Le marché

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Le marché

 

Le marché à la viande apparaît au loin comme une tâche sombre. Il s'étale au centre d’un cratère que Hoc distingue du sommet de la colline. Des cabanes de bois et de tôles s'alignent, égrenant tous les tons des bleus et des gris dans les nuances les plus froides. Elles se pressent les une contre les autres, les arêtes et les toits de différentes hauteurs dessinent une ligne chaotique. Certaines sont perchées sur des pilotis enfoncés profondément dans la boue, et paraissent les sentinelles d'une cité assiégée. Des panaches de fumée s’élèvent çà et là au travers des cheminées, rejoignant en longs serpents sombres et sinueux les nuages gris et serrés. Ici l'odeur est plus forte que partout dans la décharge. A celle de la boue et de la décomposition s’ajoutent les fumets des chairs qu’on grille et des peaux qu’on écorche. L’odeur est acre Elle pénètre par le nez, par les yeux et par la gorge.

Ceux qui viennent au marché à la viande ont de l'argent. Ils achètent ce qu'ils trouvent, pour mélanger de la chair bouillie ou de la viande fumée au riz blanc et fade dont ils se nourrissent. Deux ans auparavant, ce marché était bien plus vaste, bien plus animé. On y voyait plus de familles, des gens qui venaient de loin.

Quand Hoc descend de sa position, il retient instinctivement sa respiration. Pour retarder l'instant où les lourds effluves vont emplir ses poumons et les souiller. Elles l'imprègnent au fur et à mesure qu'il approche, se substituent aux relents apportés par les vents.

Les parois des cahutes sont faites de planches, de sacs de plastiques remplis de graviers et de blocs de cailloux. Un étal de fortune se dresse devant chacune d’elle : une planche posée sur deux tréteaux où des hommes et des femmes s’affairent à couper, dépecer, trancher de la viande, dans le bruit sourd des machettes qui s’abattent jusqu’à entailler le bois. A même le sol, au dessus des feux qui crépitent, de grandes bassines sont remplies d’une eau rougeâtre qui bouillonne. Ici, dans la promiscuité et l'activité fébrile et bruyante qui se déroule, tout porterait à croire qu’on se trouve au royaume de l'abondance.

Hoc glisse entre les étals. Il longe des cordes tendues d’où pendent, inertes, enfichés sur des crochets de fer, des ravaks, des lagartos, et des serpents écorchés. Le garçon a pris sa mine sérieuse et froide. Son visage passe, en un instant, passer d’un air grave et concentré au sourire de l’enfant. A cette heure de la journée peu de clients se pressent. Les gens qui ont les moyens d‘acheter viennent plutôt le soir, quand ils ont fait leurs comptes et que la récupération s’est montrée lucrative. Il reconnaît quelques visages dans ce peuple de bouchers. Pour avoir déjà traité avec eux. Aucun ne lui est sympathique. Aucun n'inspire sa confiance. Il se dirige vers la cabane d’un vieil édenté affairé à laver la peau d’un animal fraîchement écorché qui repose à même le sol, un animal que Hoc ne reconnait pas. L’homme rince son couteau dans un bac rempli d’une eau souillée. Puis il se met à gratter la peau avec la lame sur le rebord de la cuvette, pour la débarrasser de ce qui reste de chair. Les peaux aussi se vendent à bon prix. On peut les coudre les unes aux autres pour fabriquer des vêtements chauds, des couvertures ou des sacs.

Hoc se plante devant le marchand et patiente quelques minutes. Il l'observe tandis que le vieil homme termine sa tâche. Il reconnaît à présent de quel animal vient la dépouille que l’homme est en train d’épingler sur un fil de fer pour le faire sécher.

- Vous vendez des zaharis ?

- Je vends tout ce qui se mange.
- On ne mange pas de zaharis, les zaharis sont nos amis …

L’homme lui jette un œil plein d’ironie. Il soupèse l’allure chétive du garçon.

- Les zaharis étaient nos amis. A l’époque où les ravaks ou d'autres bestioles pullulaient. Ils aidaient à les éloigner la nuit pour qu’on puisse dormir tranquille, et à les attraper le jour pour qu’on les mange. Aujourd’hui, les ravaks sont rares. Certaines familles disent qu’elles mangent les zaharis parce qu’ils font peur aux ravaks. Mais en fait tout le monde mange les zaharis parce qu’ils ne servent plus à rien. Et parce qu'il n'y a plus qu'eux à manger.

 

Il reluque avec concupiscence la bête qui pend à la ceinture du garçon.

- Mais toi, c’est bien un ravak que tu amènes !

 

Hoc pense au zahari jaune à rayures qui tourne autour de chez lui, à la recherche d’une caresse. Ce n’est pas le sien, ces animaux n’appartiennent jamais à personne, ils sont trop farouches. Celui-là pourtant est devenu familier. Il trouve chez l’enfant un refuge pour les nuits de pluie. Il lui arrive même de rester dormir plus longtemps que nécessaire. Tous deux sont un peu pareils : sauvages et indépendants. Ils ont appris les longues soirées de silence. Hoc ne lui a pas donné de nom, pour ne pas l’attacher inutilement.  Il revoit son pelage gris et ras, les touffes de poils manquantes autour du cou et à l’arrière train de ses batailles anciennes contre les ravaks. Sa peau n’intéressera pas les marchands. Si les hommes se mettent à manger les zaharis, il n’y aura bientôt plus d’animaux sur la décharge hormis les cruels crovaks. Ce seront les derniers animaux à survivre. Ils dévorent tous les autres, et personne ne veut les dévorer !

- Alors, que décides-tu ? lance l’homme impatient en le voyant immobile devant son étal.

Hoc porte la main à sa ceinture et lève fièrement par la queue le ravak qu’il a transpercé.


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