18. Renaissance

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Dimanche, j’ouvre les yeux, plus tard que d’ordinaire. L’envie de tout changer palpite encore à travers tout mon corps, comme un feu qu’on aurait laissé toute la nuit dans mon cœur.

Je vire les draps, puis entrouvre un peu les stores. Le soleil de l’après-midi cogne contre la vitre pour réchauffer ma peau. Je laisse les lames entrouvertes pour ne pas qu’un éventuel voisin de l’immeuble en face me mate avec des jumelles.

C’est un dimanche aux températures estivales qui comme d’autres me donne envie de me balader nue dans mon appartement, un petit plaisir individuel. La nouvelle Élodie revêtira un style qu’elle a toujours inconsciemment aimé et non plus s’habiller de manière à ressembler à toute autre nana. Alors, tout en regardant le costume plié sur la table, je conviens avec moi-même que tant que je n’aurai pas une idée lumineuse, je resterai telle Êve avant qu’elle ait bouffé cette pomme à la con.

Mes idées pataugeant dans la glue du sommeil, je décide de commencer quelques flexions d’échauffement pour attaquer une séance de sport bien cardio.

Une heure plus tard, ravivée par une douche froide de plusieurs longues minutes, il me reste la sensation que l’appartement est une fournaise et que je ne pourrai supporter un seul vêtement. Prenant mon petit-déjeuner, face à mon écran, je fais des recherches sur Double-Face. Un thé chaud entre les mains, une bonne gâche vendéenne à moi toute seule, je creuse le mythe décevant du personnage de fiction.

Au travers de son historique, il n’est pas le semblable que je m’imaginais. C’est un schizophrène complet, dominé par une seconde personnalité, et qui ne m’inspire en rien. Là où je pensais trouver l’inspiration, je n’y trouve que consternation.

Ma détermination de changer avant mes trente ans ne vacille pas. Bien au contraire, elle me dicte de créer mon propre personnage, celui qui brûle en moi et non celui que tout le monde attend.

Toute petite, je rêvais d’être une tueuse de grande envergure, et toute femme qui a la classe se doit de porter des tailleurs sur mesure. Pour mieux me départager des autres, il suffit de reprendre l’idée qui charme les gens chez Double-Face : la dualité de ses fringues.

Adolescente, je rêvais d’avoir le dos orné d’un tatouage à faire pâlir un Yakusa, il faut donc franchir le pas, oser voir grand.

Ensuite, une tueuse d’envergure, c’est comme un James Bond, c’est une séductrice endurcie. Comment séduire les femmes, même pour une nuit, si je cache ma nature ? J’ai trop kiffé embrasser Élisa pour que je continue à me tapir derrière une hétérosexualité fictive. Je me fiche de décevoir ma mère et mes frères. On verra ce qui est le pire pour eux : que je sois lesbienne ou défigurée.

Le dépassement de soi que me demande Benji, les mots judicieux du psychiatre et la fantaisie d’Élisa forment un tressage robuste. C’est la natte à laquelle j’accroche ma vie. Elle doit être désormais moins contrainte par la bienséance. Alors, je me fixe trois objectifs :

1) Renouveler toute ma garde-robe

2) Me faire tatouer

3) Faire mon coming-out

Je dessine les trois étapes sur une feuille A4 que je scotche au mur. Le premier symbole est un deux pièces avec le côté droit coloré, le second est une silhouette nue avec le côté droit colorié, le troisième est un doigt d’honneur.

J’ai beaucoup d’économies, et surtout je compte bien être indemnisée après le procès. Surfant sur les sites de tatouages à la recherche de l’idéal, je définis rapidement ce que j’aimerais voir apparaître sur ma peau, ces symboles éternels que je ne regretterai pas, ceux que j’ai toujours voulu depuis que je suis adolescente. L’objectif 2 pourrait ainsi servir l’objectif 3.

