XIV

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Fin novembre 1270, environs de Jérusalem, Terre Sainte

Autant prisonniers qu'invités au sein de cette grande armée sarrasine, Baybars avait choisi ce jour-là de nous placer aux premières loges. Ce sultan mamelouk sans trône nous avait laissés à l'écart de ses manigances jusqu'ici, sans doute pour mieux peaufiner le scénario de son triomphe. Ainsi devait-il être enfin prêt lorsqu'il nous pria de venir chevaucher à ses côtés, à la tête de son immense armée qui se mit en branle dans notre sillage.

Je connaissais notre destination : Jérusalem. Et de fait, j'en avais l'estomac noué. En retrait, Louis chevauchait les yeux dans le vague, dodelinant mollement de la tête. Son esprit s'égarait chaque jour un peu plus et je voyais Baybars se délecter de la déliquescence de son ancien rival. De mon côté, je ne perdais pas de vue que nous allions livrer bataille contre le nouveau roi Philippe III le Hardi, le propre fils de Louis ! Mon impuissance face au destin était la plus atroce des tortures.

Après deux jours de marche, nous nous arrêtâmes à une brève distance de la ville sainte. Puis, suivant docilement Baybars, nous atteignîmes un point d'observation en hauteur.

Sans surprise, la cité était tombée aux mains des croisés.

Des drapeaux bleu, blanc, rouge flottaient sur les remparts de Jérusalem.

Louis et moi étions abasourdis devant cette scène, rivalisant d'incompréhension à propos de la signification de ces bannières tricolores. Notre regard, d'où transparaissait toute notre sottise quant à des événements qui de toute évidence nous dépassaient, n'échappa pas à la vigilance aiguisée de Baybars qui pour seule réaction se contenta de pouffer lentement en triturant sa longue barbe brune entre ses doigts fins.

Le seigneur de guerre mamelouk déployait comme à son habitude toute son ingéniosité pour trouver la meilleure façon d'humilier Louis.

Son rival déchu.

Détenu dans une prison dorée, traité comme un invité de marque, mais continuellement remis à sa place. Celle d'un roi du passé. D'un fauve édenté, désormais tout juste bon à faire rire les enfants.

Baybars, lui, savait. De sa voix douce et sagace, il nous expliqua qu'il s'agissait là du drapeau du royaume de France, tel qu'il flottera aux enfers après le Jugement Dernier. Nous nous retournâmes vers lui à l'unisson, mus par la colère mais également inquiets devant cette explication exposée calmement comme s'il s'agissait là d'une vérité simple et absolue.

Baybars nous sourit paisiblement puis, lâchant un subtil clin d’œil dans notre direction, il s'écarta d'un pas. D'une voix haute et intelligible il nous présenta le malak, l'ambassadeur d'Allah.

Et l'être qui apparut en cet instant effroyable me glaça le sang jusqu'aux os.

Avec des habits étrangement taillés, dans la même veine que ceux du serviteur de Satan qui répandait son influence délétère dans Jérusalem en ce moment même, transformant Philippe, le fils de Louis en une marionnette servile sans que nous ne puissions rien y changer. Les mêmes donc, sauf que ces vêtements-ci étaient blancs et la chemise noire. L'inverse de son homologue chrétien, ultime tromperie des cieux, le summum d'un scénario manichéen qui en fin de compte ne l'était pas.

Il avait le crâne chauve, la peau hâlée et ses yeux étaient cachés par deux fameux verres noirs reliés à ses oreilles par des tiges métalliques. Il était l'ange des sarrasins. Un autre envoyé du malin, venu détourner les armées mamelouks pour servir son propre intérêt.

Derrière moi, brisé par cette vision de trop, Louis hurla. Il chut à genoux et se roula dans le sable comme un fou, l'esprit détruit par la vérité.

Je le regardais avec une peine non-feinte. Lui savait vraiment. Pas comme Baybars. Le mamelouk se montrait arrogant, croyant apporter la connaissance dans son escarcelle, mais c'était lui le vrai fou dans cette scène. Il était celui qui s'était fait tromper à son tour, celui qui s'était fait pervertir l'esprit par cet individu venu d'ailleurs. Louis et moi savions ce qui attendait Baybars, car bientôt lui aussi nous rejoindrait dans les rangs des damnés et des âmes en peine.

Il nous suffirait d'être patients.

Désormais au centre de l'attention, le démon se plaça sur le sommet de la grande dune où nous nous tenions et se parant d'un sourire qui révélèrent des dents d'un blanc surnaturel, il désigna d'un geste fier l'armée mamelouk en contrebas.

Ce qu'il nous dévoila dépassait l'imagination. La vision apocalyptique de la scène se traduisait dans l'écoute insoutenable des gémissement apeurés de Louis.

Les rangs mamelouks s'écartaient avec discipline pour révéler une monstruosité d'acier. Une horreur absolue, colosse démoniaque au métal verdâtre, qui rampait sur le sable avant de tourner brusquement son gros corps bouffi dans notre direction et de se mettre à escalader la dune avec une facilité déconcertante.

Un sarrasin sortait son buste depuis une écoutille située sur le dos de la bête métallique. Il hurlait sa joie, cherchant du regard ceux qui seraient assez fous pour l'envier. Combien d'entre eux cette machinerie infernale avait eu besoin d'engloutir pour pouvoir avancer à une telle vitesse ?

Cette chose n'avait pas de pattes mais se déplaçait à l'aide de « chenilles » selon les mots qui sortaient de la propre bouche du faux ange. Je ne comprenais pas très bien ce que tout cela voulait dire mais ce qui m'inquiétait, c'était surtout ce long tube d'acier qui dépassait largement à l'avant de la bête. Je savais désormais qu'il fallait se méfier de tous ces tubes maléfiques et de leur capacité à vomir la mort à un rythme effréné.

Le monstre s'immobilisa à quelques encablures de nous. Son tube pivota en direction de la ville de Jérusalem dans un grincement sinistre.

Sans prévenir, Louis se jeta misérablement sur les chausses de Baybars, le visage parsemé de grains de sable, il le supplia de tout arrêter. De conclure la paix tant qu'il était encore temps.

L'ange sarrasin s'interposa alors et se mit à rire à gorge déployée. Un ricanement terriblement sadique.

« Navré petit roi, mais d'où je viens ce conflit a dégénéré. Tout est bon pour mettre à bas l'autre camp... Et ce, même s'il nous faut pour cela traverser le temps et l'espace pour y parvenir ! », furent les mots complètement insensés qu'il prononça.

Puis d'un coup le tube métallique se mit à cracher.

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