Parfois, pour être le meilleur, il suffit d'être le seul.

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Sans prévenir, il défait l’entrelacement de nos jambes.

— Quelqu’un a sonné, non ?

J’ai pas l’impression, encore moins envie que ce soit vrai.

— T’es sûr de toi ?

Il se rhabille. Faut croire qu’il l’est.

— T’as pas intérêt à te tromper, râlé-je.

Reiner parle en chuchotant. Toujours. Le reste du temps, il s’exprime par gestes. Alors il m’embrasse le front, puis il souffle.

— Je sais.

Comme ça, il a toujours le dernier mot.

Je le suis après avoir enfilé son peignoir : un vieux machin de soie très kitsch, avec des roses dessus. Reiner l’aime bien, je sais pas pourquoi. Moi, je l’aime bien parce qu’il a l’odeur de Reiner.

— Salut !

Et le mot m’explose aux oreilles dès que j’ouvre la porte. Cette voix criarde, c’est celle de David — David qui est mon frère, alors je sens venir les problèmes. Elle sort d’un smartphone pailleté à breloques mauves qu’une gamine brandit sous ma clope. Je fume beaucoup, c’est compulsif, alors je saurais pas dire à quel moment je l’ai allumée.

— Comment ça va, frangine ?

David étudie des bactéries sur un iceberg à l’autre bout du monde, alors j’imagine que quoi qu’il arrive, je vais mieux que lui, mais c’est pas la question.

— Tu m’expliques ce qui se passe ?

— Euh… Ouais. Tu te rappelles de Lily ?

La gamine fait coucou.

— Ta fille, la reconnais-je.

— Bingo. Elle vient d’avoir quatorze ans.

— David. J’m’en tape. Tu veux quoi ?

Je crois qu’il soupire, mais j’entends surtout de la grisaille. Ça capte mal au Pôle Nord.

— Tu veux bien laisser entrer Lily une minute, le temps qu’on discute ?

Elle tend un peu plus le bras et agite son téléphone. Sous l’ombre de sa visière, ma nièce a de grands yeux bleus et je m’y perds. Comme je ne bouge pas, Reiner m’agace du coude. Comme je ne bouge toujours pas, Reiner fait entrer Lily.

— Entre, Lily.

Parfois Reiner se comporte comme s’il habitait chez moi, peut-être parce que je me comporte comme si j’habitais chez lui, quand on est chez lui. Mais c’est lui qui cuisine ce soir, alors je le laisse faire, même si ça m’énerve.

Parfois je me dis qu’on devrait rompre, puis je me rappelle qu’on n’est même pas en couple. Et encore une fois, je me perds. Et encore une fois, ma nièce agite son téléphone. Je l’en débarrasse pour un aparté avec David.

Il m’explique que Lily a fugué de chez sa mère à elle, vers chez notre père à nous. Il habite deux rues plus loin. D’habitude. Mais depuis trois mois, Bellamy est en croisière sur le pacifique, alors David veut que je garde Lily à sa place.

— Tu te fous de ma gueule ? T’as parlé à ton ex, au moins ?

— La… situation est vraiment compliquée. Renvoyer Lily chez Emma tout de suite ne ferait qu’envenimer les choses.

— Je t’avais dit de pas épouser cette grognasse.

— T’as jamais aimé aucune de mes petites amies.

C’est vrai. Mais certaines de ses petites amies m’ont déjà beaucoup aimée.

— Écoute, reprend David, j’ai besoin de savoir Lily avec quelqu’un de confiance et je ne vois que toi.

— Moi ? Ici, y a une arme à feu, des substances illicites et des gens sexuellement actifs. Parfois plus de deux à la fois.

— Et après ? Ferme tes portes à clefs et le tour est joué ! Je t’en supplie, garde-la au moins quelques jours, elle ne t’embêtera pas. Tu peux bien rendre ce service à ton meilleur frère ?

J’explique. David me fait du chantage émotionnel depuis plus de vingt ans en me rejetant à la figure une erreur de gosse. À sept ans, je l’ai poussé du haut de la cabane dans l’arbre et il s’est pété la jambe. Dans sa grande mansuétude, il ne m’a pas dénoncée mais j’ai eu des remords et je crois que j’en ai encore. L’un dans l’autre, je lui avais écrit une carte de vœu pendant qu’il était à l’hôpital :

Guéris vite. Je t’aime comme un super héros. T’es mon meilleur frère.

Le truc, c’est que j’ai pas d’autres frères.

Je raccroche et j’imagine que ça veut dire que j’accepte, pour Lily. Pendant ce temps, Reiner lui a servi de la glace à la mangue. Ma glace à la mangue.

Comme un innocent, il m’interroge du regard.

— Lily reste, lui annoncé-je.

Elle se fend d’un sourire forcé.

— Cool. Merci tata. J’peux ravoir mon portable ?

— T’as fugué de chez toi, poussin. Tu crois que tu peux le ravoir ?

Son visage se décompose. Je sais que c’est mal, mais ça me fait sourire. Je sens que ma meilleure nièce m’adore déjà.

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