Le vieux Van Thi et l'image du ciel

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Le vieux Van Thi et l’image du ciel

 

Il existe une autre personne qui a pris une place importante dans la vie de Hoc. C’est le vieux Van Thi. Pour lui aussi Hoc s’inquiète. Parce qu’il est vieux, qu'il ne peut se mêler à la troupe des récupérateurs, et que rien ne le protège des autres hommes. Seulement la sagesse qui vit dans son regard fatigué par une longue vie. Hoc est capable d’écouter Van Thi pendant des heures. Sa voix est douce, calme et caressante. Ses mots coulent et forment des phrases qui rentrent dans la tête, où elles se posent délicatement pour ne plus sortir. Le vieux Van Thi vit seul, à la périphérie de la favela. Beaucoup de gens viennent le voir quand ils ont un problème car ils le confondent avec un oracle ou un sorcier, alors qu’il n’est qu’un homme savant. Van Thi leur explique patiemment qu’il n’est rien qu'un vieillard qui a vécu trop longtemps et vu beaucoup de choses, mais rien n’y fait. Ses visiteurs repartent apaisés. Tout ce que Hoc connaît de la grande cité, il le tient de Van Thi.

 

Le vieil homme le reçoit dans sa cabane, assis en tailleur, vêtu de sa longue chemise étonnamment blanche au milieu des immondices. Il lui offre une tasse d'un liquide doux comme du miel. C’est lui qui a appris à Hoc qu’il faut toujours faire bouillir l’eau avant de la boire. La poudre qu’il met dans le liquide, il la tient des offrandes que la population démunie lui apporte pour un conseil, pour un toucher, pour une prière. Chez lui, elle prend un goût particulier.

Et puis, dans la cabane de Van Thi, l’odeur est différente. Si différente que Hoc a l’impression de rentrer tout éveillé dans un rêve. Ce n’est pas de la magie. L’odeur vient de ces bâtons fins posés au centre de la peau de chèvre étendue sur le sol, et qui se consument lentement. Un long filament de fumée monte en ondulant et capte le regard. Une senteur impossible ailleurs qu'à cet endroit, qui s’infiltre dans les narines, et pénètre les pensées.

 

- Alors Hoc, tu as passé une bonne journée ?

- Oui vieil homme. J’ai attrapé un ravak aujourd’hui. Je l’ai vendu deux milles riels au marché à la viande.
- Tu es habile mon enfant. Tu es malin et habile. Je suis fier de toi.

Hoc bombe le torse. Il aime quand le vieil homme le flatte. Il s’assoit toujours en tailleur devant le vieux Van Thi. La seule personne qu’il respecte sur la décharge, à qui il manifeste sa confiance. La confiance, il ne sait pas ce que c’est. Il ne saurait pas la définir. Mais quand il se retrouve ainsi en face de Van Thi, il est détendu. Il ne regarde jamais derrière lui, il n’est pas sur ses gardes. Ca lui fait une impression étrange, quelque chose de très reposant. Régulièrement il ressent une envie forte et pressante de venir parler avec lui. Cela se produit principalement le soir. Quand il se sent seul, que des questions tournent et retournent dans sa tête jusqu’à lui faire mal.

La maison du vieux sage est sobre. Il se dégage de l’endroit un sentiment  de confort et d’apaisement. Seule la natte qui couvre le sol humide invite à s’installer.

- Personne ne t’a vu avec ton ravak ?

- Non, je laisse pas le temps aux parasites. Vana l’a vu, mais je crois qu’il n’a rien dit.

- Vana est un enfant courageux et fidèle. Tu peux compter sur lui. Il ne dit jamais rien qui peut te nuire.

Van Thi sert la mixture jaunâtre qui a chauffé sur des braises dans un récipient en terre. Il la fait couler dans une tasse ébréchée qu’il tend à Hoc. L’enfant aime cette sensation quand il couvre la surface du bol avec ses paumes. Il serre fort, comme s’il avait besoin de sentir la chaleur passer en lui. Le silence s’installe familièrement. Le vieil homme ne pose jamais de question sur ce qui amène ses hôtes. Il attend qu’ils se sentent prêts. En attendant, il les regarde avec une grande tendresse, et oscille doucement d’avant en arrière. Hoc lève la tête. Il tente de déchiffrer quelque chose sur les traits du vieil homme. Ces rides qui strient son visage d’une sagesse infinie, ces yeux brillants de vie et de malice, ces mèches blanches qui tombent sur le côté racontent tant d’histoires muettes.

Surtout, Hoc guette sa voix. Douce, calme, rassurante. Hoc aime l’entendre parler, raconter lentement, presque à mi-voix, des histoires de la décharge, des histoires d’il y a très longtemps. Il lui est arrivé de l’écouter jusqu’à ce que la nuit ait achevé de recouvrir les monts et les vallées de ce grand dépotoir.

Mais aujourd’hui, l’enfant a surtout une question à poser. Une question qui torture son esprit.

- Vieil homme, parle-moi de Zangor.

- Que veux-tu savoir ? Je t’ai souvent parlé de Zangor.
- Tu m’en as souvent parlé, mais je n’arrive toujours pas à l’imaginer. Zangor reste une énigme pour moi.

- Zangor n’est pas mystérieuse. C’est la décharge qui l’est.

