Les hommes au TacTac

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Les hommes au Tactac

 

Jamais Hoc n’a du composer avec des idées aussi diffuses. Elles s’entremêlent et se heurtent. Cinq mille riels. Le Mong a dit cinq mille riels. Un chiffre qu’il mesure mal. De quoi nourrir une famille pendant deux semaines. A coup sûr suffisant pour payer le docteur, et surtout le convaincre de venir jusqu’à la favela. Vana a l’air si malade. Son petit corps amaigri posé sur le lit hante les pensées de Hoc. Le père ivrogne n’aime pas les bouches inutiles. Vana n’est pas une bouche inutile, il est son ami. Hoc décide de retourner jusqu’à sa maison, de lui parler. Si la femme étrange est encore là, elle lui dira la nature de sa maladie.

 

De loin, Hoc constate l’excitation inaccoutumée qui règne devant la cabane de son ami.  Des gens s’invectivent sans ménagement. Certains lancent des injures vers le ciel comme s’ils adressaient une supplique devant tant d’impuissance. Peut-être que de nouveaux arrivants sont encore apparus, qu’ils ont chassé une ancienne famille. Mais en descendant davantage, il aperçoit l’élément perturbateur. Une énorme automobile, haute sur roues, comme on en voit rarement circuler sur la décharge, est vautrée sur la place, en plein milieu des maisons. C’est un tactac. Un de ces monstres puissants dans lesquels le préfet se déplace parfois pour saluer la population et surveiller la bonne rentrée des impôts. Ses chromes rutilants contrastent avec la saleté qui l’entoure. Autour du tactac deux hommes très bien habillés s’appuient des deux mains sur la carrosserie. Ils sont très différents des gens que l’on croise par ici. Ils sont corpulents, plus grands que la moyenne, avec un menton carré. Leur peau est blanche, et leurs yeux sont cachés derrière de grosses lunettes fumées. Leurs cheveux noirs coiffés en arrière laissent retomber sur le front une longue mèche luisante. Hoc aperçoit deux autres types près de la porte, dont l’un est coiffé d’un chapeau à rebords. Ils parlementent avec des gens de la décharge tout en jetant un coup d’œil autour d’eux. A intervalle régulier le plus gros des deux soulève un pied, grimace méchamment devant la boue gluante qui colle à ses semelles. Les hommes maigres et mal habillés qu’ils ont en face d’eux hochent la tête sans arrêt. A l’intérieur du tactac, Hoc distingue à travers les vitres sombres deux silhouettes obscures dont une est couchée sur l’autre.

Le gros homme qui porte le chapeau extirpe un paquet de billets de la poche intérieure de son costume au large col. Ce sont de gros billets de banque qui changent de mains, des coupures comme en n’en voit jamais par ici. L’homme les tend à son interlocuteur qui hoche la tête. Mais ses yeux ne quittent plus la liasse fascinante. Hoc reconnait le père de Vana, et il n’aime pas cela. Rien de ce que négocie cet ivrogne ne signifie du bon pour sa famille. Cette image le remplit de terreur. Il se met à trembler. Tant d’argent ici est indécent et effrayant. Chaque fois que Hoc a vu des billets circuler, le malheur s’est abattu sur des gens de la favela. Rien ne mérite ce prix, sauf la vie des autres.

 

Un des hommes appuyés sur la carrosserie du Tactac s’approche. Il tient à la main un appareil qui prend des images. Un appareil si petit qu’il disparaît presque dans ses énormes mains. Il le pointe dans tous les sens, appuie un peu à la sauvette sans croiser le regard des habitants de la favela qui se sont regroupés silencieux, attirés par le mouvement. Il dirige d’abord l’appareil vers les mains qui échangent de l’argent. Puis vers le père de Vana. Celui-ci tente un sourire qui devient une grimace inquiète. On ne sait pas bien sourire sur la décharge. Et personne n’aime les images. Puis l’homme se tourne, il mitraille à présent les gens qui se pressent autour de lui, et dont les rangs se resserrent peu à peu. Il le fait avec un contentement affiché, un rictus au coin de ses lèvres. Sa mèche est tombée sur son œil droit. Il continue de prendre des photos.

