44. Souffrances

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J’ai réussi à faire sortir Clémence de sa douche après une demi-heure, le temps pour moi de ranger sa chambre, nettoyer au mieux tout trace du traumatisme et mettre les draps dans une machine à laver. Je n’ai pas lancé la lessive, convaincue que le sperme permettra de confondre ses agresseurs.

Vêtue d’un simple kimono de soie jaune, elle me rejoint au rez-de-chaussée et vient se blottir contre moi. Un peu par instinct, je remonte mes mains sur ses fesses nues.

— Pardon.

— Continuez, j’ai besoin de douceur. J’aime tellement vos mains.

Ses larmes trempent mon cou. Sans cesser mes caresses dans le creux de son dos, à même la peau, je cherche à briser le malaise et les mauvais souvenirs qui essaient de rejaillir de mes entrailles.

— Clémence… je voudrais qu’on parle. Il faut appeler la police.

— Ils ont tout filmé.

— Ça fait des preuves contre eux.

— Je ne veux pas. Je ne veux pas qu’on me voie. C’est ma vie. Ils m’ont… N’appelez pas la police.

— Ils étaient plusieurs, donc ?

Elle ne répond pas. Il est temps de lui rappeler qui est la dominante, alors je lui ordonne sèchement :

— Tu m’expliques toute l’histoire ou j’appelle la police.

Elle soupire, s’assoit sur le canapé en pleurant. Je lui fais signe d’attendre, en pensant à mes entretiens avec Leroy. Je sors une bouteille de rhum de son meuble à apéritifs, branche la radio sur une onde de musique classique, puis me sers à moi-même un verre.

— T’as pas du whisky ?

Elle secoue la tête en essuyant ses larmes. Je m’assois face à côté d’elle dans le canapé et l’invite à regarder son aquarium.

— Nous sommes entre nous, rien ne sortira d’ici. Maintenant, il faut comprendre ce qui est arrivé et pourquoi c’est arrivé.

Je saisis délicatement les doigts qui tremblent, et après avoir vidée une gorgée, elle lâche un soupir.

— Depuis des années, je suis sur un forum où les gens échangent des idées de jeux de soumission.

Elle n’ajoute rien à sa phrase. Repensant au docteur Leroy, je rebondis avec une question :

— Tu y trouvais de bonnes idées ?

Elle boit une nouvelle gorgée sans lâcher ma main, ni l’aquarium du regard.

— Je prenais les jeux qui me plaisaient et je les donnais en idées aux mecs que je fréquentais.

— Donc tu filtrais déjà ce qu’on te faisait subir, c’était une sécurité. Tu triais aussi tes partenaires ?

— Oui. Je faisais ça avec des ex de lycée ou des anciens collègues avec qui je suis restée en contact. Quand j’apprenais qu’ils étaient célibataires, je leur proposais. Y a… Ya jamais eu d’amour, les mecs qui ont joué avec moi m’aiment bien, et certains même se forcent quand ils se prêtent au jeu, ils veulent me faire plaisir, même s’ils trouvent ça bizarre. Philippe, c’est un mec marié, lui ça l’excite vraiment mais, il pense que ce n’est pas sain pour une vie de famille, alors il reste avec son dragon et ses gosses. Je connais ses gosses en plus, ils m’aiment bien. Sans être prétentieuse, je crois que l’aîné me préfère à sa mère.

— Il sent sûrement que son père est plus épanoui en ta présence.

— Sans doute. Je le vois tous les mois. Il me respecte, même s’il adore les jeux qu’on fait. C’est sans malaise, c’est juste… pas assez souvent.

— Tu l’aimes ?

— Je n’en sais rien. Mais à chaque fois que je pense à sa bonne femme qui le traite comme de la merde, je me demande si ce n’est pas juste parce qu’il sait ce que c’est que la vrai soumission, humiliante, pesante…

Clémence boit une nouvelle gorgée. Même si elle ne me parle pas de l’agression, elle crache ce qu’elle a sur le cœur, alors je ne veux pas l’arrêter.

— Pourquoi voulais-tu me parler du forum ?

— Avec Philippe, c’est une relation… Comment dire… Sans surprise, délicate. Je choisis un jeu, parfois il en propose un. Il est d’une gentillesse extraordinaire. Vendredi, j’ai… c’était comme une révélation. Je ne vous ai donné aucune consigne, du coup c’était l’inconnu total. Avec vous et Giulia, je ne savais pas à quoi m’attendre, et… sans même une entrave, juste à vous obéir et d’enlever ma culotte, ça m’a filé des frissons puissants. J’ai pris mon pied comme jamais. J’aurais voulu que vous continuiez toute la nuit, j’aurais voulu avoir orgasme sur orgasme.