- Que trouves-tu d’étrange dans la décharge ? Tout le monde connaît tout le monde. On sait l’heure d’arrivée de la noria. On connaît les chauffeurs, leur nom, l’avidité de chacun. On connaît le prix du kilo de papier. On peut dire quel Mong est plus voleur qu’un autre. Je ne trouve rien de mystérieux à la décharge.

- Crois-tu ?

Hoc réfléchit. Il passe la main dans ses cheveux ébouriffés. Il n’aime pas les choses qu’il ne comprend pas. Il sait que le vieux sage veut lui faire entendre une idée importante, mais il ne la saisit pas. Il sait aussi que Van Thi n’insistera pas, mais qu’il y reviendra en douceur, par surprise.

- Que veux-tu connaître de Zangor que tu ne saches déjà ?

- Je ne suis jamais allé dans la grande cité. Je ne sais d’elle que ce que vous m’avez raconté.

- Penses-tu ! Tu travailles dans la décharge. Tout ce que tu tries, que tu fouilles, ce sur quoi tu marches, tu urines, tu dors, tout vient de Zangor. Observe et analyse. Tu pourras deviner qui y vit. Ce qu’ils mangent, ce qu’ils utilisent pour s’essuyer les mains.

Hoc hoche la tête d’un air méditatif. Le vieux Van Thi poursuit, la mine satisfaite de l’avoir interpellé.

- Même si Zangor a tout digéré avant de le rejeter, tu en sais beaucoup plus que tu ne crois. Bien plus que Zangor ne sait sur toi. Il te suffit de bien observer. Et de ne pas écouter la rumeur. Si tu ne comprends pas le mystère de la décharge, c’est que tu ne t’y es pas assez intéressé. La plupart des gens ne pensent qu’à survivre. Ils en sont réduits à satisfaire les besoins les plus élémentaires. Ils sont résignés. Leur seule préoccupation est de parvenir vivants au lendemain. Ils ne lèvent jamais la tête.

- Je ne vois pas comment faire autrement.
- Toi tu fais autrement. Tu parviens encore à percevoir le pas furtif du ravak, tu n’as pas oublié comment le pister, tu sais te rendre silencieux pour chaparder sous les jambes des gardiens. Les gens d’ici on perdu le sens des choses. Ils n’ont plus de goût à force de manger la même nourriture, d’odorat à force de sentir les relents de la décomposition. Ils ont même perdu le toucher, à vivre dans un monde sans relief.

- Je suis comme eux. Je ne comprends pas tout ce dont vous parlez.
- Tu ne l’as pas encore perçu, mais tu possèdes des choses en toi. Tu ne dois pas renoncer à garder tes sens en éveil. Tu dois continuer à regarder et écouter.


Hoc songe soudain à l’image qu’il a ramassée dans la décharge le matin même et qui lui a coûté sa blessure. Celle pour laquelle il a pris le chemin de la cabane de Van Thi. Il fouille dans sa poche. Ses yeux se mettent à briller, et son cœur à battre plus vite. Il la tend au vieil homme.

- Voilà pourquoi je suis venu. J’ai trouvé çà dans la décharge. Il y a des couleurs que je ne connais pas.

Le vieil homme la saisit avec délicatesse. Il la tourne dans tous les sens, comme s’il cherchait une signification à cette étrange représentation. Il la fixe ensuite avec attention.

- Tu vois, tu es différent Hoc. Les autres enfants ne remarquent pas les couleurs des papiers qu’ils ramassent. Et je ne parle pas des adultes.

- Elle est belle. Mais je ne comprends pas. Ce bleu est différent des bleus que l’on voit ici. Il m’obsède même quand je ferme les yeux.

Le vieil homme fronce les sourcils.

- Tu veux dire que tu le vois encore, même quand tu dors ? »

- Oui

- C’est le ciel, Hoc. Ce bleu, c’est le bleu du ciel. 

- Mais le ciel n’est pas de cette couleur, il n’est pas bleu. Pas de ce bleu là  en tout cas …

- Si, Hoc, c’est sa couleur. Sa vraie couleur. Ici, dans la décharge, tu ne perçois le ciel qu’à travers un voile. Le voile des gaz de la décharge. Le voile des poussières et des cendres. Parfois, quand les vents ont beaucoup soufflé, qu’ils ont balayé une grande partie des miasmes, alors tu peux deviner qu’il est bleu.

Hoc fait une moue.

- Quand le vent a beaucoup soufflé, je peux deviner Zangor à l’horizon.

Le vieil homme hoche la tête pour acquiescer. Hoc a même l’impression qu’il a souri.

Un long silence les met en suspension sur ces paroles. Ni l’un ni l’autre ne se sent prêt à poursuivre. Alors Hoc se lève. Il a senti que c’était le moment de partir. Avant de franchir la porte de la cabane, il se tourne une dernière fois vers le vieil homme. Il secoue la tête. Comme si quelque chose l’empêche de quitter ce lieu.

- Je n’ai pas vu Vana près de la noria ce matin.

- Vana est un malin comme toi. Ne t’inquiète pas trop pour lui. Tu t’aperçois quand il n’est pas là. C’est bien.

- J’ai d’autres images dans ma tente. Je pourrai vous les amener ?

- Bien sûr. Mais une image peut faire plus de mal que la zaroueta des gardiens !

- J’ai compris.


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