Le secteur B2542

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Le secteur B2542

 

Hoc a assimilé tout ce qui gravite en masse vivante et grouillante autour, dans et pour la grande décharge de Zangor ! Il en a décrypté les règles, subi les lois et intégré un mode de survie.

 

La grande décharge de Zangor, nul dans le secteur B2542 n’en connaît les contours. Elle moutonne à perte de vue dans toutes les directions. Hoc n’a jamais entendu quiconque se vanter d’avoir franchi les limites de son secteur.

La décharge couvre l’horizon comme un désert d’espoir. Personne ne sait où mènent ses chemins boueux.  Elle est composée de tertres et de collines d’ordures accumulées au fil du temps, tassées, décomposées, de choses qui ne présentent plus d'intérêt pour les récupérateurs. Aucun de ces reliefs ne culmine si haut que les norias de camions ne puissent y accéder.

La grande décharge de Zangor est découpée en secteurs désignés par des numéros. Cela semble être la règle depuis la nuit des temps. Chaque habitant ne connait que le secteur dans lequel il vit et qu’il ne quitte jamais. Trop occupé à chercher sa subsistance, il ignore si des secteurs sont plus grands ou plus riches que d’autres. Alors, tandis que d’un promontoire il guette le convoi de bennes serpentant entre crêtes et vallées pour savoir où il s’arrêtera, il jette un œil sur les autres montagnes, celles qu’il ne connaît pas, pour jalouser les plus hautes et railler les plus petites.

 

Hoc vit dans le secteur B2542. C’est un numéro qu’il connait depuis qu’il est enfant, probablement avant même d’avoir retenu son nom. Ce numéro est inscrit en caractères gigantesques sur un panneau qui marque la limite du secteur. Hoc ne sait pas lire les mots, mais reconnaît les chiffres, et il sait compter. C’est une qualité indispensable quand sa survie tient à la vente de la chasse ou de la cueillette. Il sait négocier avec les marchands sans scrupules, surveiller les contrepoids pendant les pesées, vérifier les calculs compliqués des Mongs. Hoc a déjà utilisé des grands nombres. Mille riels, ce n’est pas grand-chose : deux jours sans avoir faim, pas plus. Mais il comprend que 2542 signifie une quantité très élevée. Que le nombre total des secteurs alentour doit être beaucoup plus grand.

Ici, personne ne nomme le secteur B2542 comme cela, sauf les chauffeurs des camions qui vocifèrent contre les gardiens au gilet jaune. Les gens qui habitent la favela et qui n’en sortent jamais l’appellent tout simplement Le Secteur.

 

Quand Hoc grimpe au sommet d’un tertre pour regarder autour de lui, il trouve tout beau. La distance simplifie les formes, et la lumière uniformément blanche inonde un paysage de lignes arrondies, de crêtes et de versants. A la tombée du soir, les sommets des collines rosissent. Ici et là, à perte de vue, des panaches de fumée tourbillonnent vers le ciel.

Van Thi lui a dévoilé les secrets de ces fumées mystérieuses. Pour qu'il cesse d’en avoir peur, et qu'il s'en préserve. Les matières qui s’accumulent forment ces tertres. Elles s’entassent dans l’humidité et se désagrègent lentement. Elles se transforment peu à peu en un gaz qui s’enflamme spontanément, ou quand un homme l’a décidé. Alors commence une lente combustion qui offre ces volutes sombres et mouvantes. Des foyers à la fois alliés et ennemis des hommes : ils servent de repère aux récupérateurs et fournissent le feu gratuit pour la cuisson des aliments. Mais parfois, recouverts par une pelle mécanique ou par les vents d'une fine couche de nouveaux déchets, ils disparaissent de la vue. On les croit éteints, morts. On les oublie, alors qu’ils couvent traitreusement. N’importe quel imprudent qui met le pied dessus peut s’enfoncer dans un puits de cendres et brûler vif.

Certaines zones plus au sud sont privées de ces fumées. Ce sont des zones mortes. Les camions ne s’y rendent plus. Elles sont trop éloignées, trop pleines, trop dangereuses pour les bennes. Elles ont été peu à peu abandonnées, et tout le monde ignore ce qu’est devenue la population.

 

La population du secteur se concentre dans la partie nord. Un groupe humain agglutiné dans des cahutes de planches, de troncs et de moellons, forme une communauté de misère que l’on nomme la favela. Les cabanes s’entassent, se bousculent, prennent appui les unes contre les autres. Ces abris ne contiennent pas grand-chose, de simples paillasses humides où dormir. Tout le reste se déroule à l'extérieur. Dans cette promiscuité, les conflits entre familles sont fréquents. Pas de cloisons, pas d'intimité. Tout ce petit monde travaille et vit côte à côte. Leur labeur commence au premier rayon de lumière : hommes, femmes, enfants et vieillards s’activent en même temps pour exploiter le moindre petit bout de terrain autour des camions.

La grande décharge reste une communauté féroce, où chacun peut survivre pour peu qu’il sache courir, sauter et se faire oublier quand il faut.

 

 

De chez lui, Hoc peut embrasser toute la favela. Il la caresse du regard. C’est sa présence, là en bas, à quelques enjambées, qui le rattache au monde des humains. Mais il se sait à l’écart. Son père et sa mère, il ne s’en rappelle pas. Ils ont disparu quand il était bien trop jeune pour les regretter.

Longtemps, Hoc a regardé avec envie les autres gamins rentrer chez eux. Souvent il lui est arrivé de rester éveillé, allongé devant sa maigre cahute, à contempler tout en bas les lueurs des bougies encore allumées à la nuit tombée. Il aimait inventer dans ces femmes effacées et actives celle qui ressemblait à sa mère.

Il ignorait les cris et les bruits de meubles brisés. Il en oubliait les choses étranges que lui racontaient ses camarades, les violentes disputes des parents, et les menaces qui planaient sur les enfants. Non Hoc imaginait sa mère comme la caresse rare des rayons de soleil et, le temps d’une nuit, regrettait son sort.

Au matin, il redevenait un garçon libre et fier. Il ne devait rien à personne, et personne ne lui demandait rien.


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