À la fois flattée et gênée d’un tel aveu, je me sens mal à l’aise car son ton reste monocorde, luttant contre une remontée de sanglots. Ne sachant comment y répondre, je rebondis sur une phrase bateau :

— Et qu’as-tu ressenti après ?

— Un vide. J’ai senti que j’étais de trop dans votre vie. Si on vous filmait et qu’on vous montrait, vous verriez à quel point vous êtes amoureuses l’une de l’autre. Je vous envie cet équilibre.

— Tu devrais nous filmer et montrer à ma mère.

Clémence se penche vers la table basse puis remplit son verre de rhum. Je questionne :

— Et ce vide, tu penses que c’est l’amour ?

— Je me suis dit que j’étais peut-être lesbienne, que c’est pour ça que c’était plus facile d’avoir des relations sous une sorte de contrainte. Mais proposer des plans à des mecs, c’est facile, à d’autres filles, quand on connaît mon entourage, c’est… Enfin, les autres ne me voient pas comme ça, je ne voulais pas changer la façon dont mes collègues me voient. Et, depuis des années, je tchatche sur le forum avec une fille. Et je lui ai parlé de mon expérience avec vous. Elle m’a proposé de venir sur Rennes et de passer le week-end à des jeux. En plus, j’avais déjà vu sa photo, c’était une fille plutôt jolie et qui avait de l’expérience dans la domination.

Clémence regarde son verre, le visage fermé. Je lui donnai la réplique :

— Ça semblait être le plan idéal. — Elle opine — À ce que j’ai vu, elle n’est pas venue seule ?

— Ce n’était pas une fille. C’était deux mecs. J’ai ouvert, je pensais que c’était pour autre chose, je ne pensais pas que c’était déjà elle. Dès que j’ai ouvert, un d’eux m’a balancé un coup de poing. Ils m’ont emmenée dans la chambre, m’ont attachée et scotché la bouche et… Et ça n’a pas été des jeux.

— Je suis désolée.

— Ils m’ont… Comment dire…

Ses larmes ruissellent alors je préfère arrêter la conversation.

— Ne le dis pas.

— Ils ont écrasé leur cigarette sur moi… sur mes pieds, sur mes fesses sur…

Elle ouvre son kimono pour me montrer le haut de ses seins cloqués. L’ayant déjà aperçue, je détourne le regard. Clémence poursuit sans filtre dans ses mots :

— Ils m’ont violée, filmée et m’ont obligée à être leur esclave tout le week-end. Ils ont regardé le match de foot de samedi pendant que je leurs servais la bouffe.

J’attends que l’horreur qui déforme sa bouche se desserre, et lui demande :

— Tu n’as pas pensé à les empoisonner ?

Elle secoue la tête :

— Après le premier jour, dès qu’ils avaient fini une clope, ils me demandaient de venir et écrasaient leur mégot sur moi, et me le mettaient dans la bouche, et je devais avaler.

A l’idée de la brûlure, mes propres souvenirs d’Aymerick rejaillissent avec violence. Ecœurée, je veux arrêter Clémence dans le détail de sa séquestration, mais elle est lancée, après une nouvelle grande gorgée de rhum, le visage ruisselant, elle finit son récit :

— Ils m’ont pris tout mon répertoire mail et ont dit qu’ils enverraient les vidéos à tout le monde si je prévenais la police. Avant de partir, ils m’ont pissé dessus en disant : de toute façon t’aime ça.

J’aimerais avoir le recul apaisé du Docteur Leroy, mais mes yeux pleurent tous seuls, mes tripes sont nouées, et ma colère gronde au fond de moi. Mes muscles se tendent, animés par une furieuse envie de frapper. J’ai envie de tabasser ces hommes jusqu’à la mort. Il m’est impossible de dire un mot. Clémence essuie ses joues, donc je tends le bras vers elle et la blottis contre moi. J’ai beau avoir un père et des frères, à l’instant présent, je hais tous les hommes. Comment le docteur Leroy fait-il pour écouter les récits sordides et glauques de ses patients ? Celui de Clémence suffit à me donner la gerbe. La comptable me tutoie :

— Tu peux me raconter, pour toi, comment ça s’est passé ?

— C’est… J’ai eu beaucoup plus de chance.

— Raconte-moi quand-même.

Maintenant que je me suis reconstruite, mon passé me semble une partie de plaisir à côté de l’enfer qu’elle a vécu. Mais je me rends compte combien les évènements avec Aymerick sont récents, et combien j’ai étouffé ma rage trop rapidement. C’est comme si j’avais mis un couvercle dessus et que ça bouillonnait depuis des mois. Le récit de Clémence vient d’augmenter le feu, et c’est sur le point d’exploser. Alors, je narre à mon tour tous les détails de mon agression. Mes propres larmes s’échappent, lentement, pleine de colère. Les sentir sur ma joue décharnée ravive les souvenirs de l’enfer des premiers jours. Il ne reste que de la haine à l’état pur, de la colère, de la rage, et ce désir de vengeance inassouvi qui germe d’entre les cendres attisées.

