Les hommes, durs et doux

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Quand le Seigneur de la maison passe la porte, il grimace de mécontentement en voyant l'institutrice de son fils installée à la table en bois usée de la cuisine. Sa femme se lève prestement et s'agite avec une anxiété normale qu'il apprécie et trouve nécessaire. Peu amène Marcel demande :
« C'est quoi qu'vous faites là ?
— Bonsoir aussi à vous, monsieur Fourneau. Je viens vous informer d'un grave écart de conduite de votre fils et vous annoncer qu'il n'est plus admis à l'école jusqu'à la prochaine rentrée. »

Monsieur Fourneau pose lourdement sa cantine, sa femme se tasse, madame Évraud redresse héroïquement le buste. Marcel répond hargneusement :
« Ben ça, ça m'f'rait mal ! J'peux l'corriger s'il mérite ; mais y va aller à l'école !
— Je suis la seule à en décider, monsieur Fourneau, qui plus est, et quelque soit votre opinion à cet égard, la violence est interdite dans mon école !
— La violence ? C'est quoi qu'vous appelez la "violence", chez moi c'est mes règles, mon fils c'est mes règles. C'est bien mou dans c'village, les mioches sont mal élevés ! La "violence" ça s'rait la solution me semble !
— En parlant de pédagogie, c'est votre fils qui est en cause ! Il a frappé une petite fille, il a maltraité un animal qu'il a failli tuer. Sûr que votre éducation, elle est pas trop douce, mais c'est moins sûr que ça donne de bons résultats !
— Ben le Jeannot y respecte pas vos règles mais les miennes oui ! Sûrement qu'la gamine l'a contrarié et vous la défendez pass'que c'est une fille ! Et pis les animaux z'ont rien à faire dans une école !
— Pour l'oiseau tout le monde a été prévenu à la rentrée et encore une fois c'est moi qui décide !
— L'oiseau ! Ben alors on parle de cette mioche qui siffle et qui se promène partout avec son Piaf ! Celle-là c'est pas une fille, c'est un démon !
— Quoi qu'il en soit monsieur Fourneau, je vous recommande un peu d'indulgence pour votre fils puisqu'en plus il semble que, pour vous, la faute ne soit pas si grave ! Je repasserai le voir régulièrement, pour le guider dans son étude et il devra être en mesure de travailler ! L'instruction est obligatoire et ceci tombe sous le coup de la loi… À bon entendeur ! »

Sans vouloir de réponse, madame Evraud se lève et fait un geste de salut à madame Fourneau. Puis elle tourne les talons sans attendre qu'on la raccompagne, soulagée que soit terminé ce détestable entretien.
Elle n'a pas fait dix pas sur le chemin de terre battue, qu'elle entend la voix tonitruante de l'homme indigne et les cris de sa pauvre femme. L'enseignante hésite un instant mais renonce à intervenir. Ça ne servirait à rien.
Germaine a beau être énervante à bien des égards, elle a bien fait de garder Sophie.

*

Pendant l'effervescence qui agite une partie du village, en cette fin de journée, Félix traîne encore dans le bois. Il vient de repérer une belle grume sur un tas du père Souvain.
Le père Souvain est bûcheron la moitié de l'année.
Il approvisionne à peu près tout le village, la maison commune, l'école et le curé. La plupart du temps la mairie n'a pas besoin de lui donner d'instruction. Le père Souvain connaît son affaire et sait en tirer ce profit qui embellit un peu sa condition.

C'est lui que cherche Félix : « Il ne doit pas être loin ». Les grumes sont sur le chemin du village et Souvain n'est pas loin de rentrer. Félix s'assoit sur l'empilement. Il n'attend pas longtemps : le bûcheron le rejoint avec une charrette à bois et le salue :
« Et ben mon gars, c'est-t-y que tu voudrais qué'que chose. Félix a saisi un des bras de la charrette,
— Oui mon Souvain, j'a vu une belle grume de frêne. Je l'ai marquée au charbon. Tu pourrais me l'écorcer et la débiter en deux mètres cinquante ?
— Tu peux payer vite ? C'est que j'manque !
— Tu sais, chaque fois que je rentre des pièces, j'en mets un peu de côté en pensant à ton bois, alors oui j'ai ce qu'il faut… »

Les deux hommes progressent sur le large sentier. Soudain des oiseaux jusque-là invisibles sortent des arbres et volent ensemble sans distinction d'espèces vers le village. Félix sourit :
« Ha ! V'là l'Pioupiou !
— J'me d'mande comment elle réussit à faire ça !
— C'est ça qu'est magique, elle fait rien ! Au village, les piafs sont plus discrets. Mais quand elle vient dans le bois, c'est fou : c'est comme si elle était le miel des oiseaux ! »

La silhouette de Morgane se dessine sur le chemin. Elle court. Les oiseaux font autour d'elle un vol de reconnaissance en chantant mais elle ne s'arrête pas pour leur « parler ».
Félix s'alarme, il ressent la tension de Morgane et lâche la charette pour l'accueillir.
« FÉLIX ! FÉLIX ! FÉLIX !
— Qu'est-ce qui y'a Pioupiou ? Qqu'est-ce qui y'a ? La fillette retient ses pleurs,
— C'est Siffle, y'a Jeannot qui l'a battu, son aile marche plus… Regarde…
— Pourquoi qu'Jeannot l'a frappé ? L'homme examine l'oiseau. Oui, son aile est cassée. Je sais comment faire, j'va le réparer ton copain… Pourquoi qu'Jeannot l'a…
— Pass'qu'il est bête, méchant et qui m'aime pas ni sa sœur, ni personne ! Charlie va lui casser la figure, j'va lui dire !
— Oui, Pioupiou, tu es très fâchée, moi aussi je suis fâché. Mais ch'crois bien que l'Jeannot il en prend assez des raclées. Et pis Charlie y s'rait grondé, faut jamais lever la main sans réfléchir.
— Y voulait écraser Siffle avec son pied ! Je l'aime pas Jeannot ! Il est méchantméchantméchant ! C'est pour ça qu'son père le tape ! Hé pis regarde… t'as vu j'ai un gros bleu !
— Allez viens, on va le soigner ton Siffle, j'va t'montrer. »

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