La dernière visite à Van Thi

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La dernière visite à Van Thi

 

 Debout devant la cahute de Van Thi, Hoc tremble de tous ses membres. Il titube. Vana est parti avec ces hommes. Il en a la conviction à présent. Déjà les enfants du village se passent la nouvelle comme une évidence. La rumeur a envahi mollement la favela assoupie dans la résignation. Tous dans la favela savent que des enfants disparaissent sur la décharge. On ne sait jamais ce qu’ils deviennent.

 

Hoc est revenu voir Van Thi. Pour parler calmement, entendre la sagesse. Pour être écouté. Il sait qu’il va avoir du mal à aligner tous ces mots qui s’empilent. A dire d’une traite, sans pleurer, sans être ralenti par un nœud douloureux dans la gorge, qu’il a décidé de partir. La disparition de Vana est un appel qui vient de loin. Il sait que s’il ne prend pas la décision de partir tout de suite, s’il laisse le temps s’écouler encore, alors Vana aura disparu pour l’éternité. Puis son tour viendra.

- Entre ! Ne reste pas là comme un crovak qui épie un vermisseau.

La voix du vieil homme, monocorde, lui est parvenue à travers les minces pans de bois. Le soir tombe, et une douce brise souffle sur le secteur, entrainant avec elle une odeur de bois humide. Ce vent le détend et le conforte dans sa détermination. Hoc pousse la porte qui n’est retenue que par un grossier fil de fer. Ses yeux se plantent dans ceux de Van Thi et ne les quittent plus. L’odeur des branches de bananier qui se consument le pénètre. Il s’assoit sans faire un bruit, maîtrisant tous ses gestes.

- Alors, garçon, tu as pris une grande décision ?

- Je vais partir. Je dois retrouver Vana.

- Je sais. Vana te manque beaucoup, et tu es inquiet pour lui.

- Qui sont ces hommes qui viennent chercher des enfants sur la décharge, vieux sage ? Où l’a-t-on emmené ? Dans quelle direction dois-je partir ?

- Je suis sage, Hoc, je ne suis pas sorcier et je ne prédis pas l’avenir. J’ai déjà bien du mal à réaliser ce qu’a fait le passé. Plus d’enfants que tu ne crois se sont déjà volatilisés. Et personne n’a paru les rechercher. A croire que ça arrangeait tout le monde.

- J’ai vu le père de Vana recevoir de l’argent. Beaucoup d’argent. Il comptait des billets. Je suis sûr que Vana se trouvait dans leur machine. Le père a échangé son fils contre tous ces riels.

Il tente de contenir les larmes qui montent irrésistiblement, puis continue.
- Vous croyez que les pères peuvent vendre leur enfant ?

- Ce monde a perdu ses repères, Hoc. Tous n’ont pas compris que la meilleure façon de survivre, c’est de se resserrer parmi les siens.

Il secoue la tête comme s’il pensait tout à coup à autre chose.

- On fait encore beaucoup d’enfants sur la décharge malgré tous les malheurs. Peut-être parce que c’est la seule chose qui possède encore de la valeur.

- Un enfant, ça n’a pas de force, ça ne travaille pas comme un adulte. Qui veut acheter des enfants ?

- Je pensais à une valeur morale. Hoc. Faire un enfant, c’est garder l’espoir, c’est donner un gage à l’avenir. Mais bien sûr, il a aussi une valeur marchande. Il existe de nombreuses raisons de s’approprier un faible. Tu as encore beaucoup d’années devant toi pour réaliser cela.

-On raconte qu’à Zangor ils achètent des enfants pour les placer dans des riches familles. Ils les éduquent dans des écoles spéciales. Ce n’est pas un sort terrible. Après tout, la vie dans une famille de riches de Zangor, c’est toujours mieux qu’ici.

 

Le vieil homme a pris un ton grave que Hoc ne lui a jamais entendu.

 

- Ecoute bien, Hoc. Je vais te parler de Zangor comme jamais. Je vais t’apprendre des choses que tu ne connais pas, qui vont t’entraîner au-delà des mirages scintillants que tu admires. Zangor ne s’abrite pas seulement derrière le brouillard et le mystère.

 

Autrefois la ville baignait dans l’opulence. Elle fabriquait de tout, au-delà de ce dont elle avait besoin. Elle commerçait avec les peuples alentours, et répandait la prospérité. Les habitants de Zangor se sont enrichis. Ils ont laissé entrer ceux des villages voisins pour leur confier les travaux les plus pénibles, puis peu à peu tout ce qu’ils ne voulaient plus faire.

 

Progressivement entrainés dans l’oisiveté, ils n’ont plus manifesté d’intérêt que pour eux-mêmes. Le commerce des miroirs est devenu florissant. Ils se contemplaient et dépensaient sans compter pour acheter ce qui permettait de rester jeune, désormais leur unique préoccupation ! L’ensemble de leurs savants s’est consacré à ce sujet. Ils ont créé des produits nouveaux. La santé et la jeunesse devenaient la seule finalité de la société, le seul programme électoral.