Une heure plus tard, Clémence et moi sommes ivres de rhum et plus silencieuses que des végétaux. Je me suis endormie, comme par sécurité, comme si c’était la seule chose qui ne me ferait pas exploser. C’est le retour de Giulia qui me fait sursauter. Lorsqu’elle referme la porte derrière elle, elle a toujours cette colère déterminée dans le regard. Elle s’attendrit malgré tout en nous voyant. Elle m’embrasse sur la bouche, referme délicatement le col du kimono de Clémence puis s’assoit sur la table basse, en entrecroisant les doigts de ses mains.

— Alors ? questionné-je.

— L’entretien a été. Et Clémence ? Ça va mieux ?

Je lui jette un regard froid et la concernée reste blottie contre moi.

— C’est qui ce connard ? On a son identité.

— Ils étaient deux, et on ne connaît que leurs prénoms, dis-je. Ils ont séquestré Clémence tout le week-end, et je ne te donne pas le détail des tortures.

— Tu peux, marmonne Clémence. Je te les ai racontées. Je n’ai rien à vous cacher.

— Pas besoin, tranche Giulia. Il y a un moyen de les retrouver ?

C’est moi qui opine du menton mais indique le hic :

— Mais ils ont une vidéo. Si elle appelle la police, ils la diffusent à tous ses contacts. Ils ont piraté ses mails.

— Dans ce cas c’est parfait.

J’écarquille les yeux et Giulia précise :

— Qu’on puisse les retrouver et les buter.

— Et c’est nous qui finissons en taule, soupiré-je.

Giulia ouvre les bras en se désignant :

— J’ai l’air d’être en taule ?

Serait-elle en train de me dire qu’elle est une tueuse professionnelle ? Clémence se redresse légèrement, captée par Giulia qui entame alors sa propre histoire.

— Quand j’ai eu treize ans, j’ai été violée par mon oncle.

Elle marque une pause en croisant mon regard ahuri. Elle jette un œil vers le plafond afin de décider ou non de poursuivre en détail la révélation qu’elle s’apprête à faire :

— En quelques heures, j’ai subi tout le scenario d’un film de boule qu’il m’avait forcé à regarder. J’ai refait chaque scène, je vous laisse imaginer le nombre de fois que j’ai eu sa queue dans la bouche et dans le cul. Parce qu’il n’aurait pas pris le risque de me dépuceler, ni de me mettre enceinte, il était plus futé que ça. Tu vois ? Tu n’avais jamais vu ce que c’était du sperme, moi j’en connais le goût depuis l’âge de treize ans. Alors quand je te dis que c’est juste un viol, c’est parce que je sais ce que c’est, et que la vie ne s’arrête pas à ça. Personnellement, je trouve que vivre avec ton visage est bien plus difficile, parce que tout le monde voit ce qui t’es arrivé.

Nous restons toutes les trois silencieuses. Nos histoires sont à toutes les trois trop sordides, à m’en dégoûter de vivre. Si Giulia n’était pas assise devant nous, je proposerais bien à Clémence de nous préparer un cocktail de cyanure pour deux, pour partir de ce monde et tout oublier. L’Italienne que j’aime regarde ses mains avant de planter à nouveau ses yeux dans les miens.

— Je n’ai jamais raconté à personne ce qui s’était passé. Et… à toi, je le raconte parce que je t’aime. À toi parce que je te fais confiance.

Clémence opine, non pas par soumission, mais par respect. La belle brune se serre un verre avec le fond de la bouteille de rhum, avant de reprendre son récit.

— Pendant les repas de famille, il était là. Je faisais attention à ne pas me retrouver seule avec lui. Il me dégoûtait, mais je savais que je ne devais jamais rien laisser paraître. J’étais neutre avec lui, je n’aurais jamais pu être genre : Whaou ! Génial, tu es-là Tonton ! Mais je lui faisais la bise, je ressentais à chaque fois son parfum, chaque fois je revivais l’enfer en souvenir.

Pas de larmes sur son visage, juste de la haine, des yeux noirs, des dents blanches serrées. Giulia finit son verre cul sec.

