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