Le temps, on l'a toujours, jusqu'au moment où on l'a plus.

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Je suis barmaid parce que mon premier amour l’était. Elle avait vingt-trois ans, de longs cheveux multicolores et un cœur tatoué sur le sein gauche. Je venais d’entrer au lycée quand je l’ai rencontrée. C’était un jeudi. Je sortais de la piscine, aussi crevée qu’on peut l’être après avoir crawlé cinq kilomètres. Dix minutes avant son shift, elle était assise sur le capot de sa voiture, juste en face du bar où elle bossait à mi-temps. Je l’ai regardée brûler une cigarette d’un seul trait et faire des cercles avec la fumée. Tout de suite, j’ai pensé à la chenille d’Alice au Pays des Merveilles, version érotique.

— C’est joli, j’ai dit. Tu m’apprends ?

Je sais pas ce qui l’a poussée à dire oui. Elle a sorti un paquet de la poche de son jean et un briquet de son soutien-gorge, puis c’est à mon visage qu’elle a mis feu. Poser mes lèvres sur le filtre après les siennes, ç’avait été comme l’embrasser.

Il y a eu un après ; indécent, immoral, illégal. Notre histoire s’est finie dans les larmes. Les miennes.

— À quoi tu penses ? demande Reiner.

— À rien.

Lui parler d’elle, ce serait insulter ses sentiments. Mais il a des yeux surnaturels. Je suis toute nue, jusqu’aux os, chaque fois qu’il me regarde. Il sait que je mens, alors je change de sujet.

— Lily dort, tu crois ?

Il opine.

— Elle était fatiguée.

J’ai l’impression qu’il est fatigué aussi. En même temps, c’est lui qui a démonté la table de billard et sorti le convertible de la cave pour que ma salle de jeux redevienne une chambre d’ami. Puis il a fait le diner, ça compte.

— Je vais sortir Jupiter, annoncé-je.

Jupiter, c’est mon chien. Un beauceron. Il fait peur aux voisins, un peu comme moi, mais il est gentil, un peu comme Reiner. Reiner qui me regarde, regarde sa montre, puis me regarde encore, sceptique.

— J’ai le temps, assuré-je.

Il ne me contredit pas parce qu’il sait qu’il a raison et qu’il attend que je m’en rende compte. Mais je suis obstinée. Fatalement, j’en fais qu’à ma tête. Fatalement, j’arrive en retard.

Je suis barmaid parce que mon premier amour l’était, mais j’ai rien d’une chenille sexy qui capture des gamines dans des cercles de fumées. À trente-deux ans, j’ai jamais dix minutes à perdre devant le bar où je travaille. J’ai jamais le temps de rien, même quand je crois le contraire. Et c’est pas simple. Même si parfois, une seconde est longue comme toute une vie.

Le bar est encore vide quand mon téléphone sonne. En fait, c’est pas mon téléphone, c’est celui de Lily.


Appel entrant.

Gabriel ♡


Je décroche, c’est trop tentant.

— Allô ? m’interpelle Gabriel ♡. Tu m’entends ?

Il a la voix très grave. À quel âge ça mue, déjà, les garçons ?

— C’est quoi la musique derrière-toi ? Tu fais la fête sans moi, beauté ?

Je lève les yeux au ciel. Quitte à manquer à ce point d’originalité, il ferait aussi bien de l’appeler par son prénom.

— Allô ?

Cinq secondes planent.

Gabriel ♡ raccroche.

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