J’envoie au passage un SMS à Élisa :

« Coucou ma jolie blonde. Je te remercie pour ton cadeau d’anniversaire, c’est celui qui me donne l’envie de continuer à vivre, d’aller de l’avant. Je vais renouveler toute ma garde-robe et j’aurais besoin de conseils d’une pro pour tout transformer en vêtements à deux facettes, comme le costume que tu m’as prêté. »

Va-t-elle réagir au sobriquet affectueux ? Sa réponse se fait sans attendre :

« Coucou miss hot. Le costume est à toi. Pour les autres, je serai trop contente de t’aider, mais il faut que tu me donnes des idées. »

« Je te redirai. »

Sobriquet d’encouragement ou pensée profonde ? Je creuserai plus tard.

Le lundi, je débarque dans la commune d’à côté, pour me rendre au salon de tatouage qui m’a été conseillé par Internet. Il est tenu par deux filles, les commentaires sont excellents et le book sur le site m’a convaincue.

La boutique est assez difficile à trouver, parce qu’elle se trouve dans une rue pavillonnaire de maisons mitoyenne, et que l’enseigne est discrète.

Le masque sur le visage, vêtue du costume qu’Élisa m’a confectionné, je pousse la porte donnant dans la boutique moderne. Des photos encadrées de tatouages font le tour de la pièce et un book est disponible à l’entrée. Mais j’ai mon dossier sous le bras, j’ai imprimé ce que je voulais.

Une brune s’avance. Elle a le bras droit entièrement tatoué de roses, et l’épaule gauche est ornée des deux symboles féminins entrecroisés. Son visage est fin, son menton tout petit, ses yeux ronds cernés, et ses cheveux sont réunis en un chignon, dévoilant une petite tête de mort sous l’oreille.

— Je peux faire quelque chose pour vous ?

— Oui, j’ai un projet de tatouage. J’aimerais que vous me fassiez une proposition.

— Un tatouage sur le visage pour cacher des cicatrices ?

Je souris :

— Tout sauf sur le visage.

Elle lève des sourcils surpris, alors je réponds.

— Je travaille en tailleurs et, même si derrière le masque, mon visage est défiguré, le tatouer serait pire. J’aimerais tatouer le corps.

— Venez m’expliquer ça.

Nous nous asseyons sur des fauteuils bas en cuir devant une petite table basse. Elle joint ses phalanges, les coudes en appui sur ses genoux, puis m’écoute :

— Voilà, j’aimerais me faire tatouer intégralement le côté droit du corps, devant et derrière.

— Entièrement ?

— Oui.

— La poitrine et le fessier aussi ?

— Même la moitié du pubis.

— Vous avez déjà eu un tatouage ?

— Non. Mais la douleur, je connais, pas la peine de m’effrayer.

Aucunement intimidée, elle me dit :

— Et vous voudriez quoi ?

— Je veux que sur la jambe monte un serpent. J’aimerais quelque chose de sensuel, avec des fleurs vertes.

— C’est une idée précise ?

Sentant bien qu’elle veut me faire réfléchir, je décide de la lancer sur un thème qui lui plaira :

— Cela fait depuis mes quinze ans que je rêve de ce tatouage. Je veux sur les flancs la représentation de tout le Kama-Sutra lesbien.

Elle cache un peu sa surprise, mais son sourire léger dévoile l’intérêt suscité. Elle se penche pour voir le dossier complet que lui présente. J’ai sélectionné soixante-dix positions, dont une à trois.

— Je veux que les fleurs soient vertes. Le reste, c’est votre imaginaire.

Elle regarde les positions, sourit à certaines, peut-être évoquant un souvenir ou une nouvelle idée à tester. Elle observe les plantes tropicales dont j’ai trouvé les photos sur internet.

— D’acc. Je vais proposer quelque chose. Je peux vous faire un rought pour lundi prochain, juste un concept. Si ça vous plaît, on s’engage, je vous dessine l’intégral, on travaille sur ce qui ne vous plaît pas, ensuite on est parti pour des mois de torture.

J’opine du menton en lui souriant. Le visage un peu moins neutre qu’à notre début de conversation, elle me dit :

— Je prends votre numéro au cas où je n’ai pas eu le temps de m’en occuper.

Je lui donne, persuadée que l’idée l’inspire et qu’elle n’aura pas à m’appeler.

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