— Un peu avant mes quinze ans, c’était l’été, j’ai dit à mes parents que j’allais passer la journée avec des copines. J’ai téléphoné à mon oncle et je lui ai dit qu’avec mon copain, niveau cul c’était zéro, qu’il n’y avait pas l’intensité qu’il y avait eu chez lui. Je lui ai annoncé ensuite que je voulais venir profiter de sa piscine et vivre un week-end d’anthologie. Il a tout gobé. J’ai pris le train pour l’autre bout de l’Italie et il est venu me chercher en voiture à la gare. Je l’ai laissé me tripoter un peu dans la voiture, mais j’ai bien fait comprendre que je voulais que ça se fasse chez lui, loin des regards. Évidemment, il n’y avait personne, il avait prévu qu’on soit seuls. Dès qu’on est entrés, je lui ai baissé tout de suite le pantalon pour le sucer. Deux secondes après, dès qu’il ait commencé à bander, j’ai sorti mon cutter et je l’ai ouvert sous les couilles. Il s’est vidé de son sang comme un porc. Ça m’a éclaboussé. Je l’ai écouté hurler et regardé se vider. Je n’ai manqué aucune seconde de son agonie sur son putain de carrelage. J’avais le smile ! J’ai pris une douche, je suis repartie, personne n’a jamais trouvé l’assassin. Et puis même si on retrouvait un cheveu, une empreinte digitale de moi, c’était normal, je venais en vacances ici. Je ne l’ai jamais raconté, donc qui aurait pu me balancer ? Dès que j’ai pu choisir mes études, je suis venue les faire en France. Et on a beau te dire dans tous les films que la vengeance ne répare rien, peut-être, mais moi, ça m’a super bien soulagée. C’est la meilleure chose que j’ai vécu jusqu’à ce que je te rencontre, mon joli monstre émotif.

Elle voit mes larmes et vient essuie avec la paume de la main. Clémence, le visage fermé demande :

— Comment on fait pour les miens ?

— D’abord, tu leur donnes rendez-vous, en disant que t’as aimé ça et que tu veux revivre la chose avec la même intensité. Ils vont venir ici, mais toi tu ne seras pas là. On laissera une caméra pour avoir leur visage, ensuite je les pisterai en voiture. Une fois que j’ai leur nom, ce sera un jeu d’enfant. Élodie, tu es avec nous ?

Aymerick n’arrête pas de passer devant mes yeux, goguenard. C’est lui que j’ai imaginé se vider de son sang, c’est moi qui tenais le cutter. Une part de moi me dit d’appeler la police, une autre veut venger Clémence de la même manière que j’aimerais être vengée. Connaissant la lenteur de la justice, l’ambiguïté qu’ils peuvent trouver à des échanges sur un forum SM, Clémence risque de vivre l’enfer de l’attente des procès. Je n’ai pas envie que Clémence passe à côté de ça. Je ne sors pas la pièce de ma poche pour choisir, car je suis en confiance avec Giulia.

— D’accord. Qu’est-ce que je peux faire ?

Giulia étire ses bras et déclare :

— D’abord, nous allons sceller un pacte, afin qu’aucun secret ne sorte de cette pièce. Je n’ai pas envie de finir en prison, même si j’étais mineure à l’époque des faits. Et surtout, si ce n’est pas moi qui vous retrouve, ça sera mon cousin.

— T’as pas besoin d’être menaçante, m’agacé-je. Je t’aime.

— Je serai une tombe, ajoute Clémence.

— Clémence a raconté son secret, j’ai raconté le mien, maintenant à ton tour.

— Vous connaissez toutes les deux mon histoire, éludé-je.

— Et comment t’as su que Clémence était à l’étage et que son cœur battait ? Enfin, je veux dire : comment as-tu vu ?

— Depuis mon agression, je ne sais pas l’expliquer, je peux voir à travers les murs, à travers la peau. Je peux reconnaître les gens à l’odeur à une courte distance. Je peux voir le cœur qui bas, les muscles qui se tendent, deviner quand quelqu’un ment, et même anticiper certains combattant. C’est comme ça que j’ai surpris Clémence avec Philippe.

— Pourquoi tu ne me l’as jamais dit ?

— Je ne l’ai jamais dit à personne parce que je n’avais pas envie que ça se sache, pour ne pas qu’on fasse de biopsie sur moi, et parce que c’est un avantage qui n’en est qu’un que si on ignore que je l’ai. T’aurais fini par le savoir.

— Cette réponse me va. Tu n’as pas envie que ça se sache. Donc on a chacune un secret auquel on tient. Maintenant, je propose que j’aille faire les courses, je vais nous préparer un bon dîner avec un bon vin rouge. Tu préviens Marion que nous ne rentrons pas ce soir ?

— Je lui dis quoi ?

— Je n’en sais rien. Que nous avons un plan à trois avec ta comptable.

C’est tellement crédible et en partie vrai. N’ayant pas l’esprit à inventer des mensonges, je décide d’utiliser cette excuse.

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