 

Et puis un beau jour, un type des alentours a introduit une maladie inconnue jusque là qui a causé quelques morts. La panique s’est emparée de la ville touchée au cœur de ses obsessions. Tout s’est arrêté. Comme si la nouvelle de la fin du monde venait de nous parvenir ! La contagion morale et physique s’est transformée en véritable cause nationale. Zangor a expulsé tous ceux qu’elle a jugés étrangers et dangereux. Le peuple a placé les scientifiques à la tête du gouvernement. Les savants ont voté des lois interdisant tout contact avec l’extérieur, ainsi que d’énormes crédits pour la recherche et la construction de nouveaux laboratoires. Tout autre axe de progrès devenait inutile. Zangor s’est recroquevillée. Elle a construit des murailles infranchissables et a décrété des milliers de règles. C’est à ce moment là qu’Ankar est né. 

 

A force de se protéger et de se reproduire entre eux, les organismes des habitants sont devenus fragiles au fil du temps. Si bien que le moindre microbe peut détruire des familles entières en un instant.

L’angoisse n’a cessé de croître, atteignent un tel paroxysme qu’ils évitent même de se toucher entre eux. Pour plus de sécurité, les enfants sont conçus en laboratoires,  les résultats sont de plus en plus médiocres et les nouveaux nés si minuscules qu’ils survivent difficilement.

Voilà pourquoi il arrive aux familles d’acheter des enfants à l’extérieur. Ils les contrôlent, les placent en quarantaine, les aseptisent, et ensuite ils sont adoptés.

 

Hoc est resté bouche bée devant ce discours. Il ne peut pas croire que la Zangor de ses rêves est devenue un endroit inquiétant et malsain.

- C’est à cette époque qu’ils ont commencé faire de l’extérieur une décharge ?

- Exactement. C’était bien avant que tu naisses. J’étais jeune. La ville était trop exigüe pour garder ses déchets. Seules des usines entièrement automatiques produisaient le nécessaire. Et alentour le travail avait disparu, plongeant les populations dans la misère. Alors ils ont commencé, avec notre accord, voire notre connivence, à rejeter ce dont ils ne voulaient plus.

Hoc sent sa gorge serrée.

- Ils prennent tous les enfants ?

- Seulement les plus baux et les plus sains.

- Mais ils enlèvent aussi des enfants handicapés, malades ou faibles non ?

Van Thi reste silencieux. Il semble absorbé par le filament de fumée qui s’enroule vers le toit de la cabane.

- Un enfant est toujours utile pour un peuple obsédé par son physique, sa jeunesse et son hygiène.

Hoc ne comprend pas bien ce que signifie cette phrase. Mais il pressent quelque chose de terrible. Quelque chose que n’ose pas dire le vieux sage. Sa conviction de prendre la route et de retrouver Vana est plus forte que jamais.  

- Pendant la route, apprend à écouter, à regarder. Fais confiance à ton bon sens et ton jugement. Trop de démonstration est suspect. Tu auras besoin de riels. Comment feras-tu ?

- Je chasserai des ravaks et je les vendrai. Je suis le meilleur chasseur du secteur … et puis je vendrai mes trésors : des images de couleurs …

- C’est bien. Je prierai pour ton salut.

- Vous prierez qui ?

- Je prierai.

Hoc sait qu’il voit Van Thi probablement pour la dernière fois. Sa gorge est endolorie de contenir des sanglots. Il doit poser toutes les questions qu’il ne pourra plus jamais poser en confiance.

- Vous êtes vous déjà rendu à Zangor, vieux sage ?

- Je connais Zangor. Nul besoin d’avoir pris la route pour la connaître.

Silence.

- Que dois je faire si j’arrive jusque là-bas ? A qui dois-je m’adresser ?
- Zangor est une ville qui a peur. Plus les gens ont du pouvoir et de l’argent, plus ils se protègent contre la peur. Si tu veux rencontrer ceux qui peuvent t’aider, suis ceux qui ont le plus peur.

Hoc connaît Van Thi. Il pourra difficilement  en tirer autre chose. Mais il sait par habitude, que la compréhension viendra peu à peu, comme le feu finit par se relever à partir d’une braise quand on souffle dessus.

Au moment de se lever, il se rappelle qu’il a un flacon de grande valeur.

- Vous m’avez parlé de l’amour vieux sage. Vous croyez que j’éprouve de l’amour pour Vana ?

Van Thi sourit enfin.

- Peut-être. C’est possible. Vana a une grande importance pour toi. Il est ton frère. Il est ton passé. Mais je crois que l’amour, tu le ressentiras un jour de façon différente. Quand tu le vivras, tu sauras ce que c’est, tu comprendras ce qu’est l’avenir et pourquoi tu existes.


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