59. Dernière séance

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J’ai préféré prendre le train, presque à regret. Tout le long du trajet, un homme n’a cessé de me dévisager. Il était assis dans la rangée opposée, impossible d’échapper à ses œillades curieuses, si ce n’est en parcourant mon téléphone. Durant presque trois heures, je n’ai eu qu’une envie, me lever et lui crier dessus à pleins poumons : « Quoi ?! »

Retourner en région parisienne, c’était comme revenir en arrière. Ça m’insupportait. En province, les gens sont espacés, et se cachent lorsqu’ils dévisagent. Sur le quai de la gare Montparnasse, ils sont irrespectueux ou ont l’impression d’être invisible, je ne sais pas. Des hommes un col blanc, n’hésitent pas à me désigner en riant pour que leurs collègues me voient. J’ai l’impression de redécouvrir la population de la capitale, comme le décor. C’était comme si j’étais parti d’ici depuis des années et que tout avant été laissé à l’abandon. Jamais le ciel ne m’a paru aussi gris, les rues aussi sales.

Je ne voulais pas me retrouver dans les embouteillages, mais je regrette ma voiture. Dans le RER couvert de tag, la lucarne ouverte me fait apprécier un courant d’air puant la pisse. Je ronge mes regrets que Giulia ne m’ait pas accompagnée. Lorsqu’on est ensemble, j’ai l’impression que c’est sa beauté que les gens regardent. Si ça se trouve, elle est en train de se taper Clémence pour se venger. Elle me proposera du sirop d’érable pour me faire comprendre. Elle peut coucher avec, ça m’importe peu, du moment qu’elle continue de m’aimer comme je l’aime. Si elle le fait, j’espère que c’est juste par désir et non par mesquinerie.

Je quitte la station, hume l’air sec et pollué en me demandant comment j’ai pu vivre tant d’années ici. Je m’arrête une seconde devant la plaque du docteur Leroy. Ce sera la première fois que je le rencontrerai de jour. Sans sonner, je pousse la porte, puis grimpe les escaliers cirés en les écoutant grincer. À chaque pas, je me force à sourire, et à chasser les heures inconfortables de transport en commun.

Je sonne à la porte. Leroy m’ouvre, pose un regard sur mon costume ivoire et noir, puis sourit en voyant la boîte que je tiens.

— Bonjour, Mademoiselle Tournier.

— Bonjour, Monsieur Leroy. Je vous ai apporté une petite bouteille, pour changer de votre Chivas.

— Figurez-vous que je suis passé à autre chose.

Il accepte l’offrande, m’invite dans son bureau tout en admirant le carton. Il lit à voix haute :

— Glenmorangie, nectar d’or.

— Je pense que vous aimerez, c’est très doux. Et vous buvez quoi ?

— Monkey Shoulder. Moins cher, et je trouve plus goûtu que le Chivas. Lequel voulez-vous ?

— Je suis curieuse. Je vous laisserai savourer le Glenmorangie avec d’autres patients.

— Peu ont ce privilège, sachez-le.

Je m’assois à l’invitation de sa main et il me confie :

— J’ai été content de votre appel. Alors, comment se passe la vie à Rennes ?

— Bien… Trop… Enfin, sur un fil rouge.

— C’est-à-dire ?

— Ce n’est pas par rapport à mon visage. Même s’il y a des clients un peu trop expressifs. Quand je fais les courses, quand je sors, les gens me regardent, mais je m’y suis très bien habituée. Et les gens sont un peu plus respectueux en Province. Ils n’ont pas le regard insistant des gens d’ici. Et puis j’avoue qu’en dehors du boulot, je sors peu.

— Donc sur quel domaine vous avez l’impression d’être sur le fil rouge ?

— Les sentiments.

— Toujours avec Giulia ?

— Oui. Et je l’ai trompée avec la comptable du labo, et dernièrement avec Marion, mon amour de collège. Elle le sait, elle ne dit rien. Mais j’ai peur qu’un jour elle en ait marre et qu’elle parte.

— Déjà si elle le sait, ce n’est pas tromper au sens littéral. Mais si vous tenez tant à elle, pourquoi aller voir les autres filles ?

— Je leurs plais. Et ça me fend le cœur de leur dire non.

— Elles s’en remettraient.

— Et puis je les aime bien aussi, même beaucoup. Je n’arrive pas à y résister. Giulia, c’est juste celle avec laquelle je sais que je veux vivre. On se comprend, on est pareilles.

— Vous avez trouvé votre alter-ego.

— En plus jolie et… en plus forte.

— Si on écarte le détail du visage. En quoi vous est-elle supérieure ?

Je ne peux pas vraiment dire qu’elle est une tueuse alors de réplique :

— Rien.

Il me fait signe du doigt qu’il suspend la conversation, remplit deux verres de whisky, puis m’en tend un. Il s’assoit au fond de son fauteuil, détendu, et croise une jambe par-dessus l’autre.

— Vous semblez avoir le blues de ces gens qui ont tout.

— Je ne suis pas riche.

— Qu’est-ce que la richesse ? Vous allez avoir votre maison ?

— Oui, c’est signé, c’est pour bientôt.

— Vous portez des beaux costumes, buvez le whisky que vous voulez, êtes séduisante.

— Ce n’est pas le mot que j’emploierais.

— Répond la femme qui a une concubine et deux amantes.

J’opine du menton. Comme à chaque fois, il a raison. Il attend patiemment que je réponde.

— Il faudra bien mettre un terme aux autres relations.

— Pourquoi ? Si Giulia l’accepte.

— Elle ne l’acceptera pas toujours.

— C’est elle qui le dit ou vous ?