Les gens, tout autour sont de plus en plus agités, les regards s’assombrissent. Certains maugréent à voix basse. Mais l’homme continue de photographier. Des hommes se rapprochent, cette fois-ci menaçants. Le photographe  ne semble pas comprendre. L’incrédulité exsude de ses yeux bovins. Il recule, et prend conscience qu’il est encerclé de gens hostiles.

 

Ses compagnons ont terminé la transaction. Ils se fraient un chemin vers le groupe. Ils arrachent l’appareil des mains de leur complice et le tirent vers le Tactac. Le père de Vana est resté devant la porte. Il relève enfin la tête de la liasse de billets qu’il tient toujours fermement. Il lance aux gens énervés des ordres de retour au calme, agite la main pour les faire reculer, mais sa conviction reste plantée sur cette liasse qui lui brûle les doigts. Les insultes fusent vers lui, mais il les ignore. Il se remet à compter son argent, les yeux bouffis de cupidité. Les hommes au chapeau se faufilent dans le véhicule, rejoints par les deux grands blancs. L’appareil photo a disparu dans une poche. Plus personne ne prête attention au père de Vana qui entre chez lui en claquant la porte.

Le Tactac recule. Sous ses pneus, la boue gicle vers les badauds qui s’approchent toujours plus près. Les plus audacieux frappent de leur poing la carrosserie à présent salie de terre et de déchets collants. Des femmes donnent des coups de pieds contre les roues. La grosse automobile s’énerve. Elle rugit comme une bête féroce, écrase les pieds d’un vieux, puis bondit en avant dans un jaillissement d’eau sale, forçant l’attroupement à se retirer précipitamment. Puis le tactac s’éloigne sous les huées, les injures, les poings levés et les sacs de plastique remplis de détritus.

 

Le tactac est déjà loin quand Hoc se ressaisit.

Que voulaient ces hommes au père de Vana ? Il dévale la pente d’où il a observé la scène. Il se plante devant la cabane. Il n’ose pas frapper. D’ordinaire, il ne met jamais les pieds ici quand le père se trouve à la maison. Hoc l’a vu distinctement compter ses billets et serrer la main des types pour signifier que le compte y était. Il avait donc toute sa conscience. Hoc hésite encore. Autour de lui les gens sont retournés à leurs occupations comme si rien ne s’était passé. Ils ont déjà oublié l’incident. Un groupe d’enfants le bouscule en l’insultant. Une femme apparait sur le perron de sa maison pour vider une grande bassine d’eau noire. Un zahari passe en un éclair entre ses jambes. Hoc frappe de grands coups.

 

La porte s’ouvre, et l’homme apparait. Il le regarde d’un air peu amène et méfiant.

- Que veux-tu, sale fouineur !

- Je cherche Vana. Je ne l’ai pas vu aujourd’hui.

- Va au diable. Vana ne veut pas te voir. Il n’a rien à foutre d’un vaurien comme toi.

- Ce n’est pas vrai. Vana ne pense pas ça de moi.

- Va au diable je t’ai dit. Tu n’as rien à faire ici.

La porte claque sèchement. Hoc a juste eu le temps de voir le visage couvert de larmes de la mère par-dessus son épaule.

 

Il s’éloigne attristé. Ses yeux suivent machinalement les traces du Tactac qui labourent profondément le sol. Elles remontent vers l’horizon et le nulle part où il a disparu. Quelque chose l’étouffe. Quelque chose d’indescriptible. Il a de la peine à respirer. Ce n’est pas l’air humide ni l’odeur de la pourriture. C’est autre chose. L’idée inquiétante que Vana est parti dans le tactac. Van Thi lui a expliqué qu’on pouvait deviner des choses qu’on n’a pas vues. Quand on est très concerné. Il a l’impression de voir Vana dans le tactac. Au milieu des hommes à la mâchoire carrée. Cette idée est insoutenable. Il se retourne, guette un instant la porte de la petite maison. L’homme ne lui dira plus rien. Il le jettera, il lui donnera des coups de pieds. Alors Hoc file en courant. Il déboule dans sa cahute, tombe sur la natte et se met à pleurer. Il sait qu’après avoir pleuré il va mieux.


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