— Elle dit que même quand la chatte n’a plus faim, on ne peut pas l’empêcher de jouer avec les souris.

Il pouffe de rire puis me dit :

— Vous voyez. Elle vous accepte telle que vous êtes. Je connais peu de femme ou d’homme qui n’envierait pas votre position.

Je trempe mes lèvres, incapable de répondre. Comprenant qu’il n’aura pas la réplique, il dit simplement :

— Si c’est ce qui vous met mal à l’aise et vous donne l’impression d’être sur le fil rouge, parlez-lui-en. Provoquez la discussion à cœur ouvert. C’est elle que vous aimez, mais vous voulez garder cette liberté.

— Oui. C’est juste que d’aborder le sujet frontalement, j’ai peur de l’engueulade.

— Les risques de la vie à deux. Quand vous êtes venue pour la première fois, vous n’aviez pas connu l’amour et n’y croyiez plus. Aujourd’hui, vous vous en avez trop.

— Je viens peut-être vous voir inutilement.

— Parler n’est jamais inutile et j’ai plaisir à vous revoir. Vos inquiétudes sont légitimes, mais en discuter simplement avec la concernée est la meilleure solution pour vous en débarrasser.

— Vous avez raison.

— Vous avez remonté la pente aussi vite que votre visage a cicatrisé. Je suis fier de vous.

— Grace à vous et à Benji.

— Une modeste contribution. Vous avez une force de caractère cachée qui est en acier trempé.

— Faut croire.

— Vous avez revu vos parents ? — Je secoue la tête. — Pas envie ?

— Si.

— Je suis sûr qu’eux aussi. Il faut leur montrer que leur fille est toujours là.

— Il faut que je les revoie sans Giulia ?

— Au moins dans un premier temps.

— Je vais essayer.

Il a un sourire ravi, et désigne la bouteille du pouce pour proposer un second verre. Tandis que nous le savourons nous discutons ouvertement comme deux amis. Chose qu’il n’a jamais fait avant, il illustre parfois des parallèles avec sa propre vie de famille, me confie des anecdotes personnelles et amusantes. Cette dernière discussion avec Leroy m’a fait prendre conscience de la chance que j’ai dans ma vie, en affaires comme en amour. Sans parler directement de ma vie future, il me fait imaginer la mienne, celle de Giulia, avec ou sans enfants, mais avec franchise, complicité et liberté. Jean-Luc et Bernard sont comme deux vitres opaques vers lesquelles je me rapproche. Et pour à nouveau, j’arrive à voir derrière, à imaginer l’avenir ne fois débarrassée d’eux. Avant d’emménager, il faut que je discute avec Giulia de ma faiblesse pour les autres filles.

Je suis arrivée torchée au séminaire, mais personne ne l’a vu. Les regards étaient trop éblouis par mon demi-visage vert pour remarquer autre chose. Et après une séance aussi positive, je m’en fichais complètement.

Le train qui me ramène est le dernier en gare de Rennes. Dans les lumières artificielles des quais, Giulia m’attend. Elle semble vouloir se faire discrète. Elle a mis un jeans moulant, des baskets et une casquette. Seul son foulard lui donne ce petit air de bourgeoise parisienne. J’aurais tellement détesté ça avant de la connaître. Voir mon visage monstrueux avancer sur le quai la fait sourire. Quelques passagers nous dépassent, certains se retournent pour me scruter une dernière fois. Giulia prend mes mains et pose sa bouche sur la mienne.

— Alors ? Ce séminaire ?

Je hausse les épaules et retient ses mains.

— Je suis allée voir mon psy avant.

— Ah ?

— Et il faut que je te parle.

— D’accord. On…

— Tout de suite.

Giulia patiente alors. J’attends que les derniers passagers soient passés puis lève les yeux vers le plafond pour choisir les mots.

— J’aime le cul.

— J’avais remarqué.

— J’ai… Je suis jeune. Et j’ai toute une adolescence amoureuse ratée à rattraper.

Giulia marque l’inquiétude. Je m’empresse de la rassurer :

— Je ne suis pas en train de te quitter. Je t’aime Giulia. Je t’aime comme une dingue. A l’aller, je n’ai pas arrêté de psychoter sur l’idée qu’on se sépare. Et au retour, je n’ai pas arrêté de penser à notre vie à deux dans la maison. Je t’aime.

— Et ?

— Et je vais faire des efforts pour pas aller à droite et à gauche. Surtout que maintenant, nous sommes toutes les deux à Rennes. Donc, il n’y aura pas de moments risqués… Mais, je sais qu’il y a des moments, je ne pourrais pas résister. Je veux juste que tu saches que même si je suis amoureuse du chocolat, il se peut que de temps en temps je mange une glace à la vanille. Mais ça ne changera pas mon amour du chocolat.

Elle sourit :

— Tu aurais du prendre l’exemple du whisky.

Mal à l’aise, je ne souris pas à sa blague.

— Et t’en dis quoi ?

Elle pose sa main sur ma fesse et m’invite à marcher avec elle.

— Si c’est une prescription médicale, je ne peux pas dire grand-chose. Et je t’ai déjà dit ce qu’on dit des chattes qui jouent avec les souris.

— Je sais, mais je voulais qu’on en parler sérieusement.

— Et bien, les soirées Rennaises sont réputées. Si je peux avoir le droit à la même médication occasionnellement, ça me va.

— Evidemment.

Nous nous arrêtons à sa voiture. Elle s’adosse à la portière, posa sa seconde main sur mon autre fesse et me plaque contre elle.

— Le cul, c’est le cul. Interdit de tomber amoureuse.

Tout à fait en accord. Je l’embrasse langoureusement.

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